*{ (Rapport commission MacDonald 1983) } Le Canada: État, société et économie. Introduction. La Commission royale sur l'union économique et les perspectives de développement du Canada a été créée le 5 novembre 1982. Devant l'étendue quasi illimitée du mandat qui nous était confié, nous, commissaires nommés, nous sommes sentis partagés entre, d'une part un grand enthousiasme à l'idée que bien peu d'aspects échapperaient à la portée de notre enquête et, d'autre part un certain sentiment d'inquiétude ou d'insécurité face à l'ampleur de la tâche qui nous attendait. Nous disposions, en effet, de peu de temps pour effectuer un tel travail. Il nous fallait donc limiter notre champ d'activité, trouver des critères d'organisation, découvrir des principes directeurs au fur et à mesure que nous examinions les multiples facettes de notre existence collective nationale, regrouper les théories de différentes sciences sociales et juridiques, et les intégrer aux diverses déclarations et affirmations des Canadiens au cours de nos séances publiques, et enfin, agencer nos efforts. Assez paradoxalement, à la lumière de ce qui vient d'être dit, nous nous sommes lancés initialement dans plusieurs directions à la fois au moyen de deux séries d'audiences, d'un programme de recherche vaste et ambitieux, et de longues discussions. Nous nous sommes engagés dans des voies d'exploration séparées. Nous nous sommes retrouvés ensuite pour nous disperser encore, en un cycle se répétant fréquemment. De telle sorte que chacun d'entre nous devait sans doute nourrir en son for intérieur l'espoir secret que sa tâche s'apparentait à celle du sculpteur qui sait que le marbre cache la statue idéale qu'il porte en lui, à moins que ce ne soit celle du scientifique à la recherche des lois qui régissent l'univers et qui attendent qu'on les découvre pour conférer à leur existence la dignité d'une théorie fondamentale. Nos efforts n'ont pu venir à bout de la réalité. Nous n'avons pas découvert un message unique et non équivoque, simple et s'imposant de lui-même. Les modèles que nous avons trouvés, et auxquels nous avons dû réagir, sont d'une complexité décourageante. Les Canadiens poursuivent des objectifs multiples, tant sur le plan national que sur la scène internationale. Nous avons donc dû formuler une foule de réponses aux nombreuses questions relevant de notre mandat. Nous espérons que notre analyse éclaircira les débats sur les divers sujets qui font partie de notre mandat et qui recouvrent pratiquement la totalité des préoccupations actuelles des gouvernements au Canada. Bien que, par exemple, nous ayons considéré que des thèmes comme la course aux armements et la prévention d'une guerre mondiale n'étaient pas de notre ressort, nous avons quand même traité de certains aspects de la politique étrangère, de l'aide aux pays moins développés, de problèmes écologiques mondiaux et tout particulièrement de notre rôle dans l'économie internationale, question qui était au coeur de notre mandat. Si notre contribution présente quelque qualité particulière, elle tient à la portée de notre Rapport qui nous a conduits à la recherche d'interdépendances souvent négligées dans le fonctionnement quotidien du gouvernement, lequel s'écarte inévitablement d'une perspective d'ensemble. Les décisions des gouvernements sont généralement assujetties aux pressions du moment, et celles-ci ne facilitent pas l'adoption d'une perspective ouverte sur l'avenir. En tant que membres d'une Commission royale, nous avons tenté de dégager une vision d'ensemble, mais aussi une vision orientée vers l'avenir. Nous avons tenu compte des générations futures dans nos prévisions sur les politiques gouvernementales. De plus, nous n'avons pas hésité à nous éloigner d'une conception trop étroite des intérêts canadiens, laquelle trahirait un esprit de clocher et irait à l'encontre de nos obligations envers le reste de l'humanité qui partage cette planète avec nous. Nous sommes persuadés qu'en remplissant notre mandat, nous avons beaucoup fait progresser la compréhension que nous pouvions avoir de l'avenir de notre pays. Par ailleurs, nous avons eu la preuve à plusieurs reprises que les Canadiens constituaient un peuple démocratique sans cesse porté à se perfectionner. Ce Rapport représente donc notre contribution à la continuité de ce dialogue. Avec l'aide des nombreux Canadiens qui ont participé à nos audiences, nous avons tenté de soulever de grandes questions, de dégager des préoccupations fondamentales et de suggérer des voies d'approche, tout en faisant des recommandations qui, ainsi que nous le souhaitons, contribueront au mieux-être des Canadiens. Le peuple canadien. Nous n'avons pas abordé notre tâche avec une froide indifférence; notre analyse a pour objet de servir un peuple qui, à juste titre, fonde sa fierté sur le fait qu'il est parvenu à s'organiser en société civilisée et démocratique, humaine et prospère, dans un monde imparfait. Nous nous sommes vite rendu compte que les citoyens du Canada, comme ceux d'autres pays, ont des préoccupations qui font fi des frontières. Que ces préoccupations portent sur l'écologie, l'économie ou la paix dans le monde, elles ne peuvent être traitées de façon réaliste que dans le cadre du système international d'États souverains et interdépendants, et du réseau de normes et d'institutions que ces États ont créé. Bien qu'il soit possible de déceler à l'état embryonnaire un certain sens de solidarité humaine découlant de notre coexistence sur cette fragile planète, on ne peut ignorer le fait que nous vivons dans un monde balkanisé et qu'il n'existe pas d'autorité suprême pour l'ensemble de l'humanité comme telle. Les Canadiens doivent donc oeuvrer dans le cadre du système des États-nations qui divise politiquement l'humanité, afin de concilier les innombrables interdépendances transcendant les frontières, et faisant en sorte que tous les citoyens se trouvent rassemblés dans une même communauté de destin. L'intérêt national des États individuels, qui accorde une primauté quasi automatique aux besoins des populations locales, doit être tempéré par un sens du devoir envers le monde extérieur et envers notre avenir collectif. A mesure que nous poussions notre examen au-delà de nos frontières, il a bien fallu nous rendre compte qu'en regard des autres, les Canadiens ne sont pas les derniers venus sur la scène internationale. En effet, nous faisons partie de ce petit groupe de pays contemporains où se poursuit une évolution constitutionnelle ininterrompue depuis plus d'un siècle. Il s'agit là d'une réalisation qui témoigne aussi bien de notre aptitude à diriger nos affaires internes, que de la bonne fortune de notre géographie. Quoi qu'il en soit, cette idée que nous nous faisons d'un pays jeune et nouveau n'est pas conforme à la réalité. Dans l'univers des comparaisons réelles, nous sommes de ceux qui ont survécu dans la réussite. Nous avons subi avec succès l'épreuve du temps et nous sommes un peuple fermement engagé dans son deuxième siècle d'existence nationale. Un examen des 150 États et plus qui font partie des Nations Unies devrait nous convaincre que rien n'est plus faux que le vieux cliché selon lequel le Canada est un pays difficile à gouverner. Gouverner est une tâche difficile partout dans le monde, et nous vivons à notre façon cette épreuve universelle. Nous devrions arrêter de faire croire aux gouvernants et gouvernés des autres pays que la tâche de gouverner est particulièrement ardue chez nous, car il n'en est rien. La géographie et l'histoire nous ont dotés d'une économie moderne, d'une main-d'oeuvre spécialisée et d'institutions politiques démocratiques. Nous sommes un peuple tolérant, apte aux compromis et nous avons hérité d'une société relativement paisible. Il est donc grand temps d'accepter sans réserve le fait que nous sommes un peuple mûr et fortuné, et que nous avons réussi à faire ensemble de belles et grandes choses. Notre cheminement de colonie à nation, entrepris en 1867, est achevé. La Loi constitutionnelle de 1982, qui a couronné cette évolution progressive, parsemée d'événements décisifs comme la déclaration Balfour de 1926, ne fait que symboliser, avec un certain retard, une maturité que nous avions depuis longtemps atteinte, sans lui avoir toutefois donné une reconnaissance officielle. Elle nous fournit un mécanisme interne et complet pour modifier notre Constitution et met un terme à l'anachronisme qui nous obligeait à solliciter du Parlement britannique des changements relatifs au partage des pouvoirs et à d'autres questions. Notre autonomie maintenant est totale. Pour les Canadiens, l'importance du Royaume-Uni a diminué tant en termes pratiques que psychologiques. Aujourd'hui, on ne trouve plus sur les mappemondes ces taches rouges et rassurantes d'il y a un demi-siècle qui donnaient à nos concitoyens d'origine britannique une certaine fierté et un sentiment de succès. Le Commonwealth contemporain nous offre toujours une précieuse fenêtre sur le monde, et nombreux sont les Canadiens qui éprouvent encore une affinité et des sentiments particulièrement chaleureux à l'égard du Royaume-Uni. Nous conservons les formes monarchiques, ainsi que nos liens avec la Couronne, et nous nous gouvernons grâce à des institutions parlementaires issues de notre héritage britannique. Celles-ci nous appartiennent toutefois en propre, en tant que nation indépendante. La France est également un pays pas comme les autres. Elle revêt pour les francophones une signification politique et sentimentale particulière qui se traduit par une forte représentation des gouvernements du Québec et du Canada en France. Nos liens historiques avec la civilisation française contribuent actuellement à nous rapprocher étroitement de la francophonie en Afrique et ailleurs. Ces rapports privilégiés avec la France et la Grande-Bretagne ont une signification particulière pour de nombreux Canadiens. Ils sont le reflet de l'histoire de notre pays dont l'origine remonte à la colonisation française et anglaise de l'Amérique du Nord il y a des siècles. Ils témoignent également de la prééminence et des avantages soutenus qui découlent de notre dualité linguistique, et de l'enrichissement culturel que celle-ci apporte. Les liens étroits que nous entretenons aujourd'hui avec la France et le Royaume-Uni ne sont pourtant pas de ceux qui existent entre élèves et maîtres ou entre enfants et parents. Il s'agit plutôt de relations entre égaux. En outre, le Canada anglophone est devenu multiculturel; son identité tient maintenant à la langue plutôt qu'à un passé britannique commun. Les centres métropolitains du Canada anglophone accueillent une population aux caractéristiques culturelles variées et aux origines diverses. Le Canada français, lui aussi, est devenu multiculturel. Par suite des récentes politiques linguistiques du gouvernement québécois, on ne peut plus automatiquement assimiler les francophones aux descendants des quelque 65 000 habitants qui sont demeurés au pays après la disparition de l'Empire français d'Amérique du Nord, il y a plus de deux siècles. En un peu plus de deux décennies, la définition du Québécois francophone s'est élargie en intégrant des représentants de cultures diverses, dont des immigrants d'Haïti et des réfugiés du Viêt-nam. On tend donc de plus en plus à définir les Québécois francophones en fonction de la langue plutôt que par référence à une histoire commune. Au Québec et dans les neuf autres provinces, chaque majorité linguistique partage l'espace provincial avec une minorité ayant l'autre langue officielle comme langue maternelle. Les relations entre les majorités et les minorités linguistiques dans chaque province sont maintenant influencées par les droits linguistiques inscrits dans la Charte canadienne des droits et des libertés. Cependant, les nobles objectifs qui ont inspiré la Charte sont encore loin d'être réalisés. Comme l'indique le Rapport de 1984 du Commissaire aux langues officielles, « une polarisation progressive pourrait bien aboutir, à plus ou moins long terme, à l'extinction de la plupart des minorités francophones hors du Québec et, indirectement, à une réduction draconienne des libertés dont jouit l'anglais dans la province» . Le Commissaire parle d'un « sentiment de gêne devant le nombre de provinces anglophones qui n'assurent toujours pas "d'écoles à la minorité linguistique" et ne manifestent guère l'intention de le faire'. Il est donc certain que, en dépit des progrès accomplis depuis la Loi sur les langues officielles de 1969, il reste beaucoup à faire si nous voulons être fidèles à nos idéaux. Nous formons également une société multiraciale, en partie à cause de l'assouplissement de nos critères d'immigration au cours des années 1960. Il s'agit d'un changement qui ne fait que refléter l'évolution multiraciale du système international que l'on observe depuis le déclin des empires européens et l'émergence simultanée des Nations Unies comme tribune pour la promotion de l'égalité raciale. Notre population est maintenant beaucoup plus un microcosme de la diversité ethnique et raciale du monde qu'elle ne l'était il y a un demi-siècle. Notre politique relativement généreuse à l'endroit des réfugiés a contribué de façon sensible à donner à notre population un caractère cosmopolite. Tout cela nous a rendu bien différents de nos grands-parents. Il nous faut maintenant façonner une identité canadienne commune non seulement à partir des deux peuples fondateurs, mais aussi en fonction de la plus grande diversité ethnique, raciale et culturelle de notre population. Nous devons entreprendre de construire un pays dans un contexte d'éveil de l'ethnicité qui a surpris aussi bien les chercheurs en sciences sociales que les gouvernements. Cette conscience ethnique se manifeste notamment par la confiance en soi et par l'affirmation contemporaine des peuples autochtones du Canada, qui sont sortis de leur obscurité politique d'autrefois et qui, grâce aux diverses organisations politiques, se sont davantage affirmés. Les Indiens non inscrits et les Métis participent à cet éveil de la fierté et de l'identité ethniques. Comme les frontières et les appartenances de ces deux groupes sont fluides et résultent partiellement d'un choix, leurs effectifs augmentent à mesure que s'étend la prise de conscience ethnique et que deviennent plus vraisemblables leur reconnaissance ainsi que l'octroi d'un traitement particulier de la part du gouvernement. Plusieurs des Premières Nations indiennes, pour utiliser la terminologie d'un rapport récent de la Chambre des communes, évolueront vers diverses formes de gouvernement autonome. Cette modification politiquement et symboliquement décisive de la classe ethnique au sein du Canada pourrait également être renforcée au cours des prochaines années par la création d'une nouvelle entité appelée Nunavut, dans le cas d'une éventuelle division des Territoires du Nord-Ouest. La nouvelle administration politique à majorité inuit s'exercerait sur une population totale de quelque 15 000 personnes, et sur près d'un quart du territoire canadien. Les clauses ethniques et linguistiques de la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi que de la Loi constitutionnelle de 1982, attestent non seulement la diversité ethnique croissante du peuple canadien, mais aussi notre reconnaissance plus explicite et notre appréciation favorable de cette diversité. La dualité linguistique du Canada, fait quant à elle l'objet d'une attention particulière. Les articles 16 à 23 de la Charte fournissent des garanties à nos deux langues officielles, y compris le droit à l'instruction dans la langue de la minorité. L'article 27 enjoint aux tribunaux d'interpréter la Charte « d'une manière qui favorise la préservation et l'enrichissement de l'héritage multiculturel des Canadiens. L'article 25 protège» les droits ancestraux, acquis par traité ou autrement, ainsi que les libertés des peuples autochtones du Canada». L'article 35 de la Loi constitutionnelle reconnaît et réaffirme « l'existence des droits ancestraux et acquis par traité des peuples autochtones du Canada» , et elle définit ces derniers comme comprenant « les peuples indien, inuit et métis du Canada», accordant ainsi aux Métis l'existence constitutionnelle qui leur faisait défaut auparavant. Au paragraphe 15-(1) de la Charte, il est prévu que l'égalité des droits s'appliquera « sans discrimination à cause de la race, de l'origine nationale ou ethnique (et) de la couleur», ni en fonction d'autres caractéristiques, alors que le paragraphe 15-(2) autorise l'existence de programmes d'action positive en vue de l'amélioration des conditions des personnes défavorisées ou des groupes appartenant aux catégories précédentes. Cet aperçu extrêmement sommaire de l'interaction de notre diversité ethnique croissante avec certains aspects particuliers de notre évolution politique et constitutionnelle n'a pas pour objet de nous détourner des questions fondamentales que soulèvent la gestion économique et la division des tâches entre État et marché. Il nous faut cependant tout d'abord clairement comprendre ce que nous sommes devenus et ce que nous pourrions devenir en partageant, comme nous le faisons actuellement, un même pays. Depuis la Confédération, les Canadiens n'ont jamais possédé - et ne posséderont jamais - de frontières qui coïncident parfaitement avec les limites géographiques d'une seule et même collectivité ethnique unilingue. Au Canada, comme dans la plupart des pays du monde, l'idéal du président Woodrow Wilson, selon lequel chaque nationalité dotée de caractères ethniques historiquement définis doit posséder son propre gouvernement, ne s'applique pas. Notre appartenance collective à un même peuple doit être nourrie et soutenue par une citoyenneté canadienne commune rassemblant les nombreux traits distinctifs hérités de nos passés différents et de nos origines ethniques multiples. En plus de conserver la diversité de nos collectivités nationales et provinciales, nous devons constamment cultiver une cohésion morale et une solidarité sociale qui nous englobent tous. Nous disposons, pour accomplir cette tâche, d'une identité collective qui s'est façonnée au contact de l'histoire, des entreprises communes et de nos réalisations. Nous participons à une entreprise permanente à laquelle nous apportons notre propre contribution en fonction de nécessités toujours variables, telles que notre tissu ethnique et racial plus complexe; c'est ce qui distingue notre tâche de celle des anciens Canadiens, qui étaient citoyens d'un pays beaucoup plus jeune. La fa$on dont nous interprétons notre propre identité influence inévitablement les décisions fondamentales qui concernent notre avenir. Cette obligation gouvernementale de gestion sociale est tout aussi difficile et importante que la gestion économique. Penser autrement équivaudrait à ignorer aussi bien ce qui s'est passé chez nous au cours du dernier quart de siècle que les nombreux changements survenus ailleurs dans le monde. De nombreux événements récents, de même que les controverses qu'ils ont engendrées, témoignent de la vigueur des émotions que suscitent les questions de langue, de race et de culture. Il nous suffira de rappeler les politiques linguistiques au Québec et dans le reste du Canada; la controverse au sujet du bilinguisme dans le contrôle aérien; la menace pour l'unité nationale que constituait le nationalisme indépendantiste au Québec; la politique relative au multiculturalisme; les comités de la Chambre des communes traitant des minorités identifiables et d'autogouvernement pour les autochtones; la recherche effectuée par l'Alliance urbaine sur les relations entre les races ainsi que par le Social Planning Council du Toronto métropolitain, qui révèle l'ampleur de la discrimination dont souffrent les minorités raciales dans le monde du travail. Ces questions ne peuvent faire abstraction de nos passions et de nos identités; ce qui est en jeu, c'est notre aptitude à agir avec justice les uns envers les autres. Le gouvernement continuera à encourager cette sensibilisation aux autres, car, ce qui est en cause n'est rien de moins que notre identité en tant que peuple. Chaque fois que le rôle de l'État s'accroît, la nécessité et la difficulté de trouver une solution acceptable se font sentir. L'État réservé et distant peut en effet survivre en répondant le moins possible à la question de l'identité d'un peuple à peine touché par ses politiques, tandis que l'État aux pouvoirs étendus de l'ère contemporaine ne le pourrait pas. Celui-ci a donc besoin de notre consentement et de notre appui pour asseoir efficacement son autorité. L'État qui confie normalement des responsabilités élevées à ses citoyens doit pouvoir compter sur un sentiment d'appartenance puissant pour que ses politiques réussissent. Dans la perspective du citoyen, le fait d'être concrètement exclu de la communauté politique est d'une gravité qui se mesure au rôle que joue l'État dans la répartition des avantages et des inconvénients de notre existence commune. Ce n'est pas un hasard si, à mesure que s'est accru le pouvoir de l'État au cours des dernières décennies, de sérieuses pressions se sont exercées à l'endroit de nos sentiments d'appartenance nationale et provinciale, et que la Charte des droits et des libertés a fait son entrée en scène au moment opportun. En même temps qu'elle nous protège de l'État, la Charte nous lie à lui en valorisant notre citoyenneté. Comme bien d'autres sociétés démocratiques et capitalistes, le Canada a été récemment le témoin d'une véritable explosion du nombre de groupes conscients de leurs spécifités et de mouvements sociaux transcendant l'ethnie, la langue et la race, tels que: le mouvement des femmes en faveur de l'égalité des sexes; le mouvement écologiste qui attire notre attention sur la fragilité de l'écosystème de la planète; les groupes dont les styles de vie remettent en question les définitions traditionnelles de la famille et des relations entre les sexes; et les invalides, qui refusent désormais que la privation sociale et économique vienne s'ajouter à l'injustice du destin qui les a affligés d'infirmités physiques ou mentales. Ces exigences, ainsi que celles d'autres mouvements et groupes sociaux, coexistent et s'ajoutent aux clivages plus traditionnels entre les classes sociales et les régions. Qu'il s'agisse de la langue, de la race et de l'ethnie, ces clivages sont devenus relativement plus importants au point de vue politique. L'image que nous avons de nous-mêmes en tant que nation et qui évolue avec le temps, est liée à d'anciennes définitions et comporte des caractéristiques historiques. Elle se modifie, cependant, en réaction aux multiples facteurs internes et internationaux - linguistiques, ethniques, raciaux, économiques, religieux, sexuels et autres - qui interviennent dans notre façon de nous définir nous-mêmes. L'État est l'élément-clé qui canalise cette évolution en vue de maintenir la cohérence nécessaire à son fonctionnement et à la stabilité sociale. L'État agit comme arbitre sur la scène sociale où divers groupes luttent constamment pour promouvoir leurs intérêts. Ces groupes cherchent à utiliser l'État pour faire avancer leur cause. L'État, quant à lui, réagit selon certains paramètres établis en vue de renforcer la cohésion sociale, et selon des critères de citoyenneté qui évoluent. Au cours du dernier quart de siècle, les gouvernements du Canada et du Québec, en particulier, ont porté une attention soutenue à la modification de la vision collective de leurs citoyens respectifs. Les autres gouvernements provinciaux ont fait de même, bien qu'ils n'y aient pas toujours mis autant d'ardeur. On a eu recours à cet égard à divers moyens: les drapeaux, les politiques linguistiques, les chartes de droits, les déclarations publiques, les commissions royales, les comités législatifs, le référendum, et la modification des critères de désignation à des fonctions de grand prestige, telles que celles de gouverneur général, de lieutenant-gouverneur et de juge de la Cour suprême. Dans les sociétés où priment les valeurs matérielles et utilitaires, il arrive souvent que l'on saisisse mal, et même que l'on sous-estime, la véritable signification de ces manifestations. Cependant, comme le fait remarquer un analyste: A un certain niveau, les sociétés se forment par la construction d'un ordre symbolique [qui] suppose, tout d'abord, la définition d'une identité collective qui [...] finit par s'exprimer dans un système d'idées sur ce qui nous constitue comme peuple. Cette identité est représentée par les nombreux symboles qui entourent les rituels de la vie publique, le fonctionnement des institutions, et la célébration publique d'événements, de groupes et d'individus [...] les individus s'attendent à se reconnaître eux-mêmes dans les institutions publiques. Ils s'attendent à ce qu'il y ait une certaine correspondance entre leur identité privée et les contenus symboliques défendus par les autorités publiques, inscrites dans les institutions et célébrées au cours d'événements publics. A défaut de cette correspondance, ils se sentent aliénés socialement; ils ont le sentiment que la société n'est pas leur société. Il revient aux gouvernements de fournir à l'ensemble de leurs citoyens une signification et une raison d'être. Ce rôle symbolique de l'État se traduit par le rôle social en vertu duquel les gouvernements interviennent directement afin de modifier la répartition des personnes et des groupes dans des positions sociales définies. Les politiques qu'ils conçoivent à cet égard sont coûteuses. Elles requièrent du temps et d'importantes ressources administratives et financières. En ce qui a trait aux politiques linguistiques, il a fallu débourser des centaines de millions de dollars pour promouvoir l'utilisation des langues dans les écoles, dans les bureaucraties gouvernementales et, surtout au Québec, dans l'économie. Même si ces politiques puisent souvent leur élan initial dans des réalités non économiques comme la race, l'ethnie, la langue et le sexe, elles peuvent comporter des conséquences majeures pour le fonctionnement des marchés. Elles ont pour objet de modifier, par exemple, la division du travail selon le sexe, l'utilisation des langues officielles dans la fonction publique, la composition ethnique de la main d'oeuvre et le placement professionnel des personnes souffrant d'invalidité physique et mentale. Les dispositions de la Charte relatives à l'action positive, qui viennent d'entrer en vigueur, entraîneront certainement un accroissement du rôle futur du gouvernement en vue d'améliorer les conditions des personnes et des groupes défavorisés. Les rôles social et symbolique de l'État, que nous avons examinés, ne sont pas susceptibles de faiblir dans les années qui viennent. Leur importance ne sera pas tributaire des cycles économiques, augmentant lorsque tout va bien et diminuant lorsque la conjoncture est mauvaise, car les facteurs qui les déterminent sont d'un autre ordre. L'autorité gouvernementale s'exerce aussi bien sur la société que sur l'économie, et c'est en s'exerçant sur la première qu'elle peut avoir une plus grande influence sur le fonctionnement de la seconde. Le système constitutionnel du Canada. Il y a plus d'un siècle, nos prédécesseurs ont fondé un nouveau pays; ils se sont donnés pour tâche de créer une nouvelle nationalité ayant une forme particulière de gouvernement constitutionnel. Les institutions mises en place surtout le gouvernement parlementaire et le fédéralisme, correspondaient à un mélange d'impératifs historiques et de choix délibérés. Ce que l'on constate aujourd'hui, c'est qu'elles ont donné au Canada un des systèmes de gouvernement constitutionnel les plus vivaces au monde. Dans l'ensemble, nous, Canadiens, ne nous contentons pas de régler nos affaires publiques dans le cadre d'ententes constitutionnelles, mais laissons également celles-ci nous façonner et nous définir. L'idée que nous nous faisons de nous-mêmes, en tant que collectivité politique, est le produit d'institutions qui remontent loin dans le passé. Nos accords gouvernementaux traduisent l'évolution de nos valeurs; ils nous définissent comme peuple particulier ayant un passé et un avenir. Nous ne sommes pas de simples consommateurs et producteurs partageant fortuitement un espace commun. Nous ne sommes pas des individus isolés que le hasard des circonstances regroupe temporairement en une gare, dans l'attente impatiente de trains qui nous mèneront chacun vers des destinations distinctes. Nous sommes déjà arrivés à destination. Le Canada est notre patrie et il y a plus d'un siècle que les Canadiens s'emploient à la construire. Nous avons une histoire, même si parfois nous ne nous en rendons pas compte. Cette histoire englobe aussi ceux qui sont arrivés récemment parmi nous, qui ont accru notre diversité et qui ont multiplié nos liens avec le reste du monde. L'histoire nous a légué des institutions qui, loin d'être un fardeau constituent notre patrimoine, un patrimoine que nous devons faire fructifier. Il est évident que la pérennité de nos institutions s'explique en bonne partie par l'inertie, par la difficulté de réaliser des transformations majeures, par le jeu de certains intérêts, et par notre manque d'imagination collective. Mais il y a plus. La loyauté envers nos institutions est grandement tributaire du fait que nous avons un système de gouvernement qui nous convient et dont nous connaissons les rouages. Nous nous reconnaissons dans la manière dont il fonctionne. Nous nous sommes adaptés l'un à l'autre. Il ne s'agit pas ici de prôner une allégeance aveugle, ou le culte des ancêtres, ou encore la soumission aux traditions. Nos institutions font partie d'une constitution vivante qui évolue et que nous modifions continuellement. En tout temps, les diverses dispositions relatives au gouvernement de notre société ont été, seront et devraient être remises en question, en raison des partis pris, des insensibilités et des inefficacités qui peuvent s'y glisser. Les solutions apportées étant humaines, elles demeurent imparfaites. Il n'en reste pas moins que s'est opérée pendant plus d'un siècle une profonde transformation de nos institutions gouvernementales dont on peut retracer le fil conducteur. Si Georges-Étienne Cartier et John A Macdonald revenaient parmi nous aujourd'hui, ils éprouveraient certainement une rassurante sensation de familiarité envers nos institutions, mais ressentiraient également une certaine désorientation face aux transformations survenues depuis un siècle. Les principales ententes institutionnelles relatives au fédéralisme et au gouvernement parlementaire ont été consolidées en 1867, lorsque la Province-Unie du Canada, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick se sont unis pour former le dominion du Canada. Le gouvernement parlementaire et le fédéralisme sont encore le fondement de notre vie politique. Le fédéralisme répartit les compétences entre les gouvernements provinciaux et le gouvernement central. Le système parlementaire, parfois appelé « gouvernement responsable» ,«gouvernement parlementaire » ou « gouvernement ministériel», encadre les relations qui existent entre l'exécutif et le législatif au sein du gouvernement. Tout compte fait, le mariage du gouvernement parlementaire et du fédéralisme est une réussite. Le fédéralisme, avec sa répartition des compétences entre deux ordres de gouvernement, a permis à nos gouvernants d'exercer le pouvoir politique en tenant compte des diversités sociale, économique, ethnique et linguistique. Le fédéralisme n'est ni un luxe ni une institution dépassée et dépourvue d'utilité ou de signification morale. Selon les critères fonctionnels les plus rigoureux, le fédéralisme est un atout: il réduit le fardeau qui, autrement, reposerait sur un seul gouvernement. La présence de gouvernements provinciaux assure, mieux que celle de tout gouvernement unitaire, le respect des diversités régionales. Parce qu'il favorise la formation d'une opinion majoritaire dans les provinces sur des questions de compétence provinciale, le fédéralisme comporte également des vertus démocratiques. Il est plus facile de confier aux gouvernements provinciaux la tâche de formuler des politiques convenant à la majorité de leurs citoyens que d'adopter des politiques nationales qui sont de nature à diviser les régions. Le fédéralisme contribue à la stabilité globale du régime politique en raison du fait que les citoyens ont le loisir de recourir à un gouvernement qui corresponde à leurs convictions et à leurs objectifs politiques. Dans sa propre sphère, chaque gouvernement est souverain. Chacun exerce sa compétence en vertu d'une répartition des pouvoirs qui n'a subi presque aucune modification de principe depuis 1867. Chaque gouvernement possède sa bureaucratie, ses propres partis, et sa propre pyramide de responsabilités politiques - de l'électorat, à la législature et au conseil des ministres. Chacun a constitué une série de sociétés d'État et d'organismes de réglementation qui échappent au contrôle quotidien des législatures et des ministres. Chaque gouvernement a son propre représentant de la Couronne, un lieutenant-gouverneur ou un gouverneur général. Chaque gouvernement réagit en fonction des particularismes sociaux, économiques et linguistiques des groupes qui vivent sur son territoire, et chacun nourrit des projets et forge des plans à l'intention de ses citoyens. Tous les gouvernements sont assujettis à la Constitution et à un système judiciaire. En cas de litige entre gouvernements, la Cour suprême joue le rôle d'arbitre. Le fédéralisme trouve une justification spéciale dans sa contribution aux relations harmonieuses qui existent entre les collectivités francophones et anglophones du Canada. Plus de 80 pour cent des francophones vivent au Québec, où ils peuvent élire un gouvernement provincial doté de pouvoirs législatifs étendus dans des domaines essentiels à leur langue et à leur culture. Bien que la création des provinces en 1867 ait répondu aux désirs de colonies distinctes dans les Maritimes dotées de leurs propres traditions et formes de gouvernement et aux aspirations d'une collectivité anglophone répartie sur le territoire qui constitue aujourd'hui l'Ontario, il ne fait toutefois aucun doute que les francophones du Québec ont été les plus ardents partisans et les plus grands défenseurs du fédéralisme. Cela est toujours le cas plus d'un siècle plus tard. Les Québécois francophones cherchent à assurer leur survivance et leur pérennité culturelle en tant que minorité linguistique, dans un pays à majorité anglophone partageant un continent avec la société de langue anglaise représentée par les États-Unis. Les stratégies ayant pour objet de promouvoir la survivance des Canadiens de langue française ont changé durant le dernier siècle. Au cours des dernières décennies, le gouvernement du Québec a entrepris de jouer un rôle plus actif en ce qui concerne les orientations prises par les Québécois francophones en vue de rester fidèles aux traditions historiques qui les constituent en société distincte, tout en participant en tant que peuple moderne à la vie canadienne, nord-américaine et mondiale. La Révolution tranquille des années 1960 fut suivie d'un mouvement voué à l'indépendance qui a culminé en 1976, lors de la victoire électorale du Parti québécois, ayant pour objectif la souveraineté-association. Les années 1976 à 1980, et le référendum qui eut lieu au cours de cette dernière année, sont encore dans nos mémoires; il ne faut pas les oublier. La victoire du « non » fut une victoire pour le Canada, un plaidoyer en faveur d'un fédéralisme renouvelé. Il est clair qu'à ce moment-là, une forte insatisfaction se faisait sentir à l'égard des ententes fédérales alors en vigueur. Sans doute y avait-il parmi les 40 pour cent de « oui » - destinés à donner au gouvernement du Québec un mandat pour négocier avec le reste du Canada les conditions d'un accord de souveraineté-association - de nombreuses voix accordées pour des considérations stratégiques. Mais il y avait également celles de partisans convaincus de la souveraineté-association. Il reste que la volonté qui s'est exprimée à cette occasion révélait le souhait d'un Canada à structure fédérale au sein duquel les provinces, en particulier le Québec, pourraient jouer un rôle de premier plan, et où les Canadiens francophones pourraient participer activement et proportionnellement à leur nombre au gouvernement central. Nous rappelons ces événements à tous les Canadiens non seulement parce que ceux qui oublient le passé sont condamnés tôt ou tard à faire face aux mêmes situations, mais aussi parce que la coexistence harmonieuse entre Canadiens francophones et anglophones, au sein d'une même société canadienne, requiert qu'on la cultive constamment et qu'on en tienne compte dans les institutions et au plan constitutionnel. Cette exigence doit se manifester à trois niveaux: - On doit reconnaître pleinement le rôle essentiel du gouvernement du Québec dans la promotion et l'épanouissement de sa population majoritaire francophone, laquelle compte pour plus des quatre cinquièmes des Canadiens francophones. -Le gouvernement central doit refléter notre dualité linguistique à tous les échelons de son fonctionnement et dans la composition de son administration, afin de réaliser les trois objectifs suivants: « activement offrir des services au public, augmenter la participation équitable dans la fonction publique, et offrir un choix véritable en ce qui concerne la langue de travail. » - L'ensemble du Canada, dans ses dimensions nationale et provinciale, doit accorder attention et appui aux minorités de langues officielles, soit aux francophones à l'extérieur du Québec et aux anglophones à l'intérieur du Québec. Grâce à ses dispositions linguistiques, la Charte est un instrument constitutionnel important et particulièrement bien adapté à cet égard. Quiconque a connu les deux dernières décennies conviendra que la volonté d'attribuer aux provinces un rôle déterminant au sein du fédéralisme canadien ne se limite pas au Québec, et que la responsabilité nationale de concilier les préoccupations nationales et provinciales dans les domaines de compétence fédérale incombe aux dix provinces. Ailleurs dans ce Rapport, les commissaires proposeront certaines réformes des institutions du gouvernement central en vue de les rendre plus sensibles aux aspects provinciaux de notre réalité nationale, surtout dans les provinces les moins peuplées. Les citoyens et les gouvernements provinciaux de l'Ouest et de la région atlantique ne sont pas toujours convaincus que le gouvernement national, où les deux provinces centrales ont numériquement un rôle dominant, accorde à leurs problèmes toute l'attention qu'ils méritent. Quelles que soient les réformes que nous adoptions, de telles frustrations régionales ne disparaîtront jamais complètement. Le fédéralisme nous permet de vivre ensemble, dans une fructueuse collaboration, comme peuple uni. Il n'empêche cependant pas les divergences provinciales de surgir sur la scène nationale, où nous devons les concilier et les intégrer aux objectifs que nous poursuivons en commun en tant que Canadiens. Nous pourrions faire plus, mais il serait futile de chercher à éliminer totalement les différends entre les régions. Dans ce contexte, les commissaires ont accordé une importance particulière à la recherche d'une harmonie entre francophones et anglophones et aux relations Québec-Ottawa. Peut-être avons-nous ainsi négligé les relations entres les autres gouvernements provinciaux, leurs propres collectivités et le gouvernement central. Peut-être également n'avons-nous pas suffisamment approfondi l'aspect multiculturel que fait apparaître la présence de groupes divers au sein des collectivités tant francophones qu'anglophones au Canada. Si tel est le cas, ce n'est pas parce que nous avons voulu diminuer l'importance de ces questions. Il s'agit là d'éléments aussi vitaux pour le Canada que les autres aspects du problème; nous les aborderons d'ailleurs longuement en d'autres parties de ce Rapport. Notre position, en tant que commissaires, tient tout simplement au fait que, dans notre évaluation des aspects provinciaux, linguistiques et ethniques de la réalité canadienne, nous ne présumons pas que les facteurs soient tous « démocratiquement » d'importance égale. L'hypothèse serait naïve et paralysante dans ses conséquences. Notre histoire d'avant la Confédération, l'Acte constitutionnel de 1867, les passions qui accompagnent les questions linguistiques et les tensions que les dernières décennies ont vu surgir entre Québec et Ottawa, entre francophones et anglophones sont autant d'éléments dont il faut tenir compte. Ils révèlent que la conciliation des réalités francophone et anglophone de notre pays - un défi qui ne manque pas de frapper tout étranger étudiant notre société - doit demeurer une préoccupation primordiale de l'art de gouverner au Canada. Le fédéralisme au Canada ne se limite pourtant pas à nos diversités provinciales. L'Acte constitutionnel de 1867 avait pour objet de favoriser la création d'une communauté nationale pourvue d'un gouvernement central pouvant réaliser des objectifs canadiens. Il n'a jamais été question que les Canadiens confient leur identité et leurs préoccupations provinciales aux instances politiques nationales, ce qui ne s'est d'ailleurs jamais produit. On ne s'attendait pas, non plus, à ce que les Canadiens abordent les affaires nationales et les négociations qu'elles exigent en s'emmurant dans leur individualisme provincial. On s'attendait plutôt à ce que, dans les affaires nationales, les Canadiens soient - et ils l'ont été - plus que la somme de leurs différences provinciales. En contrepartie, la dimension canadienne n'est pas étrangère à la conception que les citoyens de la Colombie-Britannique, de la Nouvelle-Écosse et du Québec se font de leurs rôles civiques provinciaux. C'est en tant que Canadiens que nous avons mis au point un système complexe de paiements de péréquation destinés à assurer aux citoyens des provinces « moins fortunées », dont les ressources fiscales sont plus restreintes, un minimum garanti de services provinciaux sans majoration excessive des impôts des provinces concernées. La Charte des droits, inscrite dans la Loi constitutionnelle de 1982, malgré ses dispositions d'exception, offre des gages additionnels de notre identité canadienne commune; elle garantit un certain nombre de droits que les tribunaux peuvent enjoindre aux gouvernements fédéral et provinciaux de protéger. Elle fixe donc des limites aux interprétations divergentes que les provinces peuvent adopter des droits des citoyens canadiens. Le processus politique du fédéralisme n'impose donc pas de frontières hermétiques entre nos identités nationale et provinciales, ni entre les gouvernements national et provinciaux dont l'autorité dans des domaines précis comme le commerce, la propriété et les droits civiques, procède de la répartition des pouvoirs. En outre, à cause de l'accroissement des interventions gouvernementales, aussi bien aux niveaux national que provincial, l'interdépendance des gouvernements est devenue une préoccupation constante des dirigeants politiques. Le fédéralisme classique des gouvernements autonomes dans le cadre de juridictions strictement définies, présuppose que les rôles des gouvernements soient bien circonscrits. Il est improbable que nous revenions à une telle situation. Les commissaires n'estiment pas pour autant que la répartition des pouvoirs soit dépassée ou moins pertinente, mais simplement que les gouvernements ne puissent plus s'ignorer l'un l'autre dans la recherche de leurs objectifs propres. Nous souhaitons et nous recommandons une collaboration plus fructueuse entre les gouvernements national et provinciaux que celle qu'on a pu observer au cours d'un passé récent. L'explication que donnent les commissaires de l'esprit du fédéralisme canadien, comprenant les relations entre les gouvernements national et provinciaux, de même qu'entre les collectivités du Canada, est assez complexe, ce qui n'est d'ailleurs guère surprenant s'agissant d'un aussi vaste sujet. Notre position fondamentale, que l'on trouvera exposée de façon détaillée plus loin dans le Rapport, est que le fédéralisme comme tel ne sera pas moins nécessaire et approprié dans l'avenir qu'il ne l'a été par le passé. Nous croyons également, étant donné la coexistence de gouvernements national et provinciaux forts, qu'il est nécessaire d'améliorer les mécanismes intergouvernementaux pour rendre plus efficace l'action politique dans les domaines où il y a chevauchement des compétences. Il est non seulement nécessaire de suppléer aux ententes intergouvernementales actuelles, mais aussi de sensibiliser davantage le gouvernement national aux diversités régionales du Canada grâce à un Sénat élu. Cette modification constitutionnelle accroîtrait le pouvoir des citoyens des provinces moins populeuses dans les affaires nationales et obligerait le gouvernement central à mieux tenir compte des aspirations et des intérêts des régions. Il ne faut pas que les intérêts provinciaux soient exclusivement représentés par les gouvernements provinciaux. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l'un des points faibles d'un certain nombre de gouvernements qui se sont succédés au niveau fédéral a été leur inaptitude, pour diverses raisons, à tenir compte des dimensions provinciales de notre réalité nationale. En tant que porte-parole d'une communauté nationale façonnée par plus d'un siècle d'histoire, le gouvernement central a la responsabilité supplémentaire de jouer un rôle de premier plan dans le régime fédératif. Ce rôle implique un leadership fédéral capable de promouvoir des normes nationales et un traitement égal pour tous les citoyens canadiens, même lorsqu'il s'agit de questions de compétence provinciale. Ce rôle n'est pas nouveau. Il est délicat et peut être assumé avec maladresse. Il n'en est pas moins crucial. S'il n'avait pas été bien exercé dans le passé, il est évident que notre système fiscal, nos régimes sociaux, et nos droits seraient beaucoup plus fragmentés qu'ils ne le sont aujourd'hui. Notre fédéralisme, même s'il partage les responsabilités entre deux ordres de gouvernement, ne nous empêche pas de nous gouverner dans le cadre de juridictions qui sont toutes caractérisées par un gouvernement responsable. Ce régime lie l'exécutif et le législatif de chaque gouvernement selon un modèle qui nous apporte tout autant un leadership décidé qu'une démocratie attentive à nos besoins, grâce à l'obligation à laquelle est tenu l'exécutif politique d'obtenir l'appui majoritaire des députés des législatures pour demeurer au pouvoir. Ces députés détiennent leur autorité en vertu d'un processus électoral démocratique qui permet aux citoyens de voter dans leurs circonscriptions pour des candidats appartenant à des équipes politiques rivales convoitant le pouvoir. On peut aisément attirer l'attention sur les raisons ou les facteurs qui font en sorte que le gouvernement parlementaire responsable ne corresponde pas en réalité aux descriptions idéales des manuels politiques: l'influence constante de l'argent dans la vie politique; la nature peu représentative des corps législatifs; le nombre croissant des groupes de pression, qui ont leurs entrées auprès de la bureaucratie et des conseils des ministres; les excès de partisanerie dans les débats; le déséquilibre entre l'information rigoureuse dont disposent les conseils des ministres et celle, moins étoffée, dont disposent les législatures; les moyens de manipulation que les médias modernes et les techniques de sondage sophistiquées donnent à ceux qui assument le pouvoir la mesure dans laquelle l'administration de l'État échappe à l'examen et au contrôle efficace des élus du peuple; les difficultés que doivent affronter les législatures face à la complexité et aux innombrables décisions politiques qui s'imposent dans la société contemporaine, et bien d'autres encore. En tant que citoyens, notre attitude face à ces carences a été et doit être de nous efforcer constamment de renouveler et consolider les institutions en vertu desquelles nous nous gouvernons. Les résultats seront toujours mis en regard de l'idéal que nous cultivons sur la façon de nous gouverner dans le cadre des structures parlementaires. D'où nos efforts périodiques pour faire en sorte que le système réponde aux conditions nouvelles dans lesquelles nous vivons. En fait, en dépit des transformations intervenues dans le rôle des gouvernements depuis la formulation, au dix-neuvième siècle, de la théorie du gouvernement responsable, le système s'est constamment bien adapté à une réalité en constante évolution. En formulant leurs recommandations, les commissaires cherchent à contribuer à cette adaptation en proposant des modifications appropriées. Les efforts que les Canadiens ont consacrés à minimiser le fossé entre le réel et l'idéal sont véritablement impressionnants. D'une part, nous cherchons à être plus ouverts et démocratique; d'où le choix de critères justes pour le redécoupage des circonscriptions électorales placées sous l'autorité de commissions impartiales; d'où également le progrès continu observé en matière de droit de vote, depuis les timides débuts il y a plus d'un siècle, et en matière de contrôle des dépenses électorales. D'autre part, nous recherchons une plus grande efficacité politique en simplifiant les procédures parlementaires et en réorganisant l'exécutif afin d'améliorer l'aptitude du Cabinet à coordonner ses décisions et d'assujettir l'administration gouvernementale au contrôle politique. L'objet de ce chapitre n'est pas de relater dans le détail les diverses initiatives prises en vue de réviser et de mettre à jour notre démocratie parlementaire, et d'éviter ainsi le divorce entre son fonctionnement réel et nos idéaux. Ce qui importe, c'est que nous, Canadiens, n'abandonnions pas la partie. Nous pratiquons la démocratie dans le cadre du régime parlementaire. Nous cherchons constamment à l'améliorer et envisageons rarement de la remplacer. Nous ne la considérons pas comme un bien de consommation courante dont on peut se départir après usage. Le système parlementaire incarne des valeurs fondamentales, à la fois historiques et politiques, qui confèrent aux Canadiens leur vocation particulière comme peuple politique. Le système parlementaire est le principal outil auquel nous recourons pour essayer de limiter la puissance envahissante de l'État contemporain et pour la subordonner à nos besoins. Notre réalité est donc caractérisée par une interdépendance profonde entre parlementarisme et le fédéralisme. On ne peut les dissocier. Ce sont les éléments que nous avons adoptés pour allier leadership et démocratie à l'intérieur de deux ordres de gouvernement qui se répartissent l'autorité sur un même peuple. Chez nous coexistent 11 systèmes de gouvernement, soumis à 11 corps électoraux, qui nous gouvernent en tant que peuple vivant sous un régime fédératif. Le fédéralisme répartit les pouvoirs. Le gouvernement responsable détermine les modalités de leur exercice. Ensemble, ils déterminent qui a autorité sur qui et pour quelle fin, et assurent que le pouvoir sera attribué, exercé et contrôlé selon des conventions et des ententes léguées par l'histoire. Parlementarisme et fédéralisme sont constamment remis en question et toujours susceptibles d'être améliorés. Il ne faut pas cependant les envisager comme s'il s'agissait de quelque chose dont on peut faire table rase car nous ne pouvons refaire notre histoire. Toutefois, le fédéralisme et le gouvernement responsable ne sont plus les deux seuls piliers de l'ordre constitutionnel canadien. La Charte canadienne des droits et des libertés de 1982 a ajouté un troisième pilier qui, par son intégration à notre «constitution vivante», influera sur le fonctionnement aussi bien du fédéralisme que du gouvernement parlementaire. Comme beaucoup de changements constitutionnels profonds, la Charte est l'aboutissement d'une évolution intérieure et internationale qui date de plusieurs décennies. Parmi les principaux facteurs qui ont guidé cette évolution, il y a l'idée toujours plus affirmée que l'État peut aussi bien être un tyran qu'un serviteur du peuple. Buchenwald, Belsen et l'Archipel du Goulag, qui évoquent autant de crimes commis contre l'humanité à notre époque, confirment les propos de Lord Acton:« Le pouvoir a tendance à corrompre, et le pouvoir absolu corrompt de façon absolue.» Les excès des gouvernements démocratiques ont été mineurs, si on les compare avec ceux de l'Allemagne nazie sous Hitler ou de l'Union soviétique sous Staline. La démocratie est clairement le premier et principal rempart contre l'abus des pouvoirs. Néanmoins, les injustices infligées aux Canadiens d'origine japonaise durant la dernière guerre, l'affaire Gouzenko et les procès secrets d'espionnage de 1945-1946, l'octroi de pouvoirs quasi judiciaires à divers organismes administratifs de l'État, et les causes des années 1950 portant sur les libertés individuelles au Québec, tout cela a inspiré à bon nombre de Canadiens la conviction que la suprématie parlementaire devait être tempérée par un corps judiciaire indépendant dont la fonction aurait consisté à protéger les droits constitutionnels des citoyens. A ces influences intellectuelles, émanant de l'expérience canadienne est venue s'ajouter une nouvelle conscience internationale des droits, inspirée par les Nations Unies et renforcée par la fin du colonialisme en Afrique et en Asie. Le relatif déclin du soutien envers la suprématie parlementaire qui a accompagné le militantisme en faveur de l'enchâssement des droits dans la Constitution, signifie que l'attrait du modèle britannique de gouvernement a diminué à mesure que s'est accru l'autonomie du Canada en tant que puissance moyenne durant les années qui ont suivi la dernière guerre. En 1949, on a mis un terme aux appels au civil devant le comité judiciaire du Conseil privé et la Cour suprême du Canada est devenue la cour de dernière instance. Les conditions étaient alors réunies pour créer une jurisprudence proprement canadienne, ce qui était un préalable à l'adoption d'une charte qui correspondrait aux besoins canadiens. La diversité ethnique plus grande de la population canadienne a accru le risque de discrimination et justifie davantage le recours à une charte pour enseigner aux Canadiens les vertus et la nécessité de la tolérance. Plus généralement, la Charte, en définissant les Canadiens comme égaux dans leurs droits, se trouve à renforcer les liens de solidarité fondés sur une citoyenneté commune. Sa contribution anticipée au développement d'une solidarité nationale devint de plus en plus évidente à mesure que s'accusait la diversité ethnique qu'elle était censée couvrir. L'amenuisement de l'appui accordé à la suprématie parlementaire, d'une part, et le mouvement en faveur de l'enchâssement des droits dans la Constitution, d'autre part, ont évolué de façon constante depuis la Seconde Guerre mondiale. La première mesure importante fut l'adoption en 1960 de la Déclaration canadienne des droits de Monsieur Diefenbaker. Celle-ci ne s'appliquait qu'aux domaines de compétence fédérale, n'était pas inscrite dans la Constitution et n'a été que faiblement appliquée par les tribunaux durant les deux décennies qui ont précédé la Charte de 1982. Néanmoins, la Déclaration des droits de 1960 a orienté les discussions vers la notion d'une charte à caractère constitutionnel. Précisément à cause de ses faiblesses, elle a fait ressortir la nécessité d'un instrument plus puissant lors de l'étape suivante de l'évolution de la protection des droits. Le passage de la Déclaration de 1960 à la Charte de 1982 illustre le caractère évolutif du processus politique au Canada. La Charte de 1982 s'inspire en partie de la même philosophie des libertés individuelles que celle sur laquelle reposait la Déclaration de 1960, mais les fins visées ont été élargies pour tenir compte des événements politiques des dernières années. Le nationalisme québécois, et notamment le mouvement indépendantiste qui a abouti à la victoire électorale du Parti québécois en 1976, a mis l'intégrité politique du Canada en danger. Le Premier ministre fédéral et ses collègues craignaient, à juste titre, qu'à moins que les Québécois francophones ne soient incités à continuer de s'identifier au gouvernement fédéral et à maintenir leur sentiment d'appartenance à la communauté canadienne, le pays ne commence à se désintégrer. La Loi sur les langues officielles de 1969, qui s'inspirait du Rapport de la Commission royale sur le bilinguisme et le biculturalisme, offrait une solution juridique à l'intérieur des institutions fédérales. Une charte protégeant les droits linguistiques et scolaires fut perçue comme un moyen supplémentaire de renforcer les communautés francophones à l'extérieur du Québec et, par là-même, l'idée d'un Canada français débordant les cadres de cette province. On vit là aussi un moyen d'appuyer la minorité anglophone au Québec. Il s'agissait avant tout d'empêcher que ne coïncident les frontières linguistiques et les limites territoriales, éventualité que les gouvernements libéraux perçurent dès 1968 comme une menace à l'intégrité du Canada. En outre, la catégorie plus générale de droits sur laquelle reposait la Charte était censée renforcer le sens de la citoyenneté sur lequel se fonde toute communauté nationale, et ceci au moment même où un provincialisme agressif, préconisé par les gouvernements de plusieurs provinces, tendait à définir le Canada comme un agrégat de collectivités provinciales. Tout au long de cette période de tensions politiques, un mouvement en faveur des droits individuels en vint à concevoir une charte comme un instrument susceptible de faire avancer ses objectifs, grâce à un document enchâssé dans la Constitution. Cela valait notamment pour les mouvements de femmes, d'autochtones, de personnes handicapées, et pour les diverses minorités ethniques et raciales. Une telle charte pouvait leur permettre d'améliorer leur statut dans la société et leur rôle dans l'économie. L'appui de ces groupes fut utile au gouvernement fédéral, et celui-ci soutint leurs revendications. L'idée même d'une charte finit ainsi par recevoir l'appui politique de nouvelles forces sociales, organisées en groupes, et dont l'émergence politique était liée à des transformations plus vastes au sein de la société canadienne; les mêmes tendances se manifestaient d'ailleurs au milieu d'autres démocraties capitalistes avancées. Le processus politique complexe qui a donné naissance à la Charte de 1982, de même que la teneur de celle-ci, feront l'objet d'une analyse détaillée plus loin dans ce Rapport. Sa portée constitutionnelle mérite toutefois un bref examen ici même. A la dialectique gouvernementale et au dialogue fédéral-provincial auxquels notre fédéralisme avait historiquement accordé la prééminence, la Charte oppose le dialogue rival entre citoyen et État. Comme corollaire à ce changement, elle ajoute au rôle constitutionnel de la Cour suprême, arbitre du régime fédéral, un rôle supplémentaire d'arbitrage des relations entre citoyen et État. Il s'agit d'un changement qui affectera l'image de la Cour, en fera une institution plus présente, et donc plus importante, et influencera les critères de sa future composition en tant que corps judiciaire dont les fonctions seront amplifiées et l'importance constitutionnelle accrue. Les futurs juges de la Cour suprême devront connaître non seulement les paramètres constitutionnels du fédéralisme, mais aussi les principes d'une jurisprudence dominée par une conception plus philosophique des droits. Dans l'exécution des fonctions que leur confère la Charte, les juges seront amenés à la longue à formuler une philosophie de la démocratie, de la citoyenneté et de la communauté qui conviendra aux clivages multiples de la société canadienne et au rôle plus important des gouvernements fédéral et provinciaux dans nos vies. La Charte remet sérieusement en question la suprématie parlementaire, en dépit des dispositions de dérogation stipulées à l'article 33 qui permettent aux gouvernements de contourner certaines de ses dispositions selon des procédures autorisées. A l'inverse, elle accorde davantage d'importance au citoyen par rapport au gouvernement et elle offre un vigoureux soutien à la théorie selon laquelle c'est le peuple qui détient les droits. Dorénavant, les personnes et les groupes qui poursuivent des objectifs politiques particuliers pourront choisir une autre voie que celle du Parlement et des législatures provinciales. Ainsi la Charte, malgré sa clause nonobstant que l'on peut considérer comme une concession à la suprématie parlementaire, constitue une donnée fondamentale qui vient s'ajouter aux instruments régissant les relations du citoyen avec l'État. Non seulement elle élève le statut du citoyen, de façon symbolique autant que pratique, en établissant un domaine des droits du citoyen qui échappe au contrôle de l'État, mais elle impose aussi des obligations précises à l'État en matière de droits linguistiques. Finalement, son paragraphe 15-(2), qui est entré en vigueur en avril 1985, donne une légitimité constitutionnelle à toute action de l'État - en fait, il incite à une telle action - en vue d'améliorer les conditions des personnes ou des groupes défavorisés. En réponse à cette invitation, les deux ordres de gouvernement s'engageront dans l'organisation microsociale en vue de corriger l'ordre social produit par l'histoire: dans le secteur public, dans l'enseignement et, probablement, par obligation contractuelle, dans le secteur privé. Bien que la Charte soit le résultat de près d'un demi-siècle de réflexions et d'expériences, son intégration à notre système constitutionnel prendra des décennies. La tâche de gouverner. L'étendue et la complexité du gouvernement contemporain au Canada ont transformé les relations entre gouvernement et société, bousculé nos traditions de gouvernement responsable, et sérieusement compliqué le fonctionnement du fédéralisme canadien. Depuis un demi-siècle, le rôle des gouvernements fédéral et provinciaux s'est amplifié, tandis que le contexte international a pris beaucoup d'importance dans la poursuite de nos objectifs. Pour diriger leurs affaires collectives de façon efficace et démocratique à l'avenir, les Canadiens devront comprendre l'ampleur qu'a prise l'action gouvernementale, les rôles multiples de l'État, les divers contextes dans lesquels ces rôles s'exercent, la prolifération des institutions qui a accompagné cette expansion de l'action gouvernementale, et les défis que cela pose à notre conception traditionnelle du gouvernement comme serviteur du peuple. Une bonne partie du Rapport porte sur ces questions. Bon nombre de nos recommandations ont pour objet de redéfinir les liens qui existent entre le gouvernement et la société, d'améliorer la performance de nos politiques dans certains domaines précis, et de réformer ces institutions fondamentales que sont le Parlement et le fédéralisme, grâce auxquelles nous pouvons gérer démocratiquement nos affaires collectives au niveau national comme international. Au dix-neuvième siècle, tous les gouvernements étaient de taille réduite, alors qu'aujourd'hui, ils ont tous acquis des dimensions plus considérables. On ne peut pas retourner à la simplicité d'antan. La dimension de l'État contemporain au Canada, comme partout ailleurs, n'est pas la conséquence d'erreurs intellectuelles, de particularismes, ou d'objectifs personnels de certains hommes politiques. On peut observer dans les différents pays capitalistes démocratiques une évolution comparable qui révèle qu'en général, les Canadiens sont aux prises avec des facteurs systémiques profonds qui enlèvent presque tout relief aux variantes nationales. Les commissaires souscrivent aux récents propos d'un auteur selon lequel «de façon bien concrète, plusieurs questions portant sur les gouvernements ne peuvent jamais être réglées de façon définitive; elles font partie de l'existence normale. » Bien que notre marge de manoeuvre soit restreinte, elle n'est pas négligeable. Étant donné l'influence que les gouvernements exercent sur notre vie quotidienne, l'effet cumulatif d'une série de démarches marginales dans une bonne direction peut avoir une portée positive. Les liens actuels entre les gouvernements et les populations au Canada sont le résultat de centaines de décisions, prises les unes à la suite des autres et en vue de répondre à des situations particulières, et ce sans que nécessairement l'on se doute de leurs conséquences à long terme. Toute législation est une forme d'expérimentation de l'avenir. Toutefois, les systèmes politiques ne savent pas toujours profiter des expériences du passé. L'activité gouvernementale tient davantage de la marmite sous pression que du laboratoire scientifique. Les délais de réflexion sont un luxe que l'on ne peut pas toujours se permettre en politique. En outre, les programmes en vigueur seront toujours défendus par ceux qui en profitent ou qui, du moins, s'y sont habitués. D'autre part, il arrive rarement que l'on s'entende sur des critères d'évaluation appropriés. Dans de telles circonstances, une commission royale a une valeur qui est surtout éducative: il s'agit de prendre du recul par rapport au processus politique et d'envisager les choses dans une perspective à long terme pour dégager des critères et des principes généraux susceptibles d'éclairer nos choix politiques pour l'avenir. Telle est du moins, l'orientation adoptée par la présente Commission. Ailleurs dans le Rapport, les commissaires analysent la croissance des gouvernements et évaluent les conséquences de ce phénomène dans certains domaines particuliers. Nous ne reviendrons pas sur cette question dans ce chapitre introductif. Il convient cependant de faire, à ce stade, quelques observations sur la croissance du gouvernement au Canada afin de préparer les discussions thématiques des sections suivantes. Comme nous l'avons mentionné plus haut, il serait utopique de croire que l'ère des gouvernements tentaculaires est révolue. C'est une réalité à laquelle il faudra nous habituer. Il nous faudra aussi effectuer un rapprochement entre les impératifs d'un gouvernement tentaculaire et ceux du parlementarisme et du fédéralisme, auxquels est venue s'ajouter, récemment, la Charte des droits. Un tel rapprochement nécessite une explication préliminaire du caractère complexe que revêt l'expression « gouvernement tentaculaire.» A presque tous les égards, le gouvernement joue un rôle beaucoup plus actif au Canada qu'il y a un demi-siècle. Néanmoins, en termes comparatifs, le total des dépenses gouvernementales au Canada, qui était de 45,8 pour cent du produit national brut en 1982, correspond à la moyenne des autres pays développés selon les normes de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). C'est aux niveaux provincial et municipal que l'accroissement des dépenses a été sensible. La part du gouvernement fédéral dans le total des dépenses gouvernementales, après transferts intergouvernementaux, a chuté de 51,9 pour cent en 1950 à 38,8 pour cent en 1980, alors que la part des gouvernements provinciaux et des municipalités a monté de 48,1 pour cent à 59,1 pour cent. Le Régime de pensions du Canada (RPC) et le Régime de rentes du Québec (RRQ) comptaient pour 2,1 pour cent en 1980. Il ne s'agit là toutefois que d'une évaluation approximative de l'activité gouvernementale qui doit être complétée par d'autres indices, tels que le nombre des emplois publics, la réglementation, les prêts et les garanties, la participation dans les entreprises, et les sociétés d'État, si nous voulons comprendre l'importance du rôle de l'État dans l'économie et la société. Comme deux auteurs l'ont fait récemment remarquer, ces diverses mesures «ne peuvent être additionnées, car elles n'ont pas de commune mesure». Toute évaluation exhaustive est rendue plus difficile en raison des nombreuses interdépendances entre les gouvernements du Canada d'une part et la société et l'économie d'autre part, interdépendances qui modifient le comportement des agents privés d'une multitude de façons. Ce comportement fait de plus en plus l'objet de calculs politiques. Les agents privés poursuivent des objectifs dans un cadre assez complexe fait d'incitations et de contre-indications, qui, contrairement à ce qui se passait dans l'univers de nos arrière-grand-parents, sont de plus en plus le produit de politiques et de programmes gouvernementaux. Il serait pourtant utile de donner certains indices de la croissance des gouvernements, et donc des liens qu'ils ont avec notre société et notre économie, pour révéler l'ampleur actuelle du phénomène. Ainsi, les paiements de transfert aux individus, exprimés en pourcentage du revenu personnel total, sont passés de 7,2 pour cent en 1950 à 12,5 pour cent en 1980; les salaires versés par le gouvernement, y compris la solde des militaires, en pourcentage du total des salaires versés, sont passés de 12 pour cent en 1950 à 24,4 pour cent en 1980. Il y a eu augmentation évidente du nombre des sociétés d'État au cours des dernières décennies, même si les données sur ce sujet ne sont pas tout à fait claires. Deux auteurs ont récemment dénombré 454 sociétés publiques fédérales, au mois de mai 1980, mais ils ont ajouté qu'un «grand nombre d'entre elles [demeurent] non identifiées». Une autre étude fait état de 233 sociétés provinciales de la Couronne en 1980, dont 75 pour cent ont été fondées depuis 1960, et 48 pour cent depuis 1970, bien que le pourcentage des capitaux ainsi créés (33 pour cent entre 1960 et 1980; 13 pour cent entre 1970 et 1980) eut été bien inférieur. Dans l'ensemble, le mandat des sociétés d'État est plus diversifié qu'autrefois; elles assument de plus en plus des fonctions de gestionnaires dans le secteur des ressources naturelles. Il se peut que les sociétés fédérales et provinciales de la Couronne produisent jusqu'à un dixième du produit national brut. Aux sociétés de la Couronne est venu s'ajouter récemment un nouveau mode d'intervention dans le secteur privé. Il s'agit des prises de participation dans les entreprises par certains organismes provinciaux et fédéraux. Selon une évaluation récente, il y avait en 1983 plus de 300 entreprises mixtes au Canada. En 1982, la Caisse de dépôt et de placement du Québec détenait des actions dans 183 sociétés; un an plus tard, son portefeuille était de plus de trois milliards de dollars. L'Alberta Heritage Fund, qui vient tout juste de commencer à acheter des actions, a clairement le potentiel, étant donné ses avoirs, de se tailler une place significative dans l'économie. La réglementation de l'État a, elle aussi, augmenté. De nombreux organismes de réglementation sont de véritables gouvernements en miniature. A leurs fonctions initiales de surveillance sont venues s'ajouter des responsabilités de promotion et de planification dans des secteurs sensibles de l'activité socio-économique et culturelle. Entre 1970 et 1979, le gouvernement fédéral a décrété plus de règlements qu'au cours des trois décennies précédentes. Près d'un tiers des règlements provinciaux en vigueur en 1978 avaient été décrétés depuis 1960; dans une évaluation portant sur l'année 1978, soit avant le Programme énergétique national (PEN), on avait estimé que 29 pour cent du produit national brut, calculé au coût des facteurs, était assujetti à une réglementation directe. L'État-providence, dont nous n'avions connu que des manifestations épisodiques avant la Seconde Guerre mondiale, est devenu un ensemble complexe de programmes destinés à nous protéger collectivement contre les risques normaux de l'existence, comme la maladie et la vieillesse, et contre certains risques particuliers résultant de fluctuations économiques, comme le chômage. Les agents du secteur privé sont liés à l'État par tout un ensemble d'incitations et de « contre-incitations », de possibilités et d'obligations. Subventions innombrables, prêts garantis, quotas, dispositions fiscales, aide technique et aide à la recherche, règlements sur l'environnement, sont autant d'instruments et de politiques qu'il serait trop long d'énumérer et qui interviennent dans le processus de décision économique. Comme nous l'avons déjà fait remarquer, l'État joue un rôle social considérable en prenant des mesures toujours plus inspirées par la notion d'égalité. Il rajuste les rapports entre les deux sexes au travail et dans le contexte matrimonial. Il impose des pratiques relatives au français et à l'anglais dans des domaines précis où ces pratiques n'auraient pas cours s'il ne les imposait pas. Il cherche à relever le statut social et le revenu des handicapés physiques et mentaux. Il redéfinit les rapports entre les groupes ethniques, ainsi que leurs statuts sociaux respectifs. Il entérine et protège les droits des citoyens au moyen de lois, de chartes, et de bureaux de justes méthodes d'emploi. En assumant de telles fonctions sociales, l'État influence délibérément ou par inadvertance nos propres conceptions sur nous-mêmes. Il nous informe sur les groupes qui progressent et sur ceux qui perdent du terrain, ainsi que sur ceux qui n'ont pas été traités équitablement et qui ont besoin d'un appui officiel pour se redresser. L'État poursuit des objectifs particuliers à caractère fonctionnel, comme l'installation de rampes d'accès pour les infirmes en chaise roulante, et l'accession de divers groupes à des emplois recherchés grâce aux programmes d'action positive. Ce faisant, il contribue également à l'évolution des idées officielles relatives à la justice sociale que les controverses et les conflits permettent de dégager. A mesure que se sont multipliés les rôles de l'État dans ce domaine, les instruments utilisés pour les remplir sont devenus plus raffinés. Le développement de nouveaux instruments et techniques d'administration transforme le contexte des relations entre le citoyen et l'État. Ces moyens d'action ne sont jamais neutres, et les gouvernements contemporains, doués comme ils le sont d'intelligence et de volonté, contribuent à leur prolifération. Nous avons tendance à oublier que la retenue de l'impôt à la source est un phénomène assez moderne, qui ne remonte qu'à 1942. La mise au point de cet instrument efficace, en plus de conférer aux entreprises privées le rôle de percepteurs non officiels de l'impôt, augmente considérablement la capacité des gouvernements de prélever des revenus de la société. Autrefois, surtout au dix-neuvième siècle, notre fiscalité nationale dépendait beaucoup des droits de douane; cela tenait principalement au fait que l'on pouvait les administrer avec beaucoup de facilité aux frontières et qu'il n'existait relativement aucun autre instrument pour obtenir des fonds. L'utilisation et la signification des instruments sont étroitement liées à l'élaboration de théories nous permettant de comprendre leur influence sur l'économie et la société. Le budget de l'État était un instrument fiscal beaucoup plus banal avant que Lord Keynes ne nous apprenne à nous en servir comme instrument pour gérer l'économie. La théorie keynésienne a, dans l'après-guerre, redéfini le rôle de l'État à l'égard des masses qui possédaient désormais le droit de suffrage. (Cette thèse se situait, entre 1939 et 1945, dans le contexte de la question de l'économie de guerre, un contexte qui contrastait avec le chômage massif qui avait sévi durant la crise des années 1930). Il s'agit d'une question d'application générale. Le rôle futur de l'État, le choix d'instruments particuliers d'intervention, et l'importance relative des institutions au sein du gouvernement refléteront partiellement les conclusions d'un universitaire anonyme aux prises avec un théorème récalcitrant. Pour être efficace, le gouvernement doit allier connaissance et volonté d'agir. Sans la première, la deuxième devient une menace plutôt qu'un espoir. Les théories nouvelles ou reformulées, les valeurs et les principes qui ont cours modifient notre perception du gouvernement et de ses responsabilités. Le corps électoral a maintenant une conception plus étendue de l'égalité; les nouveaux programmes gouvernementaux y trouvent leur justification. La Charte de 1982 propagera dans la société canadienne l'idée que les citoyens possèdent des droits et elle modifiera aussi les rapports entre les citoyens et les gouvernements, tout en magnifiant le rôle et l'image de la Cour suprême. L'expression « action positive », rarement utilisée autrefois, a maintenant acquis une légitimité spéciale du fait de son association avec la Charte. Non seulement l'action positive fournit-elle aux gouvernements un nouveau langage pour justifier des interventions ponctuelles et bien rodées sur les marchés du travail, mais elle constitue également un moyen politique et un thème mobilisateur pour les groupes qui peuvent en profiter. Un système politique puise à un certain nombre de valeurs et d'idées et il doit évoluer avec elles. La démocratie ne se contente pas de subir ce genre d'évolution; elle la cultive. Cette stimulation de l'expérimentation et de l'innovation ne s'exerce pourtant qu'à la marge. Elle est contrée par l'inertie massive des gouvernements tentaculaires. Les idées et les valeurs d'hier sont déjà bureaucratisées et inscrites dans des programmes qui résistent au changement. Presque tout ce que font les gouvernements représente la continuation de programmes antérieurs. Les nouveaux programmes ne constituent jamais qu'une petite proportion de l'activité totale du gouvernement. Ainsi, les gouvernements en place sont inévitablement des instruments de conservatisme, plus enclins à l'habitude qu'à l'innovation. En outre, étant donné les nombreux liens que les programmes établissent entre le gouvernement et la société, presque tous les nouveaux programmes concernent des activités qui font déjà l'objet de diverses politiques. Les institutions et les politiques des gouvernements canadiens ne sont pas uniquement reliées à nos préoccupations intérieures. En effet, l'État national, dans sa dimension géopolitique, fait partie d'un environnement global d'influences culturelles, économiques, politiques, militaires et écologiques. Tantôt ces influences affectent ses citoyens et suscitent des demandes d'intervention de l'État, tantôt elles engendrent des responsabilités de gestion internationale pour l'État. Les affaires purement intérieures constituent une proportion de moins en moins importante des préoccupations contemporaines des gouvernements canadiens. En effet, les forces extérieures semblent être tellement puissantes, surtout lorsqu'on songe aux sociétés multinationales et au capital itinérant, que de nombreux universitaires durant les années 1960 avaient prédit la fin de l'État. Cette prédiction était prématurée. L'État a juridiction sur le territoire, il possède la souveraineté, il suscite la loyauté et il dispose d'un éventail de moyens plus étendu que toute organisation internationale, qu'elle soit gouvernementale ou privée, y compris l'entreprise multinationale. L'État, en tant que forme dominante de l'organisation politique, possède de grandes facultés de survie, ne serait-ce qu'à cause de l'absence de toute autre solution. La survie de l'État atteste d'un phénomène trop souvent ignoré: ceux qui cherchent à créer de nouvelles institutions doivent souvent, pour arriver à leurs fins, recourir aux institutions mêmes qu'ils cherchent à remplacer. Ceux qui contrôlent ces institutions ont une tendance et une capacité remarquables de donner à toute réforme une tournure qui convient à leurs intérêts. On peut donc s'attendre à ce que l'État canadien survive, et qu'il incarne l'autorité politique pour nos descendants dans un avenir à moyen terme. En regard des institutions internationales existantes, y compris les Nations Unies, l'État, du moins dans sa version canadienne, a fait ses preuves. Malgré les défis que lui imposent les multiples pressions internationales, au Canada comme ailleurs, l'État demeure la source la plus efficace d'autorité mobilisatrice et de consensus que possède l'humanité. Nous nous y sommes habitués. Nulle autre entité plus vaste que l'État ne suscite à ce point la loyauté et le sentiment d'appartenir à une communauté. L'État restera donc la principale institution de gouvernement dans le monde dans un avenir prévisible. L'interdépendance ne débouche pas sur l'homogénéisation, ni sur la disparition des identités nationales. Comme un auteur nous le rappelle, ces tendances sont freinées par: [...] les traditions culturelles distinctives que divers peuples apportent au monde contemporain, et par le réseau de conventions institutionnelles historiquement déterminées avec lesquelles ils entrent dans l'ère contemporaine. Ces traditions et ces formes semblent être remarquablement adaptables. De plus, une variation accentuée des conventions économiques et politiques semble être compatible avec la direction d'une société industrielle moderne. Néanmoins, l'État lui-même ne se retrouve dans un milieu international plus ouvert que depuis un demi-siècle seulement; il doit composer avec des contraintes internationales plus fortes et plus nombreuses que ses prédécesseurs. C'est d'autant plus vrai lorsqu'un État, comme le Canada, est libéral et démocratique, qu'il dépend considérablement du commerce international, comme c'est notre cas, qu'il utilise une langue internationale (ou deux), et qu'il possède un haut niveau de vie, de sorte que ses citoyens ont facilement accès aux moyens de communication électroniques qui ignorent les frontières. En outre, des sociétés modernes et riches comme la nôtre comptent de nombreuses sous-cultures: scientifique, universitaire, professionnelle, juvénile, sportive, et ainsi de suite. Ces sous-cultures sont liées à celles d'autres pays par un réseau de marchandises, de valeurs, d'idées et de styles qui circulent rapidement sans égard aux frontières internationales. A tous ces points de vue, le Canada compte parmi les pays les plus ouverts. Il l'est d'autant plus du fait de la proximité d'un voisin capitaliste et dynamique, dont les aptitudes technologiques s'allient à la culture de consommation de masse la plus développée au monde. En outre, en tant que pays d'immigration, nous avons toujours été étroitement liés à des pays étrangers auxquels nous avons emprunté des valeurs, des idéologies et diverses conceptions de la vie. La diversification accrue de l'immigration au cours des dernières décennies n'a fait qu'ajouter à cette tendance et a multiplié nos liens avec d'autres cultures. Il est instructif d'observer les sources internationales ou les appuis externes que reçoivent divers mouvements sociaux qui alimentent notre politique intérieure en valeurs et idées nouvelles. Ainsi, le mouvement canadien de promotion de la condition féminine est l'expression nationale d'une action internationale atteignant toutes les sociétés industrielles occidentales, qui a pour objet de modifier la division du travail et, plus généralement, la division de l'ensemble de la société, selon le sexe. La littérature et les leaders de ce mouvement traitent de la condition commune des femmes, laquelle, sous réserve d'importantes variantes nationales, se caractérise par une position de seconde classe, parfaitement inacceptable de nos jours. De la même façon, les autochtones canadiens se réunissent à l'occasion de tribunes, conférences et associations internationales où ils rencontrent leurs homologues d'ailleurs. Ceux-ci partagent les mêmes aspirations et redécouvrent eux aussi leur identité ethnique. La politique des autochtones canadiens est, au vrai sens du mot, internationale; ils ont exercé des pressions auprès du Royaume-Uni et ils ont lancé des appels aux Nations Unies et à ses organismes spécialisés. Les Inuit sont liés à leurs frères ethniques dans le cadre de la Conférence Circumpolaire, qui regroupe des Inuit du Groënland, de l'Alaska et du Canada. La Déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies, ainsi que de nombreux accords et dispositions spéciales que l'on ne manque pas d'utiliser à des fins de politiques internes, soutiennent et encouragent l'affirmation de leurs droits et l'obligation de les respecter. Les aspirations politiques, les diverses conceptions de l'identité, la confrontation des valeurs et les nouvelles définitions des rapports hommes/femmes, jeunes/vieux, parents/enfants ou citoyens/État ignorent les frontières nationales. Les frontières politiques ont toujours été perméables aux valeurs et aux idées, mais il est certain que ce phénomène a plus d'ampleur aujourd'hui. Il a en effet investi de nouvelles sphères sociales et donne une vigueur accrue aux exigences sociales auxquelles font face les divers gouvernements nationaux. En somme, l'internationalisation des mouvements sociaux et de la vie politique est intimement liée à l'émergence de nouvelles questions et de nouveaux intérêts qui, dans les pays démocratiques, rendent le rôle des gouvernements contemporains plus complexe. Les sources internationales de la politique intérieure informent également la sphère économique. Elles procèdent de la nouvelle économie internationale, conçue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale en vue de favoriser I interdépendance entre les pays au moyen d'organismes tels que le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), le Fonds monétaire international (FMI), et la Banque mondiale. Aujourd'hui, la nouvelle économie politique internationale se manifeste par divers regroupements régionaux de pays, notamment la Communauté économique européenne (CEE), par la puissance économique du Japon, par la diffusion des méthodes industrielles modernes et des compétences technologiques dans un nombre croissant de pays nouvellement industrialisés (PNI), par l'accroissement des barrières non tarifaires (BNT) à mesure que les tarifs disparaissent, par la sensibilité apparemment accrue des affaires financières canadiennes aux événements financiers mondiaux, et par la redistribution du pouvoir entre les États individuels, au sein de l'économie internationale, suite aux phénomènes précédents. Ces développements s'inscrivent tous dans un contexte où les économies des pays participants sont devenues de plus en plus interdépendantes. A cette interdépendance correspond maintenant une dispersion du pouvoir de l'État et de sa puissance économique plus grande que celle observée au cours des premières années de l'après-guerre. Pour obtenir une croissance soutenue, on a accepté l'interdépendance économique, fondée sur une division internationale du travail plus prononcée. Il s'agissait donc d'accepter une réduction du contrôle des économies nationales en contrepartie d'une croissance plus forte. Pour des pays qui, comme le Canada, dépendent beaucoup du commerce extérieur, les coûts et les avantages sont immenses. L'interdépendance intensifie les liens entre les économies nationales et assujettit celles-ci aux diverses forces économiques du système international. Dans cette économie politique internationale, les gouvernements doivent apprendre à coordonner leurs actions à l'échelle internationale, afin d'exercer un contrôle politique collectif sur l'économie internationale. Ils doivent s'abstenir d'exporter leurs problèmes, pour éviter la surenchère de représailles. Ils doivent soutenir les forces qui favorisent l'adaptation de leur économie. Ils doivent enfin éviter à leur population respective une injuste répartition des coûts que peut comporter une interdépendance économique qui, par ailleurs, profite en principe à tous. La nécessité des rajustements internes varie en proportion directe du degré d'intégration à l'économie mondiale. Cette adaptation économique nécessaire est gênée par des forces politiques et par des intérêts économiques intérieurs qui résistent aux changements qu'appelle une concurrence étrangère toujours plus aiguë. L'ordre économique international est un ordre politique soumis à des gestionnaires multiples. Il est maintenu et manipulé par des États individuels dont l'influence sur son fonctionnement global dépend étroitement de leur puissance économique, du degré de leur dépendance commerciale et de leurs conventions politiques internes. Bien que l'ordre économique international résulte d'un ensemble de règles ayant pour objet de contenir les politiques des États qui sont préjudiciables à l'objectif partagé de croissance économique, il n'en découle pas pour autant que ceux-ci renoncent à promouvoir leurs propres intérêts. Les gouvernements n'observent jamais le jeu des forces internationales sans se soucier de l'effet qu'elles auront sur leur société, leur économie et leur peuple, et donc, indirectement, sur le prestige et le pouvoir des États individuels dans le système international. Les États cherchent constamment à améliorer leur position au sein de l'économie internationale en adoptant des politiques intérieures susceptibles d'améliorer leur compétitivité, en cherchant à faire modifier les règles qui régissent les opérations économiques transnationales, en formant des associations de libre-échange ou des unions économiques autorisées par celles-ci, et en mettant au point de nouveaux instruments pour la poursuite d'objectifs qui ne peuvent plus être atteints avec des outils classiques, comme les tarifs douaniers, dont l'utilité est réduite par l'Accord du GATT. Il est donc trompeur de présenter l'ordre économique internationalet libéral - de l'après-guerre comme un ordre de marché. Il s'agit d'un ordre politique où les gouvernements nationaux occupent une place de premier plan au coeur d'un système où ils accordent aux forces du marché beaucoup de liberté de fonctionnement. Les États, comme les individus, ne vivent pas de pain seulement. Leurs objectifs internationaux sont multiples. Des objectifs économiques sont sacrifiés à d'autres objectifs, alors que les États troquent des priorités concurrentes dans une économie politique internationale où s'entrecroisent le pouvoir politique et les forces économiques. Les forces du marché sont exposées, non seulement à ce qui reste d'obstacles au commerce, mais aussi aux divisions politiques et idéologiques du monde, que ce soit celle entre le nord et le sud, que celle entre le bloc soviétique et l'alliance occidentale. Durant les premières décennies de l'après-guerre, le GATT lui-même, et la politique américaine à son égard, ont été étroitement associés au Plan Marshall et à son objectif de reconstruction des économies de l'Europe occidentale, ruinées par la guerre. Il s'agissait d'introduire dans l'ordre libéral du capitalisme occidental, soutenu par les États-Unis, d'anciens ennemis et des alliés affaiblis. De nos jours, ce régime international orienté vers la libéralisation des échanges que représente le GATT compte également comme membres à part entière plusieurs des économies collectivistes d'Europe de l'Est. Le Canada a joué un rôle important dans l'ordre international de l'après-guerre. Suite à la Seconde Guerre mondiale, en effet, il y a eu une période où nous avons réellement bénéficié d'une situation de prééminence. L'Europe était engagée dans sa reconstruction, ses empires s'écroulaient, et de nombreux nouveaux États en voie de développement émergeaient du colonialisme. Nous étions actifs au sein de l'Organisation du Traité de l'Atlantique Nord (OTAN) et aux Nations Unies et notre participation aux opérations de maintien de la paix nous avait acquis une réputation enviable. Nous avons joué un rôle innovateur pour transformer l'Empire britannique en un Commonwealth multiracial. Enfin, nous avons noué des relations plus étroites avec des pays en voie de développement auxquels nous avons prêté notre assistance. Toutefois, les conditions ont changé. Quatre décennies se sont écoulées depuis la Seconde Guerre mondiale. Le système international est plus complexe, et il y a beaucoup plus d'acteurs. Il a eu baisse du statut relatif des superpuissances; grâce à leur population ou à leur puissance économique, de nombreux États sont devenus des membres influents sur la scène mondiale. Il existe cependant une catégorie encore plus considérable d'États petits et faibles; plusieurs d'entre eux sont désespérément pauvres et leurs gouvernements subissent des menaces périodiques de la part de leurs propres forces militaires ou de citoyens aliénés. L'interprétation du système international contemporain et de la place qu'y occupe le Canada est un grand sujet de discussion parmi les universitaires. Ici comme ailleurs, les théories implicites ou explicites qui guident les comportements jouent un rôle critique. Les commissaires ont été impressionnés par une analyse récente, effectuée par deux chercheurs canadiens, selon laquelle le Canada se définit comme une « puissance principale». Leur analyse repose sur l'hypothèse: Que le déclin des États-Unis et la diffusion du pouvoir dans le système international qui en est résulté ont projeté le Canada dans la position d'une puissance principale sur la planète. Les puissances principales, comme les grandes puissances d'autrefois, se situent à l'échelon le plus élevé de la hiérarchie globale de la puissance et poursuivent leurs propres intérêts de fa,con autonome, plutôt que comme médiateurs parmi d'autres ou comme courtiers pour ces autres. Pourtant, ce petit ensemble d'États, contrairement aux anciennes grandes puissances, ont aussi la tâche de créer-de concert, et sur la base de leurs propres valeurs distinctives - un ordre global à une époque où nul État individuel et nul ensemble de principes universels ne peut assurer la tache. Le peuple canadien ne se reconnaît pas vraiment dans cette description et manque fondamentalement de confiance en lui-même. De plus, notre voisinage avec les États-Unis nous place dans une situation peu indiquée pour juger convenablement de notre statut international. Toutefois, si nous élargissons notre perspective de façon à y englober les quelque 150 États et plus qui font aujourd'hui partie du système international, notre statut relatif paraît bien différent et manifestement éminent. Selon cette perspective d'ensemble, nous faisons clairement partie d'un petit groupe choisi d'États situés au sommet de toutes les pyramides. Bien entendu, cela ne signifie pas que nous pourrions modeler le milieu international à notre image. Même les superpuissances en sont incapables. Ce que cela signifie, c'est que nous n'avons pas à nous priver d'initiatives unilatérales; nous pouvons poursuivre nos objectifs internationaux par des moyens bilatéraux aussi bien que multilatéraux. Le Canada jouit d'atouts particuliers lorsque vient le temps de participer au système international. Nous n'avons jamais été une puissance impériale dont l'histoire gênerait nos relations internationales dans un monde multiracial. Notre proximité des États-Unis, ainsi que nos multiples liens politiques, économiques et culturels avec ce pays nous permettent d'avoir une relation unique avec la plus grande puissance militaire au monde. Nous disposons de cette liberté relative que procure le fait de ne pas être une superpuissance, sans pourtant souffrir de l'impuissance qui caractérise les États plus petits et plus faibles dans le système international. Nous jouissons d'une bonne réputation internationale. En outre, nos deux langues ainsi que notre mosaïque culturelle multiplient nos liens sur la scène internationale. Notre politique étrangère ne doit pas être uniquement guidée par la recherche de profits particuliers, mais doit aussi tenir compte de l'impression générale que nos prises de position internationales exercent sur les autres gouvernements et pays. Une bonne image de marque augmente notre capacité de réaliser nos objectifs internationaux. En tant que peuple démocratique, nous cherchons à donner au système universel le sens de la civilité et de la tolérance, ainsi que la capacité de résoudre pacifiquement les tensions internationales. Les rôles internationaux que nous avons joués ont contribué à façonner notre identité nationale. Dans un monde de plus en plus interdépendant, composé d'une multitude d'États aux capacités et aux ambitions les plus diverses, le Canada peut jouer un rôle important. Comme le soutient éloquemment un de nos documents de recherche, le Canada, qui est l'un des plus vastes États côtiers au monde, doit jouer un rôle majeur dans la gestion mondiale et la mise en valeur des océans. Grâce aux progrès de la technologie océanique, il s'agit là d'un des domaines les plus prometteurs du droit international. Le nouveau droit de la mer implique une extension de l'autorité et de l'administration publique des États à des régions maritimes immenses et passablement éloignées. Nous recommandons également qu'une attention soutenue soit accordée aux pays en voie de développement. Établir dès maintenant des liens étroits fondés sur l'aide et le commerce procurera aux futures générations de Canadiens des avantages importants en créant un environnement mondial plus stable et en nous assurant de futurs partenaires commerciaux. Il est évident qu'en assumant de tels rôles à l'échelle internationale, nous ne devons pas et ne pouvons pas négliger notre propre intérêt national. A ne jouer que les bons Samaritains, les gouvernements démocratiques risqueraient de ne pas être réélus. Toutefois, il est de notre avantage que la paix règne dans le monde. Une performance économique accrue des pays en voie de développement nous profitera à long terme, car nous dépendons du commerce. Des contacts multiples qui débordent l'Amérique du Nord contribueront à nous différencier politiquement de nos voisins américains, auxquels nous sommes économiquement liés. L'intérêt national est une notion très souple. Comme nous le mentionnons plus loin, l'évolution récente de l'économie politique internationale incite la Commission à conclure qu'il faudrait réévaluer la position internationale du Canada. Notre pays partage avec les autres la responsabilité de préserver le libéralisme de cet ordre économique international, à la création et au développement duquel il a contribué. Notre gouvernement a la responsabilité de faire à l'égard de son propre peuple ce que tout gouvernement doit faire, soit manoeuvrer au sein de ce système de façon à y maximiser les avantages par rapport aux inconvénients. En examinant la croissance du rôle de l'État dans les rouages internes de notre société et de notre économie en même temps que la croissance de son rôle international, plusieurs faits saillants ressortent. Aussi bien au plan intérieur qu'international, le nombre des intervenants augmente. Prenons un exemple assez simple: en 1945, le nombre des membres des conseils des ministres des neuf provinces et du gouvernement central, était inférieur à 118 ministres. Quarante ans plus tard, avec dix provinces, il y en a 269. Il y a eu en outre augmentation sensible du nombre des sociétés d'État et des organismes de réglementation échappant au contrôle politique direct des ministres et des parlementaires. Au sein de chaque gouvernement, et surtout des plus importants, on essaie inlassablement de créer des mécanismes de coordination et des organismes centraux pour freiner les tendances à la fragmentation. Il y a donc un contraste frappant entre la situation présente et la période qui a précédé la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle les décisions politiques des conseils des ministres ne faisaient même pas l'objet d'un rapport officiel. Au plan international, il y a eu évolution similaire, on est passé d'une relative simplicité à une plus grande complexité. Jamais autant d'États n'ont poursuivi autant d'objectifs dans un si grand nombre de domaines que maintenant. Les Nations Unies dont la Charte a été signée par 51 pays en 1945, compte aujourd'hui plus de 150 États membres. Le GATT auquel participaient 23 pays en 1947, comporte maintenant 89 États membres, sans compter 30 autres pays qui souscrivent de facto aux règlements du GATT. Un réseau toujours plus étendu d'organisations internationales, d'institutions et d'alliances régit maintenant les relations entre les États, relations que l'on veut soumettre à des objectifs militaires, économiques, culturels, écologiques, scientifiques, humanitaires et autres. La croissance a été tellement accusée que certains chercheurs doutent de l'aptitude de nos gouvernements nationaux à surveiller et à contrôler la multiplicité des instruments internationaux qu'ils ont créé. Le nombre des organismes intergouvernementaux et internationaux a presque doublé au cours de chaque décennie, depuis le début du siècle, et s'élève maintenant à environ 300. Le nombre des organismes internationaux non gouvernementaux est passé, quant à lui, de 134 en 1905 à 2600 en 1980. Ces chiffres ne tiennent pas compte des sociétés transnationales qui ont proliféré depuis la Seconde Guerre mondiale; les plus vastes d'entre elles disposent d'autant de moyens d'influer sur certaines parties du système international que les États plus petits et plus faibles. Cette croissance explosive, qui se poursuit toujours, atteste l'interdépendance entre les États et les peuples, et les efforts en vue d'assujettir cette interdépendance à des règlements. Il existe une division du travail entre les organismes internationaux et beaucoup d'entre eux ont des vocations très précises. Néanmoins, l'humanité est confrontée à une tâche d'administration publique et de réglementation internationale, qui est unique dans l'histoire et déborde les limites de la souveraineté classique des États. Un des exemples les plus frappants de la complexité de la diplomatie internationale contemporaine est représenté par la Troisième Conférence des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS 3) qui a duré quatorze ans et demi, soit de l'été 1968 à décembre 1982. Les sessions de cette conférence, qui a fait suite à deux conférences antérieures plus petites, UNCLOS 1 et UNCLOS 2, tenues respectivement en 1958 et en 1960, ont regroupé entre 2 000 et 3 000 délégués. Plus de 150 délégations y étaient représentées. Le volumineux traité qui en est résulté comportait 320 articles et neuf annexes; il a été signé par 134 États. Près d'une douzaine d'États l'ont ratifié et il est prévu que d'ici à la fin des années 1980, une majorité de pays, y compris le Canada, seront liés par le Traité comme parties prenantes, en vertu du droit des traités. Il s'agit en fait d'une «constitution océanique », d'un cadre juridique indispensable qui s'appliquera pratiquement à toutes les futures activités maritimes. Les complexités institutionnelles intérieures et internationales se renforcent les unes les autres. Les deux ordres de gouvernement au Canada sont actifs au plan international, car les divisions internes du fédéralisme canadien trouvent à s'exprimer au plan international. En plus de s'intéresser aux tarifs douaniers qui relèvent exclusivement du gouvernement central, la politique économique extérieure s'intéresse aux barrières non tarifaires (BNT). Comme celles-ci dépendent dans bien des cas de la compétence des provinces, la répartition des pouvoirs au sein du fédéralisme canadien a des répercussions sur notre politique étrangère. La multiplication des BNT reflète le déclin de l'utilité des tarifs dans l'Accord du GATT. Elle témoigne également de la volonté des divers secteurs de l'économie nationale de se protéger contre la libéralisation du commerce que les deux ordres de gouvernement ont contribué à édifier. Les universitaires parlent de l'importance croissante de la dimension internationale en politique intérieure, de même que des sources nationales de la politique internationale. Aux préoccupations traditionnelles de « haute politique », qui comprennent la paix, la sécurité et les objectifs géopolitiques des États et que l'on poursuit selon les règles de la diplomatie classique, viennent s'ajouter, quand elles ne les dépassent pas, les préoccupations plus « terre à terre » telles que le commerce, les placements et le système des finances internationales. Une étude commandée par la Commission analyse les différents efforts consentis par les États occidentaux en vue de réorganiser leur ministère des Affaires étrangères de manière à coordonner plus efficacement leurs politiques extérieures. Une autre étude, centrée sur le Canada, a montré qu'un nombre élevé de ministères participent à la politique économique extérieure, qu'il existe des rivalités entre eux et qu'il est très difficile d'énoncer et de mettre en oeuvre une politique cohérente. Les différents rôles gouvernementaux que nous avons décrits et les facteurs qui sous-tendent leur croissance ne sont pas sans affecter nos institutions parlementaires et notre régime fédéral. Plusieurs des tensions et des difficultés qu'affrontent les institutions politiques canadiennes sont le produit de cette croissance. Les institutions fondamentales de notre régime constitutionnel, à l'exclusion de la Charte, sont issues d'une époque où les choses étaient plus simples. Il est évident que leur performance et que les valeurs qu'elles incarnent seraient moins sérieusement menacées si nous pouvions «comprimer» l'État. En fait, les commissaires croient que dans des domaines choisis, il est souhaitable et faisable de procéder à une simplification du rôle du gouvernement dans la société et dans l'économie. Toutefois, étant donné la diversité des rôles assumés par les gouvernements, nous ne pouvons envisager un désengagement massif. Nous devons par conséquent examiner les effets de la croissance des gouvernements sur le fédéralisme et la démocratie parlementaire. Au fur et à mesure qu'augmentait la taille des gouvernements, des efforts ont été déployés pour coordonner les politiques à l'intérieur même des divers gouvernements au Canada, entre les deux ordres de gouvernement au sein du régime fédératif canadien et entre les États au plan international. Cela n'a cependant pas empêché une plus grande dispersion des pouvoirs politiques et bureaucratiques entre un nombre croissant de dirigeants officiels jouissant de degrés divers d'autonomie. Comme tous les politiciens et les bureaucrates le savent, et comme nos diverses études l'ont clairement démontré, aucun gouvernement ne possède une parfaite unité. Bien au contraire, au Canada comme ailleurs, l'activité gouvernementale est le fait d'une kyrielle de ministères, bureaux et organismes qui tout à la fois rivalisent et collaborent entre eux. Au sein de chaque bureau ou ministère, des conceptions partielles du bien public sont combinées à des ambitions bureaucratiques pour produire des politiques qui ne portent pas toujours strictement sur les questions envisagées. Nous admettons ces faits; les nier équivaudrait à nier la loi de la gravité terrestre. Les bureaucraties, publiques et privées, ne feraient pas l'objet de théories administratives divergentes si les considérations de carrière, de sécurité d'emploi, ou de « chasse gardée» n'avaient pas de prise sur elles. Viennent ensuite se superposer à ces subdivisions de l'État fédéral-qui tantôt se font concurrence et tantôt coopèrent - les détenteurs de la plus haute autorité d'État, à savoir, notamment, le Premier ministre, ses homologues provinciaux, les titulaires des divers ministères et les hauts fonctionnaires. Chacun a sa propre conception du rôle de l'État dans la société et dans l'économie, et des rôles respectifs des gouvernements fédéral et provinciaux. Chacun a une conception de l'avenir qui laisse transparaître une volonté de préserver et, dans certains cas, d'augmenter le prestige et le pouvoir de son gouvernement. Comme les recteurs des anciennes universités et les prélats des vieux ordres ecclésiastiques, les élites politiques et bureaucratiques au sommet des pyramides nationale et provinciales sont en faveur de la continuité et de la survie. Dans la poursuite de ces objectifs et de bien d'autres, ils sont freinés par le processus démocratique. Néanmoins, ce serait ignorer la réalité du pouvoir que de nier qu'ils disposent d'une certaine mesure d'autonomie qui leur permet de poursuivre leur propre conception du bien public. L'État démocratique est plus qu'un miroir de la société. Il est beaucoup plus qu'un tiroir-caisse qui ponctue de sa sonnerie l'équilibre instable du pouvoir entre les intérêts divergents au sein de la société et de l'économie. Ces données inéluctables du processus démocratique et du pouvoir de l'État constituent les facteurs essentiels du contexte institutionnel dans lequel nous, commissaires, cherchons à promouvoir les valeurs démocratiques et la contribution du gouvernement à la performance économique. En 1945, le gouvernement canadien était, selon les normes de l'époque, restreint et compact; un petit groupe officieux de mandarins maintenait une certaine cohésion. Au sein du régime fédéral, les provinces étaient encore affaiblies par la Grande Crise et la guerre. Le Canada était alors une puissance moyenne faisant partie de cette poignée d'États épargnés par la guerre qui, sous l'égide des États-Unis, ont reconstruit le monde occidental d'après-guerre. Depuis lors, il y a eu multiplication des États sur la scène internationale, déclin relatif de l'hégémonie américaine, et accroissement des tendances centrifuges au sein du fédéralisme canadien à mesure que les gouvernements provinciaux étendaient leurs compétences et leurs ambitions. Il y a eu également dispersion et fragmentation du pouvoir au sein des gouvernements au Canada et ailleurs. La multiplication des différents foyers du pouvoir au sein de chaque gouvernement au Canada et sur la scène internationale signifie que la poursuite des objectifs intérieurs ou internationaux requiert maintenant un rapprochement de groupes plus ou moins stables ayant des objectifs divergents, des aptitudes variables, des pouvoirs différents et des attitudes qui vont de la suspicion à la confiance. Pour tout intervenant donné, la poursuite des objectifs qu'il s'est fixés appelle la création, la modification et la gestion des institutions et des rapports existant entre elles. Dans l'économie politique internationale, cette complexité entre en interaction avec les concentrations du pouvoir économique au sein des sociétés multinationales et des institutions financières internationales. A la différence de la fin des années 1940, l'univers du pouvoir et de l'autorité, aussi bien au plan intérieur qu'international, est maintenant beaucoup plus diffus. Il comporte un plus grand nombre de centres d'activité et des programmes d'action plus diversifiés. Il s'agit d'un monde où les tâches de gestion exigent des rapports multiples entre les chefs de l'exécutif politique aux plans intérieur et international. S'il est justifié d'appeler le fédéralisme canadien un « fédéralisme exécutif », le système international peut alors lui aussi être dénommé à juste titre « internationalisme exécutif ». Cette tendance vers la prépondérance de l'exécutif est inhérente aux exigences internes et internationales auxquelles sont confrontés les gouvernements modernes. De façon plus générale, les hauts fonctionnaires emploient une bonne partie de leur temps à traiter avec leurs homologues dans d'autres bureaux du même gouvernement ou dans d'autres gouvernements. Les structures gouvernementales sont interdépendantes. Elles s'appuient l'une sur l'autre pour mettre en oeuvre des programmes. C'est ce qui a donné naissance à une politique interorganisationnelle dans les affaires nationales et internationales, laquelle suppose un jeu complexe de collaboration et de concurrence. Il est vrai que la compétition entre les divers intervenants implique que les décisions ne peuvent être monopolisées par une élite. Toutefois, il n'est pas toujours certain que, dans l'ensemble, ces réseaux circulaires d'institutions soient à la hauteur des tâches qui leur sont confiées. Il n'est pas certain, non plus, que des rouages démocratiques conçus pour un monde moins complexe puissent garantir que ces mécanismes demeureront comptables de leurs activités dans les affaires intérieures et internationales. C'est d'ailleurs pourquoi les commissaires recommandent que l'on oblige les organismes à mieux rendre compte de leurs activités et que l'on accentue leurs tendances vers une plus grande démocratisation. La croissance des gouvernements au Canada modifie la répartition du pouvoir entre les administrateurs et les hommes politiques, de même qu'entre les conseils de ministres et les législatures, et entre les secteurs public et privé. Le pouvoir monte vers les conseils des ministres et descend vers les hauts fonctionnaires; il se déplace horizontalement vers les sociétés d'État et les organismes de réglementation qui échappent à la supervision quotidienne des élus du peuple. Le pouvoir se déplace vers les spécialistes et ceux qui contrôlent l'information. Tout accroissement des rôles du gouvernement a tendance à rendre la fonction publique plus indispensable, plus puissante et plus autonome. L'administration quotidienne des diverses dispositions d'une politique instituée des années plus tôt échappe inévitablement au contrôle politique dans des circonstances normales. La simple surcharge des calendriers législatifs due au volume des activités gouvernementales, à laquelle s'ajoute le déséquilibre qui existe entre les ministres et les députés en matière d'accès aux ressources, va à l'encontre des principes d'un régime parlementaire reposant sur une discussion éclairée. En effet, l'obligation des ministres de rendre des comptes aux députés et aux citoyens se trouve amoindrie. Cette obligation est encore plus réduite du fait de la prolifération de groupes de pression qui contournent souvent les instances parlementaires et les partis politiques et traitent directement avec les administrations dispersées de l'État contemporain. Les commissaires s'inquiètent de cet état de chose, même s'ils admettent qu'il est quasi inévitable. A cet égard, nous formulerons plus loin dans ce Rapport des recommandations en vue de contrôler ces excès par un renforcement du système parlementaire. Le fédéralisme est également affecté par la coexistence de deux ordres de gouvernement, chacun doté d'un arsenal impressionnant de ressources, et chacun intervenant à partir de perspectives divergentes en regard de la société et de l'économie du pays. Les gouvernements fédéral et provinciaux n'ont jamais pu complètement s'ignorer l'un l'autre. En effet, l'Acte de la Confédération de 1867 comportait diverses clauses qui présupposaient cette interdépendance partielle. Ils partageaient les domaines concurrents de l'agriculture et de l'immigration, sous réserve d'une primauté du fédéral en cas de conflit. Le gouvernement fédéral était tenu de verser aux provinces des sommes destinées à combler l'écart entre les revenus qu'elles pouvaient prélever et les dépenses qu'elles devaient supporter. Il avait le pouvoir d'abroger toute loi provinciale dans l'année qui suivait sa promulgation et de nommer les lieutenants-gouverneurs, lesquels pouvaient exercer leur pouvoir de réserve à l'égard de la législation provinciale. Finalement, le Parlement du Canada avait le pouvoir de décider qu'un ouvrage, même s'il était entièrement situé à l'intérieur d'une province, était d'intérêt national et devait être soumis à la juridiction fédérale. Malgré ces exceptions, les gouvernements national et provinciaux oeuvraient avec un fort degré d'autonomie et d'indépendance l'un par rapport à l'autre, du moins pour l'époque. De la Seconde Guerre mondiale jusqu'à ce jour, un réseau complexe d'ententes et de comités, fondé sur divers précédents et couronné par la Conférence des Premiers ministres, a déterminé une vaste mise en commun des ressources fiscales et des compétences entre les gouvernements, malgré la répartition des pouvoirs dans certains domaines. Le pouvoir fédéral de dépenser a permis au gouvernement central d'influer sur les priorités provinciales en offrant des fonds en vertu de programmes de subventions conditionnelles orientés à des fins précises. L'État-providence a été essentiellement une création conjointe des deux ordres de gouvernement. Les arrangements fiscaux entre le fédéral et les provinces, ainsi que les paiements de péréquation, avaient pour objet d'harmoniser les efforts en matière de fiscalité et d'augmenter les revenus des provinces moins fortunées au nom de l'équité. Des réseaux de spécialistes partageant les mêmes connaissances ont travaillé ensemble à partir de leurs positions distinctes dans les différents gouvernements pour faire progresser des programmes communs. Une politique de développement régional conçue en 1973 dans le cadre des ententes générales de développement par le ministère de l'Expansion économique régionale (MEER) a permis une collaboration intime entre les hauts fonctionnaires fédéraux et les gouvernements provinciaux. Des bureaux et organismes des Affaires intergouvernementales ont été mis sur pied au cours des années 1970 afin de régir l'interdépendance des gouvernements au sein du régime fédéral. Plusieurs gouvernements provinciaux ont établi des bureaux à Ottawa pour y surveiller les événements susceptibles d'affecter leurs intérêts. A la même époque ont eu lieu d'importants conflits difficiles à résoudre, notamment en matière d'énergie, de ressources naturelles et de politiques économiques extérieures. Dans un domaine après l'autre, les deux ordres de gouvernement, jouissant d'une autorité fondée sur une répartition des pouvoirs dont la forme avait très peu changé depuis 1867, se sont mis à empiéter l'un sur l'autre dans plusieurs secteurs. Dans certains cas particuliers, des politiques contradictoires entreprises simultanément ont désavantagé les deux ordres de gouvernement. Une forte concurrence interprovinciale a également eu lieu, surtout lorsqu'il a fallu attirer les investissements et mettre en oeuvre des politiques préférentielles d'achats gouvernementaux, mais très peu de mécanismes interprovinciaux pour réglementer cette concurrence. Au-delà des gouvernements, la concurrence fédérale-provinciale n'a pas épargné non plus la société et l'économie de notre pays. Dans un État unitaire, l'affaissement du marché donne lieu à un simple transfert des prises de décisions depuis le secteur privé vers le secteur public. Au sein d'un régime fédéral où les deux ordres de gouvernement se font concurrence, les questions autrefois laissées au jeu du marché ou à d'autres instances non politiques pour qui la répartition fédérale des pouvoirs n'avait en pratique aucune pertinence, deviennent prisonnières de la concurrence fédérale-provinciale. La sphère des activités échappant au système politique, et donc au système fédéral, s'amenuise constamment, à mesure que les différends entre les instances fédérales et provinciales affectent toujours plus profondément les aspects du comportement économique et social qui relevaient autrefois du domaine privé. Une bonne partie du Rapport a pour objet d'évaluer les conséquences de cette situation imprévisible lors de la Confédération, et de suggérer des réformes les cas échéant. Cependant, nos réformes doivent être compatibles avec notre préoccupation première de préserver le principe d'un gouvernement responsable qui consiste à rendre compte des décisions et des activités. La conclusion d'ententes, souvent en privé, dans le domaine intergouvernemental a pour effet de diminuer la capacité des législatures de contrôler les conseils des ministres. Toutefois, les commissaires ne souhaitent pas que cette capacité soit affaiblie par une excessive prolifération de mécanismes intergouvernementaux qui permettraient aux détenteurs du pouvoir exécutif d'échapper davantage à l'examen public et au contrôle parlementaire. Ainsi, tout en admettant la nécessité de renforcer les mécanismes intergouvernementaux et de préserver le caractère privé des négociations, nous suggérons des réformes pour faciliter à la fois l'examen par les autorités législatives des questions intergouvernementales et les rapports des citoyens avec les institutions que nous proposons pour consolider l'union économique. L'une des qualités traditionnelles du fédéralisme est qu'il se prête aux expériences et favorise la communication des résultats des expériences fructueuses d'un gouvernement à un autre. En effet, si le fédéralisme répond à de nouvelles attentes, c'est notamment en raison de la concurrence active que des hommes oeuvrant dans des gouvernements différents se livrent pour se mériter des appuis. Ainsi, l'affrontement au sein du fédéralisme remplit la même fonction que dans les régimes parlementaires: il oblige les gouvernements à demeurer à l'écoute de la population. Considérés de cette façon, même les débats acrimonieux entre le Québec et le gouvernement central, qui ont abouti au référendum de 1980 et qui ont été suivis des événements conduisant à la Loi constitutionnelle de 1982, ont eu le mérite de contribuer à long terme à des relations plus harmonieuses entre francophones et anglophones à l'intérieur du fédéralisme canadien. Par conséquent, les commissaires croient qu'il est facile d'amplifier les effets négatifs et de sous-estimer les fonctions positives de ce qui apparaît superficiellement comme un affrontement inacceptable entre gouvernements rivaux d'un même peuple. A l'instar des États qui réglementent leur concurrence sur les marchés internationaux, il convient de mettre au point des arrangements institutionnels dans le domaine des relations intergouvernementales. Nous formulerons des recommandations à ce sujet dans un chapitre subséquent, reconnaissant amplement la primauté des valeurs liées à la démocratie parlementaire au sein de chaque ordre de gouvernement. Nos postulats démocratiques nous incitent à croire que la croissance de l'État est directement reliée aux demandes des citoyens, et que son importance est fonction de leur satisfaction. Aucune de ces deux hypothèses n'est valable en soi. Lorsque l'État arrête des politiques, elles proviennent en bonne partie de la dynamique interne du gouvernement et se teintent de buts politiques et bureaucratiques que les citoyens pourraient ne pas partager. Quant à l'adéquation de ces politiques aux problèmes qu'ils sont censés résoudre, celle-ci est souvent influencée, parfois négativement, par la structure interne de l'État. Les politiques gouvernementales ont parfois des effets inattendus; ils sont attribuables à l'ignorance relative de ceux qui souvent conçoivent et mettent en oeuvre des programmes complexes qui entrent en interaction de façon imprévisible, avec les multiples buts privés des parties intéressées. Rien dans l'analyse ci-dessus n'a pour objet de nier qu'il y a, ou qu'il doit y avoir, une division du travail entre les citoyens et les élites politiques et administratives responsables des gouvernements. Notre démocratie n'est pas directe, elle est représentative. Ce que la Commission tient à affirmer, c'est qu'il est toujours nécessaire d'examiner attentivement nos arrangements constitutionnels et institutionnels, ainsi que la substance des politiques particulières. Les défauts des premiers peuvent en effet déterminer les limites des secondes. Chaque génération de Canadiens a dû réinterpréter le parlementarisme et le fédéralisme à la lumière de circonstances nouvelles. Or, non seulement cette obligation nous incombe également, mais il nous faudra de plus adapter ces deux types d'institutions à la Charte dont vient d'hériter notre régime constitutionnel. L'État et l'économie: le rôle interne. Les gouvernements démocratiques, au Canada comme ailleurs, s'interrogent à nouveau sur la relation entre États et marchés, les uns et les autres étant assujettis à leurs propres critères d'organisation. Une des questions centrales pour la Commission concerne la répartition convenable des tâches entre l'État et l'économie. Notre but est d'éclairer ce débat, de démêler les questions complexes qu'il soulève, et de proposer des critères qui permettront d'établir une relation harmonieuse entre ces deux puissants systèmes interdépendants dans le domaine desquels nous assumons nos responsabilités à titre de citoyens, de consommateurs et de producteurs. Dans la sphère de l'État, nous sommes citoyens, gouvernants et gouvernés, détenteurs de droits et d'obligations. Pour le marché, nous sommes consommateurs et producteurs, travailleurs et gestionnaires, prêteurs et emprunteurs. Dans le premier cas, nous nous gouvernons nous-mêmes, nous opposons l'ordre à l'anarchie, et nous décidons du partage des avantages et des inconvénients de notre existence collective comme Canadiens et citoyens d'une province. En tant que citoyens, nous rejoignons également, par l'intermédiaire de l'État, le système international auquel le Canada participe avec d'autres pays en poursuivant des objectifs nationaux et internationaux. Le système mondial n'a d'autre source d'ordre politique que le réseau d'ententes créé par les gouvernements, et les normes communes auxquelles ils souscrivent par prudence, crainte et respect pour leur contenu. Nous sommes également liés au système international par des marchés qui facilitent les opérations économiques transnationales mutuellement profitables. Il arrive aussi que ces mêmes marchés nous transmettent des influences moins désirables comme l'inflation et les fluctuations du cours des denrées. Pendant plusieurs siècles, les marchés du monde occidental ont été façonnés par le système des prix, qui transmet des signaux aux acheteurs et aux vendeurs de marchandises, de services, de main-d'oeuvre et de capitaux. Aujourd'hui, dans les économies mixtes et dans les États-providence des démocraties industrielles occidentales, la plupart des décisions économiques - vendre et acheter, investir, offrir son propre travail ou embaucher - sont prises par des particuliers dans des situations de marché libre. Le marché répartit les ressources de façon impersonnelle en vue de leur exploitation la plus profitable dans un contexte où le consommateur est souverain. Les marchés fonctionnent plus efficacement dans certains milieux qu'en d'autres. Toutefois, ils peuvent aussi apparaître de façon spontanée dans les circonstances les moins propices. Le marché noir et l'économie clandestine se développent au sein des économies collectivistes, suppléant aux directives trop rigides de l'État. Bien qu'illégales, plusieurs transactions de marché noir sont en effet mutuellement profitables et augmentent l'efficacité des économies collectivistes. Dans les sociétés démocratiques où la liberté du marché est considérable, certaines transactions telles que celles portant sur la drogue, les jeux de hasard, la prostitution et d'autres activités sont proscrites. Cependant, les marchés prolifèrent là aussi, souvent à un prix énorme, dans des conditions sordides, et dans un contexte de criminalité. Ces marchés sont indéracinables. Les marchés et les États ont des principes d'organisation différents. Les États constituent des concentrations d'autorité coercitive gouvernant des groupes particuliers de citoyens à l'intérieur de frontières fixes. Les États sont le produit de l'histoire et ont une remarquable capacité de survie. En assurant le maintien de la loi et de l'ordre, ils offrent le minimum de sécurité nécessaire à la poursuite de buts privés au sein de la société et de l'économie. Ce sont eux qui fournissent aux passions du nationalisme des exutoires constructifs ou destructifs. Les États constitutionnels démocratiques, y compris le Canada, s'imposent de nobles objectifs qui limitent leurs moyens d'action. Ils cherchent à civiliser le pouvoir, à assujettir le gouvernement à la loi, à accorder à leurs citoyens des droits que ceux-ci pourront invoquer pour se protéger contre les empiétements abusifs du pouvoir. Ils leur donnent la possibilité non seulement d'influencer l'orientation des politiques publiques grâce à des arrangements et des procédures démocratiques, mais aussi de changer de temps à autre la composition de la classe politique au pouvoir. Dans les régimes constitutionnels libéraux, comme celui du Canada, les dirigeants cèdent le pouvoir lorsque l'électorat manifeste sa préférence pour un autre groupe de dirigeants. Les systèmes politiques prévoyant une passation ordonnée du pouvoir conformément aux souhaits de l'électorat ne sont malheureusement pas la norme dans le monde contemporain. Il s'agit d'une exceptionnelle réalisation humaine, qui est à la politique ce que les règles du Marquis de Queensberry sont à la boxe, et que nous, Canadiens, considérons à tort comme tout à fait normale. Le concept d'une opposition loyale à laquelle le respect est dû, même si elle fait ouvertement campagne pour remplacer le gouvernement au pouvoir, est une invention sociale unique contribuant plus que toute autre au respect de la dignité humaine, de la civilité et de la liberté. L'économie de marché, caractérisée par la décentralisation et par la capacité de réagir rapidement aux changements de prix, est également une invention sociale importante. Elle est extrêmement souple, elle réagit bien et elle coordonne, sans recours à la force, une multitude de décisions économiques privées. Ce n'est pas Henry Ford, mais Karl Marx, qui, dans le Manifeste du parti communiste, fait la remarque suivante au sujet de la bourgeoisie: Elle a été la première à montrer ce dont était capable l'activité humaine. Ses exploits dépassent de loin les pyramides d'Egypte, les aqueducs romains et les cathédrales gothiques; elle a entrepris des expéditions qui relèguent dans l'ombre tous les anciens exodes des nations et les croisades [...]. La bourgeoisie, durant son règne d'à peine un siècle, a créé des forces productives plus massives et plus colossales que toutes les générations précédentes prises ensemble. L'assujettissement à l'homme des forces de la nature, les machines, l'application de la chimie à l'industrie et à l'agriculture, la navigation à vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, le défrichage de continents entiers pour l'agriculture, la canalisation des rivières, des populations entières arrachées au sol - quel siècle précédent a même pu imaginer que de telles forces productives sommeillaient au sein de l'entreprise sociale ? A la différence des États, qui sont géographiquement fixes et historiquement enracinés, l'économie de marché est hostile aux frontières nationales, elle crée constamment de nouveaux produits et elle va toujours de l'avant. Sa tendance naturelle est d'organiser et de répartir l'activité économique selon des critères indépendants de l'espace physique, et cette tendance est en contradiction avec l'immobilité des États et leur souci d'assurer la stabilité sociale de leurs citoyens Les marchés libres, comme les États démocratiques, sont des arrangements institutionnels essentiels, non seulement pour le progrès économique, mais aussi pour la promotion de la liberté et de la dignité humaine. La logique, aussi bien que l'histoire, confirme que la démocratie politique et les libertés individuelles s'affaiblissent lorsque le secteur privé de l'économie ne jouit pas d'une autonomie appréciable, et sont incompatibles avec une économie dépourvue de toute autonomie. Les États démocratiques et les marchés libres dépendent les uns des autres. En plus de ses fonctions économiques, le marché exerce des fonctions politiques très utiles pour la société et réduit ainsi considérablement les exigences des citoyens à l'égard de l'État. La principale contribution politique des marchés est que ces derniers confient aux agents privés les processus essentiels de prise de décision relatifs à la production et à la consommation, dans un cadre qui, en général, répond bien aux désirs des consommateurs. Par conséquent, ils réduisent les besoins d'information et les obligations de gestion des gouvernements. D'autre part, les marchés génèrent la production économique d'où l'État pourra extraire les ressources nécessaires à la poursuite de ses divers objectifs. Enfin, ceux-ci contribuent à la liberté politique en offrant un domaine d'autonomie, hors de la portée de l'État, où les particuliers peuvent se réfugier lorsqu'ils n'ont plus la faveur des autorités politiques. Les économies de marché décentralisent et répartissent le pouvoir. Dans les sociétés démocratiques, les partis d'opposition et les marchés libres sont des phénomènes intégralement liés. L'autonomie relative des marchés réduit les sanctions dont dispose l'État et renforce l'aptitude des citoyens à critiquer les politiques de l'État en leur donnant les appuis sociaux et économiques nécessaires à l'exercice de la liberté politique. Il importe de rappeler ces grandes vérités. Au cours de nos audiences, nous avons constaté que certains témoins représentant des intérêts économiques privés puissants, mais dont les succès étaient fortement tributaires de la discrétion du gouvernement, craignaient d'exprimer publiquement leurs opinions sur les politiques gouvernementales de peur des conséquences qui pourraient en découler. Les marchés ont également besoin des États, car ils ne peuvent se développer que s'il y a ordre, respect de la loi, respect du droit de propriété, application des contrats, fiabilité des poids et des mesures, stabilité de la monnaie, infrastructure pour le transport et autres services que les marchés ne fournissent qu'avec difficulté. Les aptitudes humaines qu'il faut acquérir pour s'insérer efficacement dans le fonctionnement du marché exige un système d'instruction et de formation comme complément à la socialisation de base assurée par la famille. Or, ce système ne peut être administré que par l'État. Dans le monde moderne, marché et État sont intimement liés l'un à l'autre. L'État assume de nombreux rôles, dont certains ont des conséquences importantes sur l'économie, même lorsqu'ils n'ont pas pour but explicite de modifier le rendement économique. En outre, la relation entre l'État et le marché comporte une dimension internationale, aussi bien qu'intérieure, comme nous le verrons ci-dessous. Les relations de l'État et du marché soulèvent des questions qui sont au coeur de la politique démocratique et des politiques économiques. Les Canadiens avaient une certaine conception du rôle de l'État lors de la Confédération. Les principaux buts économiques de la Confédération étaient d'agrandir le marché intérieur grâce à une union politique comportant l'abrogation des barrières tarifaires entre les colonies, d'étendre les frontières du nouveau dominion jusqu'au Pacifique, de peupler les Prairies avec des immigrants, de créer une infrastructure pour le transport grâce à la nouvelle technologie des chemins de fer, et d'améliorer la cote du crédit canadien sur les marchés de Londres. Le gouvernement national s'est donc vu octroyer les principaux pouvoirs économiques, comme le voulaient les Pères de la Confédération. Aux chemins de fer et à l'immigration, qui étaient alors les principaux outils de direction économique, on ajouta en 1879 la politique nationale des tarifs. Cette politique avait pour objet d'encourager le développement d'une industrie nationale dans un contexte d'intégration économique de l'est et de l'ouest du pays, contexte à l'intérieur duquel le principe des avantages économiques comparatifs devait déterminer la répartition géographique et la nature de l'activité économique au Canada. La suite de l'histoire économique du Canada, dans le cadre de la politique nationale, a été maintes fois rappelée. Il n'est cependant pas nécessaire pour l'instant de nous y attarder, car nous aurons l'occasion d'y revenir un peu plus loin dans ce Rapport. Toutefois, il importe de noter que la politique nationale fut une source de dissension entre les régions. Les provinces maritimes et celles de l'Ouest y virent une forme d'exploitation au profit du coeur industriel du pays situé en Ontario et au Québec. Les protestations s'exprimèrent avec la plus grande virulence dans les trois provinces des Prairies, qui se dotèrent de divers partis régionaux hostiles au pouvoir de l'Ontario et du Québec sur la scène politique nationale. Ce pouvoir reposait sur le poids de leur population et sur la discipline des partis politiques qui faisait que les minorités régionales ne disposaient jamais d'assez de voix au sein des caucus des partis nationaux. Ce sentiment d'exploitation et de dépendance coloniale était aggravé par le fait que le gouvernement national avait conservé son pouvoir sur les terres et les ressources naturelles des trois provinces des Prairies, « aux fins du dominion », et ceci jusqu'en 1930. Les agriculteurs de l'Ouest et leurs gouvernements provinciaux comprenaient bien que les forces du marché dans le cadre de l'économie canadienne étaient assujetties à des contraintes qui reflétaient la répartition du pouvoir politique entre les régions et la répartition de compétences entre deux ordres de gouvernement. La crise des années 1930 qui provoqua la chute de la République de Weimar en Allemagne et qui ébranla la démocratie dans d'autres pays, fut perçue au Canada à la fois comme une crise du fédéralisme et une crise du capitalisme. La crise du fédéralisme détermina la création en 1937 de la Commission royale sur les relations entre le dominion et les provinces (la Commission Rowell-Sirois), dont le rapport fut rendu public en 1940. De nombreux observateurs voyaient dans la crise du capitalisme une crise du fédéralisme. Selon eux, la répartition du pouvoir propre au fédéralisme rendait celui-ci incapable de réagir efficacement à la crise du capitalisme. Dans les années 1930, le débat sur le rôle économique de l'État acquit une intensité exceptionnelle dans notre histoire. En 1935, le Premier ministre conservateur, R W Bennett, annonça aux Canadiens, dans ses fameux discours radiodiffusés sur le New Deal, que le capitalisme s'écroulait et que seule une intervention de l'État pouvait le sauver. La Co-operative Commonwealth Federation (CCF), nouvellement créée, préconisait une augmentation massive du rôle de l'État qui se traduirait par la création de commissions de planification et par des nationalisations. Le Crédit social, s'inspirant des théories monétaires d'un ingénieur écossais, le major C.H. Douglas, définissait le problème en termes d'insuffisance chronique de la demande attribuable à un vice fatal du système financier, vice qui ne pouvait être rectifié qu'en donnant un pouvoir d'achat supplémentaire aux consommateurs. En Colombie-Britannique, le Premier ministre, Duff Pattullo, institua une version provinciale du New Deal de Franklin D Roosevelt, avec pour slogan Work and Wages (« Travail et salaire »). Terre-Neuve, alors dominion indépendant, fournit une émouvante illustration de la relation entre l'économie et la démocratie politique. Acculée à la faillite, sa population fut obligée de renoncer à l'autonomie politique, après que le rapport d'une Commission royale terre-neuvienne déposé en 1933 (le Rapport Amulree) eut conclu qu'il y avait incompatibilité entre l'insolvabilité fiscale et la démocratie. Pendant quinze ans, de février 1934 jusqu'à son adhésion au Canada en 1949, Terre-Neuve fut gouvernée par une Commission gouvernementale et retourna au statut de colonie pure et simple dirigée à partir de Whitehall. Le ferment intellectuel de la Grande crise s'atténua partiellement avec la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle le rôle de l'État au Canada se modernisa. Suite à la prise en charge par le gouvernement central de l'effort de guerre, prise en charge rendue plus facile par la centralisation des pouvoirs fiscaux en 1941, le plein emploi fut rétabli, des ressources massives furent consacrées à la guerre, l'industrie fut stimulée par les contrats de guerre, et le niveau de vie s'éleva. Parallèlement à cette évolution qui semblait faire la preuve de l'efficacité de la gestion économique du gouvernement central, surtout par contraste avec la Grande crise des années 1930, les idées de Lord Keynes et de Lord Beveridge faisaient leur chemin parmi les responsables politiques et les grands commis de l'État. Keynes, dont les théories avaient été conçues en fonction d'un État unitaire, traitait principalement d'une économie fermée qui n'entretenait ni échanges commerciaux ni échanges financiers avec le monde extérieur; pour simplifier à l'extrême, sa théorie proposait une budgétisation anti-cyclique destinée à niveler la demande globale et à maintenir le plein emploi. Quant à Beveridge, il posa les fondements intellectuels de l'État-providence moderne en justifiant la création d'un régime universel de sécurité sociale ayant pour objet la protection contre le chômage, la maladie et la vieillesse. Conjuguées à d'autres courants de pensée, ces idées constituèrent un cadre intellectuel permettant de conférer au gouvernement fédéral un rôle de leadership dans l'économie d'après-guerre et dans l'édification d'un Étatprovidence. Ces politiques intérieures étaient liées à l'élaboration, sous l'égide du FMI et du GATT, d'un ordre économique international libéral, hors du bloc soviétique et des pays en voie de développement. A l'intérieur de cet ordre, les barrières au mouvement international des marchandises et du capital devaient être progressivement réduites. Pratiquement tous les architectes de la politique économique d'après-guerre estimaient que l'ouverture de l'économie internationale était compatible avec la gestion économique intérieure. Les marchés capitalistes ne sont pas seulement des instruments efficaces pour l'activité économique, ce sont aussi des systèmes de pouvoir. Il en est ainsi non seulement en ce qui concerne les relations entre les gestionnaires, les patrons et les salariés, mais aussi en ce qui concerne la distribution du revenu que le marché engendre entre les particuliers et les classes sociales. Le revenu dans une société, surtout lorsque les possibilités de subsistance sont limitées, est un instrument majeur de pouvoir, car il détermine notre aptitude à mobiliser des ressources pour notre usage personnel et, par conséquent, notre aptitude à vivre dans la dignité. La démocratie politique a des effets profonds sur les systèmes du marché. Les intervenants qui sont regroupés dans des marchés comme salariés et gestionnaires, consommateurs et producteurs, ou acheteurs et vendeurs sont également des citoyens ayant des droits démocratiques. A ce dernier titre, et en utilisant les mécanismes politiques de la démocratie, les citoyens modifient la distribution du pouvoir et du revenu qu'opère le marché; ils ont recours à l'État pour imposer des critères de justice qui modifient les résultats du marché. C'est donc cela l'État-providence: la réalisation d'une philosophie de partage qui subordonne les résultats du marché et notre rôle d'agent économique à des principes de solidarité et de vie communautaire. Des millions de Canadiens comptent sur les mesures de sécurité du revenu de l'État-providence pour préserver leur niveau de vie et leur bien-être. En 1982, les transferts gouvernementaux aux individus comptaient pour près de I l pour cent du revenu moyen. Ils représentaient cependant plus de 60 pour cent des revenus du cinquième de la population la moins favorisée. Ainsi, la répartition de la richesse qu'engendrent les marchés capitalistes est délibérément modifiée par des prestations accordées aux citoyens ainsi que par la fourniture, souvent gratuite, de divers biens complémentaires en dehors du système de marché. Le pouvoir hiérarchique au sein des entreprises et des industries est équilibré par les syndicats, est assujetti à des lois sur la sécurité au travail et est généralement limité par une nouvelle catégorie de droits des travailleurs qui encadre les pouvoirs discrétionnaires de l'employeur. De nos jours, il est dans l'intérêt de l'employeur de limiter l'exercice de son pouvoir. Pour arriver à une plus grande productivité, il faut des rapports de travail harmonieux, d'où une tendance à partager le pouvoir entre la direction et les salariés. Les travailleurs étant plus spécialisés, la motivation au travail devient plus importante à mesure que les emplois requièrent de plus en plus de créativité, d'innovation et de talent. Les relations conflictuelles sont tenues pour nuisibles à la productivité, car on se rend compte de plus en plus qu'il y a interdépendance profonde entre le capital et la main-d'oeuvre. Dans l'ordre le plus général, le rôle de l'État en matière d'aide sociale rend compatibles l'économie capitaliste et la démocratie politique. On hésite généralement à aborder cette question, car les modalités particulières qui ont pour objet de tenir compte des valeurs relatives à l'efficacité économique, à la dignité humaine, et à l'évolution des concepts de justice, y compris les rapports qui existent entre le risque, l'innovation et la récompense, sont sujets à controverse. L'expérience doit nous servir de modèle. Une société démocratique ne cesse jamais d'apprendre, de profiter de ses expériences passées, et de mettre de nouvelles politiques à l'essai. Mais on ne peut raisonnablement remettre en question l'État-providence que dans ses applications marginales. Les principes de solidarité commune et d'entraide qui en sont le fondement restent inattaquables. L'État-providence est nécessaire pour résoudre les problèmes et les conflits sociaux qui sont inhérents à toute grande société industrialisée. Ces problèmes ne peuvent être résolus par la philanthropie. Sans État-providence, ni la stabilité sociale, ni l'intégration sociale ne seraient possibles. Sans la contribution - stabilisante et propice à l'intégration - de l'État-providence, le soutien à l'autonomie relative des marchés capitalistes s'écroulerait. Cependant, l'État-providence est un ensemble complexe de politiques et de valeurs sociales dont il faut faire ressortir les principaux traits si on veut en évaluer la performance. Les commissaires ont donc conclu que les politiques sociales canadiennes devaient être au service de quatre grands principes: - une distribution équitable des avantages fondée sur des concepts évolutifs de justice sociale qui nous font préférer des résultats différents de ceux qu'engendrent les mécanismes du marché; - la sécurité d'une certaine protection contre des risques, tels que la maladie ou les bouleversements résultant d'une économie dynamique; - la possibilité de participer à la vie économique afin d'améliorer notre sort et de renforcer notre sens de l'identité qui, dans le monde moderne, est étroitement lié au travail; - le partage, qui est l'expression morale de notre sentiment d'appartenance communautaire, et sur lequel se fondent à la fois notre sens de justice et notre volonté d'entraide et de répartition équitable des possibilités d'emploi. Les moyens que nous mettons au service de ces principes sont importants, car ils mobilisent nos ressources financières. Par conséquent, il n'est que juste que nous appliquions des critères d'efficacité dans le choix de nos instruments de politique sociale et que, à priori, nous préférions des instruments qui imposent le minimum de contraintes et d'efficience aux mécanismes du marché. Il s'ensuit que le débat sur l'État-providence, dans les démocraties capitalistes libérales comme le Canada, n'est pas entièrement libre. Il se concentre sur les moyens, et non sur les buts. Le capitalisme est évidemment compatible avec des régimes autoritaires où les droits des syndicats sont réprimés, où de graves inéquités dans la répartition du revenu et des privilèges sont tolérées et où enfin le pouvoir coercitif de l'État est omniprésent. Mais nous, Canadiens, n'avons pas choisi cette voie. Notre répartition des rôles entre l'État et le marché satisfait à des critères respectueux des traditions démocratiques et, donc, conformes aux préoccupations des citoyens. Nous n'avons pas non plus opté pour une économie dirigiste qui assujettit le marché au contrôle absolu de l'État. Notre tradition de « l'État positif », tout en attribuant un rôle influent aux gouvernements dans l'économie, a néanmoins toujours présumé qu'il appartenait aux agents du secteur privé de prendre la plupart des décisions économiques. Ainsi, la polémique sur le rôle de l'État au Canada se situe à mi-chemin entre deux extrêmes. Une bonne partie du présent Rapport porte sur cette controverse, mais les commissaires n'oublient pas qu'il y a consensus général en faveur de l'État-providence et d'une économie mixte. Nous ne nions pas, non plus, l'importance des changements d'options politiques, du choix des instruments, et des objectifs à retenir parmi les diverses hypothèses se situant à « mi-chemin ». Nous croyons, au contraire, que dans plusieurs secteurs, la répartition actuelle des rôles entre l'État et le marché, laquelle est le produit de décennies de modifications cumulatives, ne contribue ni à nos objectifs économiques ni à nos objectifs politiques. Ainsi, en ce qui concerne certaines dispositions fondamentales de l'État-providence, les commissaires ont conclu qu'une réforme en profondeur est à la fois possible et souhaitable dans plusieurs domaines. De même que d'autres programmes qui forment un tout organique et complexe, notamment ceux auxquels participent les deux ordres de gouvernement, et qui avec le temps évoluent de façon cumulative, l'État-providence est normalement caractérisé par certaines contradictions et par des conséquences défavorables non prévues initialement. La sécurité du revenu, une des composantes essentielles de notre État-providence, est l'un des domaines où les commissaires croient qu'il est nécessaire d'envisager une restructuration fondamentale. Notre but n'est pas la suppression de cet aspect de l'État-providence, mais une meilleure adéquation des instruments utilisés par les gouvernements aux objectifs que les Canadiens poursuivent. Nous avons déjà établi les buts fondamentaux de l'État-providence; pour ce qui est de notre analyse et de nos propositions, nous les présentons dans la Partie v du Rapport intitulée « Ressources humaines et soutien social ». En ce qui a trait à la sécurité du revenu, nous ne nous limitons pas à de simples retouches marginales, mais proposons des modifications radicales et substantielles. Nos recommandations se traduisent essentiellement par notre projet de Régime universel de sécurité du revenu (RUSR). Nous croyons que la mise en oeuvre d'un RUSR comportant un revenu garanti à caractère universel, qui serait assujetti à des taux de « récupération fiscale ». relativement faibles pour les revenus gagnés, constitue le meilleur fondement pour les régimes de sécurité du revenu du Canada. Le niveau convenable des prestations du RUSR évoluera avec le temps. Le remplacement de la plupart de nos régimes actuels de sécurité du revenu et de plusieurs de nos exemptions et déductions fiscales permettrait au gouvernement du Canada, en 1985, d'offrir un revenu garanti de base de 2 750 dollars par adulte, et de 750 dollars par enfant; les prestations seraient réduites au taux de 20 dollars par 100 dollars de revenu supplémentaire. Nous estimons que ces niveaux sont généralement suffisants, en 1985, en regard d'un programme fédéral de supplément du revenu. Le RUSR simplifierait considérablement notre système de sécurité du revenu. Il pourrait remplacer les programmes suivants: le supplément garanti du revenu, les allocations familiales, les crédits d'impôt pour enfants, les exemptions pour personnes mariées, les exemptions pour enfants, la part fédérale de l'assistance sociale au titre du Régime d'assistance publique du Canada (RAPC) et, dans un avenir plus ou moins rapproché, les programmes fédéraux d'aide à l'habitation. Si l'exemption personnelle de l'impôt sur le revenu était également éliminée, le revenu annuel garanti pourrait atteindre 3 825 dollars par adulte et 765 dollars par enfant. Comme pour la plupart des autres politiques complexes, nos recommandations sur la sécurité du revenu se répercuteraient sur les relations fédérales-provinciales. Certaines des modifications fiscales qui accompagneraient la mise en place du RUSR entraîneraient une augmentation sensible des recettes fiscales des provinces. Les commissaires estiment que ces recettes supplémentaires doivent être affectées à la sécurité du revenu, ne serait-ce que parce que le RUSR n'est pas destiné à fournir des prestations suffisantes à toutes les personnes qui ne disposent pas d'autres gains ou revenus. Dans nos calculs, nous avons pris pour hypothèse que cette « manne » fiscale qu'obtiendraient les gouvernements provinciaux par suite des modifications fédérales servirait également à financer des programmes de supplément du revenu. Cependant, nous reconnaissons que des négociations fédérales-provinciales assez complexes seraient nécessaires pour atteindre cet objectif. Nous admettons également que pour certaines familles qui n'ont pas d'autres revenus, les garanties du RUSR ne seraient pas tout à fait suffisantes. Étant donné que la part provinciale des paiements d'assistance sociale en vertu du Régime d'assistance du Canada demeurerait sous le contrôle des provinces, nous tenons pour acquis que ces provinces continueraient à offrir des suppléments spéciaux aux personnes dont les besoins seraient déterminés en vertu des critères en vigueur. Ainsi, selon l'option retenue par les commissaires, les paiements provinciaux ajouteraient, en moyenne, de 3 500 dollars à 4 500 dollars environ aux niveaux de base, ce qui permettrait aux familles canadiennes les moins nanties de disposer d'un revenu annuel de 12 500 dollars à 13 500 dollars. Nous ne sous-estimons nullement le caractère radical de ces propositions, ni la probabilité qu'elles devront être introduites progressivement comme certaines autres de nos propositions, ni même leurs répercussions sur les relations fédérales-provinciales. Toutefois, nous sommes convaincus que la gamme de programmes qui constitue notre actuel régime de sécurité de revenu est inefficace et compliquée, qu'elle incite à ne pas rechercher du travail et qu'elle est inéquitable. Certains vont jusqu'à douter qu'elle puisse durer. Ces affirmations sont quelque peu audacieuses, mais nous les étayerons dans la Partie v du Rapport. En outre, notre système de sécurité du revenu coûte, selon une évaluation pour 1984- 1985, 61,6 milliards de dollars aux gouvernements fédéral et provinciaux, ce qui équivaut à plus de 13 pour cent du produit national brut. De telles dépenses ont des effets graves sur notre économie et, à un niveau plus personnel, sur des millions de Canadiens. Les citoyens et les gouvernements du Canada doivent éviter que des dépenses de cette envergure soient mal adaptées à leurs objectifs. Une Commission royale manquerait à ses responsabilités si elle ne cherchait pas à éclairer les Canadiens sur les problèmes que cela soulève et si elle ne faisait pas de recommandations susceptibles d'assurer un avenir meilleur. Les relations entre l'État, l'économie et la société sont tellement complexes, intimes et profondes quant à leurs répercussions sur notre façon de vivre qu'il faut les soumettre périodiquement à un examen attentif. Il est certain qu'en démocratie il y a place pour des rajustements « à la pièce », ne serait-ce que parce que les modifications cumulatives permettent de minimiser les bouleversements des modèles sociaux et parce que cette progression en douceur facilite l'apprentissage social. Toutefois, cet apprentissage exige que l'on évalue jusqu'à quel point les politiques antérieures ont atteint leurs objectifs, surtout lorsqu'on les juxtapose à d'autres politiques connexes qui ont été introduites à des moments différents et, souvent, sans que l'on ait suffisamment vérifié leur correspondance avec ce qui a été fait auparavant. Les commissaires estiment que le système de sécurité du revenu est devenu tellement complexe et embrouillé que tout effort d'amélioration le concernant serait difficilement réalisable et irait jusqu'à produire des résultats contraires à ceux escomptés. Celui-ci est maintenant tellement interdépendant que toute tentative de modifier isolément l'une ou l'autre de ses parties provoquerait non seulement de la résistance de certains prestataires, mais aurait également des conséquences néfastes sur d'autres parties du système. En outre, il s'avère impossible de lui donner une cohérence morale en procédant à quelques rajustements ici et là. Ce qu'il faut, c'est un leadership politique faisant appel à une conception élargie de l'intérêt public qui s'emploiera à simplifier et à rationaliser l'ensemble des programmes actuellement en vigueur en fonction des objectifs globaux visés par la sécurité du revenu. Les commissaires croient que c'est ce que les Canadiens souhaitent dans ce domaine de la politique sociale. Les milieux gouvernementaux et politiques sont beaucoup plus aptes à entreprendre des expériences qu'à profiter de leurs leçons. Les commissaires ont essayé de remédier à cette lacune dans le domaine de la sécurité du revenu et ailleurs. Au cours des trois décennies qui se sont écoulées entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et les années 1970, la prospérité des Canadiens s'est accrue; les taux de chômage et d'inflation étaient peu élevés, du moins selon les normes contemporaines. L'État-providence fut complété vers la fin des années 1960. De la période Diefenbaker jusqu'à maintenant, le développement économique régional a pris de l'importance. Les provinces ont entrepris de jouer un rôle plus marqué dans la promotion du développement économique et ont disposé d'une part toujours plus grande du total des dépenses gouvernementales. Elles n'ont plus voulu que leur avenir économique continue à être déterminé uniquement par le marché ou par les politiques fédérales. Par conséquent, les politiques économiques qui présupposaient un régime fédéral centralisé, dominé par le gouvernement national, ont subi un certain déclin, notamment en ce qui concerne leur mise en oeuvre. La période de bouleversements qui débute avec le premier choc pétrolier de 1973 et qui se poursuit toujours constitue la toile de fond des considérations de la Commission. Selon les divers critères classiques en fonction desquels nous jugeons la performance économique, la dernière décennie est caractérisée par des carences marquées lorsqu'on la compare au premier quart de siècle qui a suivi la guerre. Une faible croissance de la productivité combinée à une inflation galopante a conduit de nombreux Canadiens à s'interroger sur le sentiment de prospérité illimitée qui avait prévalu durant les célébrations du Centenaire, en 1967. La récession de 1981-1982 a laissé un goût amer à cause du chômage; de plus, on peut prévoir qu'il faudra encore plusieurs années avant que l'on puisse créer suffisamment d'emplois pour donner du travail aux milliers de Canadiens actuellement au chômage. Comme d'autres économies capitalistes, nous avons dû faire face entre autres: à un taux de chômage atteignant des niveaux beaucoup plus élevés que ceux qui étaient tolérés auparavant; à un ralentissement sensible de la croissance de la productivité; à la longue coexistence d'un chômage élevé et d'une inflation extrême; à des déficits prolongés et importants des budgets gouvernementaux; à des taux d'intérêt inimaginables ainsi qu'à de nombreuses faillites commerciales; à l'instabilité financière et à des fluctuations des devises; à des secteurs économiques et à des régions gravement touchés par la crise. Plusieurs de ces problèmes très sérieux au Canada semblent résulter d'importantes mutations structurelles et de l'effet cumulatif de changements sous-jacents à la société et à l'économie. Il ne s'agit donc pas simplement des conséquences d'un grave bouleversement cyclique que nous pourrions surmonter grâce aux expériences précédentes. Leur plus dur aspect a été sans doute la montée du chômage. En dépit d'une augmentation impressionnante, à long terme, du nombre total des emplois, une opinion très répandue soutient que le chômage - qu'il découle d'une déficience de la demande dans l'économie, ou de facteurs structurels de base - serait susceptible de persister à des niveaux inacceptables jusqu'aux premières années de la prochaine décennie. Dans plusieurs parties de ce Rapport, surtout dans les Parties 111 et v, la Commission essaie d'expliquer ces développements, de suggérer des politiques pour y remédier et d'une façon générale de réévaluer les relations entre l'État et le marché, aussi bien au plan intérieur qu'international. Notre préoccupation à long terme doit être de rétablir des taux de croissance plus élevés de la production et de l'emploi. A cette fin, nous préconisons une plus grande ouverture à la concurrence internationale et, en particulier, la conclusion avec les États-Unis d'un accord de libre-échange qui couvrirait les barrières non tarifaires (BNT). La prémisse sur laquelle reposent ces recommandations est que l'économie canadienne doit devenir plus concurrentielle et que les politiques intérieures qui retardent cette adaptation doivent faire place à des stratégies qui encouragent ce rajustement. Notre position en matière internationale et notre position sur les politiques intérieures sont complémentaires. Il nous faut mettre fin à ces habitudes d'intervention gouvernementale dans l'économie qui risquent de décourager l'esprit d'entreprise, de retarder le processus d'assouplissement et d'aller à l'encontre d'une allocation adéquate des ressources. Le rendement économique décevant de la dernière décennie, de même que le climat international plus ardu, ont particulièrement attiré l'attention sur le rôle du gouvernement dans le renforcement des perspectives de croissance et d'emploi. Les « chocs 1. des prix de l'énergie, les crises des marchés financiers, le recours au protectionnisme et la remise en question par le Japon et par certains pays nouvellement industrialisés (PNI) de la suprématie industrielle de l'Europe occidentale et de l'Amérique du Nord, nous obligent à repenser les politiques et les programmes gouvernementaux en matière de développement. En outre, la course technologique a éveillé des craintes séculaires au sujet de la marginalisation des travailleurs dans la recherche d'une productivité accrue. De plus en plus, on discute de la politique ou de la stratégie industrielle qu'un pays doit se donner. La Commission a reçu de nombreux mémoires sur le sujet; ils reflètent des opinions très variées, qui vont d'une attitude de « laisser faire» à un interventionnisme très poussé. Essentiellement, ceux qui sont intervenus au cours de nos audiences ont exprimé leurs opinions sur le rôle de l'État dans la mobilisation et l'orientation des ressources humaines, financières et naturelles qui déterminent notre capacité de production. Ces opinions embrassent tout autant les jugements techniques sur ce qu'il convient de faire pour améliorer le rendement de notre économie que les jugements de valeur sur l'ordonnance des objectifs de notre société. Dans une petite économie ouverte comme celle du Canada, on ne peut aborder les questions de politique industrielle sans toucher à l'unité même de notre pays. La politique commerciale, la politique régionale, l'enseignement et la formation professionnelle, les relations industrielles, le cadre de la réglementation, le régime fiscal, l'attitude envers les investissements étrangers, tous ces facteurs, ainsi que bien d'autres, sont autant d'éléments d'une politique industrielle. Étant donné la complexité du sujet, il ne faut pas s'étonner qu'un consensus national sur la politique industrielle soit si difficile à atteindre. On retrouve la même diversité d'opinions chez nos principaux partenaires commerciaux. Chacun d'entre eux a fait l'essai de diverses approches pour renforcer sa compétitivité, mais aucun ne semble avoir trouvé la formule idéale. Le Canada doit rechercher ses propres solutions industrielles, celles qui conviennent le mieux à la nature fédérale de son gouvernement, à sa forte dépendance des exportations de ses ressources naturelles et à la dispersion géographique de son industrie et de ses marchés. La plupart des Canadiens sont naturellement portés à croire que nos gouvernements fédéral et provinciaux doivent coordonner leurs activités de façon à donner à nos industries l'avantage concurrentiel qu'il leur faut pour s'imposer sur les marchés intérieurs et internationaux. Une telle coordination peut exister dans un monde rationnel, mais à l'extrême elle entrerait en contradiction fondamentale avec l'esprit d'une économie de marché. Choisir les secteurs où nous croyons détenir un avantage par rapport à d'autres pays, c'est prendre pour acquis que les gouvernements sont tout autant, sinon plus, aptes que les marchés, à juger des changements rapides qui interviennent au niveau des demandes des consommateurs et des processus de production. Cette hypothèse se trouve cependant contredite par l'expérience et ne cadre pas avec la souplesse et l'adaptabilité qui nous sont si manifestement nécessaires pour soutenir efficacement la concurrence. Au risque de se voir accuser d'appuyer une politique industrielle interventionniste et orientée vers des buts précis, rien n'interdit à l'État de jouer un rôle influent. En réalité, il ne s'agit pas de savoir s'il faut élaborer ou non une politique industrielle car, implicitement ou explicitement, une politique industrielle résulte des décisions que les gouvernements prennent en matière de fiscalité, de politiques commerciales et d'allocations de ressources humaines, financières et naturelles. Tout comme pour la politique sociale, les gouvernements canadiens ont mis au point leurs politiques de développement économique au cours des années d'après-guerre, en procédant graduellement, sans plan préconçu. Bien qu'ils aient introduit de telles politiques en se proposant de soutenir une catégorie particulière d'industries, ils ont trop souvent négligé l'évidence: tout soutien gouvernemental implique des ressources fiscales et autres, aux dépens d'autres Canadiens. En outre, les conséquences négatives d'une économie dynamique, telles que l'existence d'entreprises inefficaces et vacillantes ont été trop souvent amorties comme au détriment de possibilités plus productives et plus créatrices d'emplois bien rémunérés. Les industries qui périclitaient ont été secourues au lieu d'être incitées à s'adapter aux nouvelles réalités. La concurrence internationale intensifiée exige donc que les politiques industrielles canadiennes soient plus sensibles à la nécessité de rehausser la productivité et la compétitivité de notre économie. Autrement dit, les politiques industrielles doivent davantage s'harmoniser avec les forces du marché qu'elles ne l'ont fait auparavant. Cette conclusion implique un changement fondamental de la politique industrielle, aussi bien au niveau fédéral que provincial. Les commissaires désirent également souligner qu'un tel remaniement se réalisera dans un contexte économique où les ressources naturelles joueront un rôle relativement moins important. Le secteur des ressources naturelles a énormément contribué au bien-être économique, à la vie culturelle, ainsi qu'aux traditions et institutions politiques du Canada. Pourtant, au cours des dernières années, il est devenu évident - mais on le savait déjà - que ces ressources ne sont pas illimitées, que nos marchés étrangers ne peuvent être indéfiniment garantis, que la croissance de la demande est peu susceptible d'atteindre les niveaux de l'après-guerre et que les produits de substitution deviennent de plus en plus importants. Cela ne veut pas dire que nos industries de ressources naturelles sont appelées à disparaître. Par rapport à d'autres pays, le Canada reste en effet bien doté en ressources naturelles et les perspectives pour le pétrole, le gaz naturel, certains minéraux, l'hydro-électricité et les céréales de l'Ouest sont satisfaisantes. La valeur comptable de la production dans ce secteur devrait donc continuer d'augmenter tandis que, sa part de production devrait relativement baisser. Ce déclin signifie qu'en général, les Canadiens ne devront pas espérer pour l'avenir un accroissement net des emplois dans ce secteur et qu'ils trouveront plutôt du travail dans les usines ou les bureaux. La perspective d'un certain déclin de ce secteur ne justifie pas que l'on néglige de s'attaquer aux difficultés qui s'y présentent ou que l'on refuse de prêter attention à ses revendications. Les industries de ressources sont encore essentielles à la vie économique de nombreuses régions du Canada. En outre, nous avons l'obligation de léguer à nos descendants des industries de ressources viables fondées sur un patrimoine naturel aussi sûr et sain que possible. Le succès du Canada dans la production de ressources naturelles tient autant à l'ingéniosité humaine qu'aux richesses des ressources elles-mêmes, et de nombreuses difficultés de ce secteur peuvent être surmontées, ou du moins atténuées, en faisant appel à cette ingéniosité. Nous, commissaires, sommes conscients d'adopter une perspective à long terme. Notre tâche principale consiste à améliorer la performance de l'économie canadienne, notamment en ce qui concerne la croissance, jusqu'au XXI? siècle et au-delà. Toutefois, notre stratégie pour les années à venir porte sur trois grands problèmes, lesquels pourront difficilement être résolus à moyen ou même à long terme: - renforcer la croissance économique au moyen de politiques ayant pour objet d'accroître l'efficacité et la productivité, et rendre ainsi notre économie plus concurrentielle; - ramener le taux de chômage au niveau le plus bas auquel puisse être maintenu de façon plus ou moins stable un taux d'inflation acceptable et réduire le taux auquel cette stabilité est réalisable; - minimiser les fluctuations du cycle commercial de façon à susciter un contexte de stabilité pour la croissance et les possibilités d'emplois. Ces questions on fait l'objet de longues discussions durant nos audiences et une grande partie de notre programme de recherche a été consacrée à leur analyse. Comme nous l'avons déjà signalé, les Parties 111 et v de notre Rapport tentent d'élucider la nature de ces questions et proposent des mesures pour y remédier. Mis à part les problèmes structurels relatifs à la productivité, à l'efficacité et à la compétitivité dans le contexte d'une économie mondiale progressant au ralenti, la concomitance d'un chômage élevé et d'une forte inflation au cours de la décennie écoulée constitue une véritable énigme qui soulève de sérieuses difficultés. L'énigme persiste, même si le taux d'inflation a été ramené à des niveaux plus acceptables. Il importe donc de nous concentrer sur cette question. Pour des raisons de précision, les ouvrages de science économique ont recours à un terme bizarre, « NAIRU», qui est le sigle anglais de l'expression non-accelerating inflation rate of unemployment, soit en français le «taux de chômage à inflation stationnaire», ou «TCIS». Ce terme désigne le taux de chômage, dans une économie de libre marché, en-dessous duquel le taux sous-jacent de l'inflation est susceptible de grimper de façon accélérée. Pendant une grande partie de l'après-guerre, on a estimé que ce taux de chômage se situait au Canada entre 3 et 5 pour cent, mais par suite d'une accumulation de transformations structurelles, institutionnelles, démographiques et sociales au sein de la main-d'oeuvre et de l'économie en général, on croit aujourd'hui qu'il se situe entre 6,5 et 8 pour cent. Les commissaires trouvent ces taux inacceptables et recommandent diverses mesures destinées à réduire aussi bien le chômage structurel que conjoncturel. Une politique d'expansion de la demande est considérée comme contre-indiquée lorsque le chômage se situe en-dessous de ce niveau. S'il y avait expansion de la demande en pareilles circonstances, il y aurait probablement augmentation et accélération du taux d'inflation sans réduction durable du chômage. Cependant, notre taux de chômage de 11,2 pour cent, à la mi-mars 1985, est encore bien supérieur au taux estimatif du TCIS mentionné ci-dessus. Dans notre Rapport, nous cherchons également à diagnostiquer et à élucider les limitations maintenant largement reconnues des politiques fiscales et monétaires au niveau macro-économique, lesquelles ont pour objet de contrôler la demande globale de façon à supprimer les fluctuations à court terme de l'emploi et des prix. De façon plus générale, surtout à la lumière de l'expérience acquise depuis la fin des années 1960, on doute fortement de l'aptitude du gouvernement à faire des « mises au point » du fonctionnement de l'économie interne du Canada au moyen de mesures discrétionnaires touchant la masse monétaire, la fiscalité et les taux de change. Cette moindre efficacité de la politique macro-économique à court terme s'explique en partie par le fait que la structure de l'économie canadienne est beaucoup plus intégrée à l'économie mondiale et aussi, notamment, par les interrelations étroites des marchés internationaux du capital. Il y a en outre des phénomènes complexes qui interviennent au plan intérieur. En plus d'avoir à résoudre les problèmes bien connus que posent les délais relatifs à la disponibilité des données, à l'identification des difficultés, à la mise en oeuvre des politiques économiques et aux réactions du marché, nous sommes maintenant confrontés à des attitudes institutionnelles de plus en plus rigides, à des prix contrôlés et au pouvoir du marché, à un système financier plus diversifié et plus complexe, de même qu'aux insaisissables subtilités de la psychologie, de la confiance et des attentes, que celles-ci soient rationnelles ou non. Nous examinons assez longuement ces questions dans la Partie 111 et nous concluons, en matière de politique de stabilisation cyclique, qu'au-delà de la nécessité de rétablir globalement la confiance financière et économique, le fonctionnement des marchés du travail est un facteur déterminant des niveaux moyens de chômage que nous pouvons atteindre. Nous concluons aussi que pour réduire le taux de chômage, même au niveau de l'évaluation courante du TCIS, il faudra ajouter aux mesures classiques de nouveaux mécanismes pour adoucir le cycle. En ce qui concerne donc la question de la tendance moyenne du chômage à plus long terme, notre pays devra prêter une attention particulière au fonctionnement des marchés du travail et à leurs caractéristiques institutionnelles. A mesure que l'on a pris conscience du déclin relatif de l'efficacité de la politique macroéconomique à court terme, on a choisi, du moins chez certains économistes, de s'intéresser davantage aux éléments structurels de l'économie. Les recherches faites dans ce domaine ont permis d'établir que le marché du travail recèle certaines rigidités qui réduisent l'adaptabilité de l'économie, ce qui entraîne des taux de chômage plus élevés et des taux de croissance moindres, pendant les périodes de récession, que ceux qu'on observerait en l'absence de telles rigidités. Ainsi, par exemple, diverses caractéristiques de notre Régime d'assurance-chômage, que nous examinons en détail dans les paragraphes qui suivent, freinent sérieusement les rajustements des marchés du travail et accentuent les taux de chômage. En vue de corriger les sérieuses lacunes du Régime d'assurance-chômage, les commissaires recommandent une importante réorganisation du Régime, liée à la mise en oeuvre de nos recommandations sur la sécurité du revenu. Nous cherchons à rendre le système de l'assurance-chômage plus conforme aux principes de l'assurance. Cette réforme facilitera les changements qu'exige notre avenir économique - changements que l'actuel système décourage parfois. Nos recommandations comportent des modifications de la structure des prestations, ainsi que le recours aux cotes d'expérience dans la détermination des primes de l'assurance-chômage; les primes seraient proportionnelles au risque de chômage, lequel serait calculé, entreprise par entreprise. Ces changements entraîneraient une réduction radicale du coût des prestations d'environ 4 milliards de dollars selon les taux de chômage enregistrés en mars 1985. Il est très important de souligner que l'adoption simultanée de l'assurance-chômage modifiée et du RUSR que nous proposons assurera des revenus plus adéquats aux Canadiens à faible revenu qui font partie de la population active. Les Canadiens les plus pauvres, ceux qui n'ont aucun lien avec la population active, verraient eux aussi leurs revenus augmenter. Les commissaires croient que la réduction des entraves aux processus d'adaptation doit être accompagnée de mesures ayant pour objet d'accroître la mobilité de la main-d'oeuvre. Notre Programme temporaire d'assistance au recyclage (PTAR), financé en partie par les économies de l'assurance-chômage, offrira une aide aux Canadiens, à condition que ceux-ci consentent à se déplacer ou à se recycler pour avoir de meilleures chances de trouver du travail. Pour être admissible au PTAR, il faudra consentir à adopter un comportement favorable à l'adaptation. Le PTAR offrirait un soutien nettement élargi aux programmes transférables de subventions salariales, aux indemnités de déplacements, aux programmes de formation, et aux retraites anticipées. On pourrait également l'utiliser pour compenser les pertes d'actifs, telles que le logement, lorsque celles-ci sont liées au déclin d'une ville. Bien que les composantes individuelles du programme ne soient pas nouvelles, la portée financière du programme d'adaptation que nous proposons est beaucoup plus élevée que les dépenses gouvernementales actuelles. Nous pouvons envisager une masse financière pour le PTAR d'environ 4 milliards de dollars par an, dans le cadre d'une approche intégrée et cohérente en matière de formation et de mobilité de la main-d'oeuvre. C'est là une de nos principales recommandations en vue de réduire le TCIS et d'améliorer l'efficience de l'économie. Sa mise en oeuvre devrait aussi permettre une hausse des revenus des particuliers et une réduction du taux de chômage. Ici, comme ailleurs dans notre Rapport, nous ne cherchons pas uniquement à bien expliquer à nos concitoyens les détails des réformes que nous proposons; nous voulons aussi, et même surtout, leur expliquer la philosophie et les principes sur lesquels elles reposent. Les tentatives de réduire le TCIS au moyen du PTAR, la réforme de l'assurance-chômage ainsi que d'autres mesures appellent de profondes modifications des politiques et des orientations sociales et industrielles auxquelles devront participer les deux ordres de gouvernement et le secteur privé. Ces transformations ne s'effectueront pas du jour au lendemain et leurs répercussions ne se feront pas sentir immédiatement. Pourquoi les commissaires ont-ils formulé de telles recommandations et pourquoi les Canadiens les écouteraientils? Au fond, notre position est exactement contraire à celle que l'on a attribuée à un sénateur américain qui, lorsqu'on lui a demandé ce qu'il avait fait pour la postérité, avait répondu: « Rien! Et la postérité, qu'a- telle fait pour moi? » Nous ne saurions souscrire à pareil propos. Nous nous préoccupons autant de la prochaine génération de travailleurs que de la présente génération; nous nous préoccupons particulièrement du chômage parmi les jeunes d'aujourd'hui. Les commissaires croient profondément que, ayant beaucoup reçu, grâce notamment au travail de ceux qui nous ont précédés, l'obligation nous incombe de nous soucier de ceux qui entrent maintenant sur le marché du travail, de ceux qui y sont déjà et des générations futures. Les diverses rigidités que recèlent nos marchés du travail et notre structure industrielle ne sont pas inhérentes aux économies modernes; certaines d'entre elles ne se retrouvent nulle part ailleurs; d'autres sont plus répandues au Canada que dans certains autres pays industrialisés. On retrouve ces rigidités dans les lois ou dans les politiques du gouvernement, ainsi que dans les méthodes du secteur privé sanctionnées par les gouvernements. Diverses modifications de politiques qui auraient probablement pour effet de réduire le TCIS, comprenant nos recommandations relatives à l'assurance-chômage et le RUSR ainsi que notre proposition d'encourager les ententes de partage des bénéfices, seront exposées avec plus de détails dans des chapitres ultérieurs. Même s'il est vrai que la modification de pratiques particulières peut produire des avantages très importants pour la société dans son ensemble, cela n'est pas toujours vrai en ce qui concerne les individus qui en font partie. A court terme, ces derniers sont souvent aux prises avec des modèles de comportement disséminés dans des milliers de foyers de décision décentralisés. Les individus ne peuvent pas changer le système et l'action privée est difficile à coordonner. Par conséquent, le leadership des gouvernements est essentiel. Au Canada, ce leadership est souvent difficile du fait que l'autorité est partagée par 11 gouvernements. Les politiques qui nous permettraient de réduire le TCIS et celles qui amélioreraient notre croissance nous mènent dans la même direction: à savoir vers une plus grande confiance dans la souplesse des marchés et dans des politiques qui facilitent la concurrence et l'adaptation. Ainsi, à diverses occasions, l'aide fournie aux industries qui périclitaient a été extrêmement coûteuse à l'État. En 1979, chaque emploi sauvegardé grâce à des tarifs et à des quotas dans l'industrie du textile et du vêtement a coûté 34 500 dollars à l'économie, et ce alors que le revenu annuel moyen des travailleurs du textile n'était que de 10 000 dollars. La Commission recommande que, plutôt que de subventionner des entreprises en perte de vitesse et de retarder leur adaptation, l'on verse directement des sommes aux travailleurs, tout en ayant recours à des programmes pour faciliter la formation et la mobilité de la main-d'oeuvre. Le changement est partout présent dans la vie économique moderne. Le rapport entre souplesse et rigidité au sein de l'économie exerce une influence directe sur le succès ou l'échec de la réaction de l'économie au changement. Notre analyse nous a convaincus que certaines politiques actuellement en vigueur entravent le processus d'adaptation et contribuent à maintenir le TCIS à un niveau inutilement élevé. De telles politiques sont contreindiquées si c'est bien la croissance économique que nous recherchons. Elles sont également inéquitables, car elles augmentent le chômage et réduisent la dignité humaine en contribuant à une mauvaise répartition des possibilités de travail et de revenu. Ainsi, le système actuel d'assistance sociale, en réduisant radicalement les prestations lorsque le bénéficiaire gagne un revenu quelconque, décourage la réinsertion sur le marché du travail, au détriment à la fois de l'individu et de la société; l'aspect anti-incitatif est cependant probablement moins sérieux lorsque le taux de chômage est très élevé. L'augmentation du taux du TCIS, ainsi que les politiques que nous proposons pour le réduire, doivent être situées dans un plus vaste contexte, reposant essentiellement sur notre interprétation du processus politique dans les systèmes démocratiques. Se concentrer sur le marché du travail peut subtilement nous induire à croire que nous observons le fonctionnement de l'économie et que l'on peut donc l'expliquer par la simple analyse économique. Nous convenons que l'analyse économique est un outil puissant pour expliquer les coûts des entraves sur les marchés du travail et pour suggérer des réformes. Toutefois, les commissaires estiment que pour expliquer l'origine de ces rigidités et envisager les moyens de les surmonter, il faut adopter une perspective plus ample où l'évolution des marchés du travail est replacée dans le contexte socio-politique qui les a vu naître. Ce n'est que si l'on tient compte de ce contexte que l'on parviendra à les modifier. Souligner l'importance centrale du processus politique, alors que nous cherchons à comprendre le TCIS et les phénomènes du marché du travail auxquels il est intimement lié, revient à attirer l'attention du lecteur sur trois phénomènes. Premièrement, il y a le caractère quelque peu improvisé des politiques gouvernementales. Des séries de programmes sont souvent mises sur pied sur la base de mesures initiales et provisoires élaborées par des gouvernements, ne se doutant aucunement du processus évolutif qu'ils ont mis en place. L'actuel régime d'assurance-chômage, par exemple, a une portée et des objectifs sans commune mesure avec ceux de la loi de 1940, qui fut adoptée à la suite d'un amendement constitutionnel promulgué la même année et accordant au gouvernement une compétence dans ce domaine. De plus, de nombreuses lois sont adoptées en marge des programmes en vigueur, afin de les compléter et de pallier à leurs carences manifestes et non négligeables. Deuxièmement, les effets cumulatifs d'un grand nombre d'initiatives politiques prises au cours des dernières décennies, initiatives ayant fait l'objet de constantes modifications suite à des pressions de toutes sortes, ont eu des conséquences que personne n'avait souhaitées. D'où des contradictions fréquentes à l'intérieur d'un domaine d'activité gouvernementale. Cette complexité déroute certains des prestataires, tandis qu'elle fournit à d'autres, plus habiles, la possibilité de naviguer dans le dédale des programmes qu'ils exploitent et manipulent de diverses manières non prévues par ceux qui les ont conçus. Troisièmement, la liberté relative quant au choix des programmes, liberté qui existe souvent lors de leur mise sur pied, surtout si l'État joue son rôle de leadership, est fortement diminuée une fois que les programmes sont en place. Les bénéficiaires résisteront alors à toute modification des programmes, car ils s'y seront habitués et les concevront comme une chose qui leur appartient. Autrement dit, tout changement d'orientation vient modifier des arrangements complexes soutenus par le conservatisme des groupes clients. En considérant ainsi les choses, il est évident que les processus socio-politiques, à l'arrière-plan du réseau de programmes liant citoyens et gouvernements, ont tendance à engendrer des rigidités. Celles-ci ne sont pas faciles à surmonter, même lorsque les avantages d'une nouvelle orientation sont clairs et que l'intérêt public serait mieux servi aux yeux des observateurs les plus désintéressés. Les commissaires croient que ces tendances socio-politiques - le caractère improvisé des politiques que l'on modifie surtout au gré des circonstances, les conséquences cumulatives non recherchées qui proviennent de multiples initiatives séparées et isolées dans le temps, et les rigidités qui en découlent - sont caractéristiques de plusieurs domaines d'intervention. Les divers groupes clients ainsi que les bénéficiaires résistent aux changements d'orientation lorsqu'apparaîssent de nouvelles conceptions ou interprétations, ou lorsqu'il y a modification de l'environnement ou des buts à poursuivre. Dans ces circonstances, lorsque par exemple les politiques contribuent à maintenir le TCIS à un niveau élevé et inacceptable, l'obligation qui s'impose aux gouvernements est claire. Les chercheurs et les universitaires sont maintenant de plus en plus conscients que les économies nationales ont différentes caractéristiques institutionnelles qui produisent des rendements différents en termes de production et de chômage. Le niveau de TCIS est influencé par divers arrangements et programmes institutionnels qui ont évolué petit à petit, au gré des circonstances, au cours des dernières décennies. En les mettant sur pied, l'on n'avait certes pas l'intention d'augmenter le chômage. Dans la plupart des cas, on ne se doutait d'ailleurs même pas qu'ils puissent l'augmenter. Toutefois, si l'on ne réduit pas le TCIS au cours de la période à venir, il faudra conclure à un choix politique délibéré, à un manque de volonté, ou à une incapacité à surmonter la résistance de ceux qui bénéficient d'arrangements généralement inéquitables. Notre approche en cette matière s'accorde généralement avec notre position en faveur d'un renforcement des forces du marché et de la capacité concurrentielle de l'économie canadienne grâce à diverses mesures, y compris le libre-échange entre le Canada et les États-Unis. Cette dernière mesure fera l'objet d'un examen préliminaire dans les pages qui suivent immédiatement. L'État et l'économie: le rôle international. La relation entre l'État et le marché, entre la société politique et l'économie, comporte une dimension internationale aussi bien que nationale. Pour un pays qui dépend autant du commerce international que le Canada, cette dimension revêt une importance particulière. Aujourd'hui comme par le passé, les changements intervenus à l'échelle de l'économie globale exigent des Canadiens qu'ils réagissent positivement à un nouveau contexte international. La réponse qui s'impose exigera une profonde adaptation de notre économie pour faire face à la concurrence internationale; un rajustement de nos politiques sociales et industrielles pour soutenir cette adaptation; une négociation bilatérale vigoureuse pour obtenir un accès plus sûr au marché américain, alliée à des démarches multilatérale permanentes; des modifications institutionnelles du fédéralisme canadien en vue d'accroître notre efficacité dans la négociation et la mise en oeuvre d'ententes commerciales; l'adoption de contre-mesures afin de préserver effectivement notre autonomie politique, à mesure que nous nous ouvrons davantage aux forces concurrentielles de l'étranger. Voilà un défi de taille que les commissaires préconisent pour les Canadiens et qui, en l'absence de toute autre alternative valable, se doit d'être relevé. Le Canada a énormément contribué à la création d'un ordre international libéral régi par des institutions multilatérales dont les sigles, tels le GATT, le FMI et la CNUCED, Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement, nous rappellent quotidiennement qu'il existe un réseau institutionnel international conçu pour modérer les excès du nationalisme économique. En même temps, nous avons régulièrement progressé, malgré certaines fluctuations, vers une plus grande interdépendance commerciale avec le marché américain. La part de nos exportations destinées aux États-Unis a augmenté de 59,8 à 76,3 pour cent entre 1954 et 1984, alors que la part de nos importations en provenance des États-Unis est restée à 72 pour cent. Pour le Canada, l'ouverture de l'ordre économique international dans l'après-guerre n'a pas donné lieu à une diversification de nos partenaires commerciaux. C'est plutôt le contraire qui s'est produit: notre participation à l'économie mondiale au cours de l'après-guerre s'est traduite par une intégration économique continentale croissante de nos échanges commerciaux. Cette interdépendance commerciale avec les États-Unis s'explique en partie par des arrangements particuliers entre nous et nos voisins du sud, comme l'accord de partage de la production de défense de 1959 et plus particulièrement le Pacte de l'automobile de 1965. Elle provient également de réductions bilatérales tarifaires plus anciennes remontant aux années 1930. Et pourtant, nous avons toujours cherché à diminuer notre dépendance à l'égard du marché américain, notamment sous les gouvernements conservateurs de John Diefenbaker, de 1957 à 1963. Nous avons alors essayé, sans succès d'ailleurs, de réorienter 15 pour cent du commerce canadien des États-Unis vers la Grande-Bretagne. Plus tard, la politique de la « Troisième option ,. du gouvernement libéral, au début des années 1970, qui comportait des objectifs de diversification commerciale, a débouché sur notre lien contractuel avec le Marché commun au milieu des années 1970. Tout cela a cependant eu très peu d'effet sur nos échanges commerciaux. Nous avons eu abondamment recours à des missions commerciales fédérales et provinciales en vue de pénétrer des marchés prometteurs. Notre tendance à lier notre aide à l'étranger à des approvisionnements canadiens, une pratique à laquelle nous avons plus recours que la plupart des pays de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), semble n'avoir eu qu'un effet marginal sur nos exportations vers les pays en voie de développement. Nous avons été de bons citoyens internationaux dans le cadre du régime commercial multilatéral, créé en vertu de l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT), et nous avons pris une part active aux diverses rondes de négociations du GATT qui, depuis la Seconde Guerre mondiale, ont permis d'abaisser radicalement les barrières tarifaires selon le principe de « la nation la plus favorisée». Malgré tout cela, la tendance générale vers une intégration commerciale croissante avec les États-Unis s'est maintenue. Ce que notre situation comporte d'exceptionnel, ce n'est pas le degré de dépendance de notre produit national brut (PNB) à l'égard de notre commerce extérieur; plusieurs petits pays au sein de l'OCDE enregistrent des pourcentages beaucoup plus élevés, même si nous nous situons au-dessus de la moyenne générale de l'OCDE: 28,2 pour cent en 1981, alors que la moyenne pour l'OCDE s'élevait à 19,8 pour cent. Ce que notre situation a d'unique, c'est notre dépendance marquée à l'égard d'un seul pays. Parmi les pays de l'OCDE qui exportent plus de 20 pour cent de leur PNB, aucun ne dépend autant d'un seul marché national que le Canada. C'est précisément cette conjugaison de notre dépendance relativement élevée par rapport au commerce extérieur en général et de sa très forte concentration sur un seul marché national qui fait de nous un cas unique. Le problème que soulève cette dépendance réside dans l'insécurité de notre accès au marché américain. La question des tarifs n'est pas primordiale. Ils sont déjà peu élevés dans chacun des deux pays lorsqu'ils s'appliquent aux produits de l'autre - bien qu'encore moins élevés du côté américain - et cette tendance devrait s'accentuer d'ici 1987, lorsque s'accomplira la dernière série de réductions tarifaires dans le cadre du GATT. Le problème réside plutôt dans le fait que les États-Unis recourent de plus en plus fréquemment aux barrières non tarifaires (BNT), ce qui risque d'interrompre l'accès dont bénéficient certains produits de base. Les incertitudes de ce genre nuisent à la rationalisation de la production au Canada, rationalisation que seul un accès plus sûr stimulerait. Elles encouragent aussi les Canadiens à investir aux États-Unis pour éviter les barrières non tarifaires. Nous avons l'interdépendance sans la sécurité dans un contexte où notre dépendance à l'endroit du marché américain n'est pas compensée par une dépendance américaine équivalente à l'endroit du marché canadien. Bien que la libéralisation du commerce après la guerre ait été inspirée par des objectifs politiques, son but premier, comme nous l'avons signalé, était économique. Cette libéralisation se fondait partiellement sur les idées traditionnelles de libre-échangistes du dix-neuvième siècle, tels que Cobden et Bright, selon lesquels les réseaux d'interdépendance économique qui transcendent les frontières contribuent à la paix entre les nations. La libéralisation commerciale de l'après-guerre a conduit à ce qui a sans doute été la plus grande période de croissance économique dans l'histoire de l'humanité, une période où le fonctionnement plus efficient des marchés internationaux a joué un rôle déterminant. Au niveau le plus général, le libre-échange a pour objectif de protéger les marchés contre les interventions inefficaces de l'État, interventions qui transforment les frontières en barrières. Le déclin de l'importance économique des frontières dans le commerce se mesure à la quantité presque double des marchandises et des services qui ont traversé les frontières nationales entre 1950 et 1980, faisant passer cette proportion de 11 pour cent de la production mondiale à 21 pour cent. La Commission appuie sans réserve les initiatives canadiennes au sein d'organismes multilatéraux en vue de réduire les entraves au commerce entre pays. L'issue la plus souhaitable, à notre avis, consisterait en une négociation réussie dans le cadre du GATT aboutissant à une nouvelle réduction des entraves tarifaires et surtout non tarifaires. Avec ses 89 membres et quelque 30 autres pays qui adhèrent de facto a ses règles, le GATT est devenu un organisme lourd où la prise de décision est difficile. En outre, les barrières non tarifaires que nous aimerions réduire sont souvent difficiles à distinguer des diverses politiques intérieures des États membres du GATT. Elles échappent trop facilement à une réglementation efficace, réglementation que la capacité administrative restreinte du GATT comme organisme international n'est pas susceptible de rehausser. Tout en secondant les efforts en vue d'?uvrer par l'intermédiaire du GATT, les commissaires ne sont pas suffisamment encouragés par les possibilités de déblocages importants à court terme pour recommander qu'on se préoccupe exclusivement du système multilatéral du GATT. De plus, le principal avantage que les Canadiens obtiendraient d'une réduction des barrières non tarifaires dans le cadre du GATT serait un accès plus sûr au marché américain. Les États-Unis demeureront notre principal marché, qu'une nouvelle ronde de négociations du GATT réussisse ou non. Il faut donc admettre que la voie multilatérale que nous préférons a pour objectif premier une sécurité accrue de nos relations commerciales avec les États-Unis. Compte tenu de l'analyse qui précède, la Commission recommande de mettre parallèlement l'accent sur des négociations directes avec les États-Unis en ce qui a trait à nos relations bilatérales. Nous sommes favorables à la poursuite et à la mise en oeuvre d'un accord de libre-échange canado-américain qui engloberait les barrières à la fois tarifaires et non tarifaires. Si le libre-échange canado-américain fait l'objet de négociations directes entre les deux gouvernements, il est beaucoup plus susceptible de réussir que s'il est négocié dans un contexte multilatéral. En outre, il nous faudra exiger des exemptions et des mesures de sauvegarde pour l'accord de libre-échange que nous recherchons; or, ces mesures de sauvegarde peuvent être obtenues beaucoup plus facilement dans un cadre bilatéral que dans une institution multilatérale où chaque gouvernement essaie de faire adopter celles qu'il Souhaite. Finalement, il convient de noter que des tendances assez troublantes se manifestent au sein du GATT et de l'économie globale: l'augmentation du Commerce dirigé, la montée des pressions protectionnistes aux États-Unis et l'éventualité générale d'un recours accru à des mesures de rétorsion commerciales de la part des principales puissances, si le système global du commerce devait commencer à se fragmenter. Dans ces circonstances, les Canadiens doivent prévoir une solution de rechange aux négociations multilatérales du GATT en s'assurant un accès garanti au marché américain, grâce à une approche bilatérale. Sur la foi de nos propres recherches et de nombreuses études antérieures, la Commission est convaincue que le libre-échange canado-américain aura des effets nettement bénéfiques sur l'économie canadienne. La croissance du PNB canadien consécutive au libre-échange avec les États-Unis, lequel impliquerait une élimination mutuelle de la plupart des barrières tarifaires et non tarifaires, devrait être de l'ordre de 3 à 8 pour cent; ces chiffres ne tiennent pas compte des gains importants que procurerait cet accès garanti. Les coûts à court terme de la libération du commerce sont réels, mais ils sont relativement petits et contrôlables si l'on prend des mesures d'adaptation adéquates. Bien qu'on puisse discuter des chiffres exacts, des recherches très étendues effectuées au cours des dernières décennies concluent unanimement que le libre-échange avec les États-Unis vaudra au Canada des avantages importants, qui se répandront largement à travers le pays. Le libre-échange représente le principal instrument de la Commission en ce qui concerne la politique industrielle. Il repose sur la même démarche intellectuelle que celle qu'ont suivie les commissaires à l'égard de la politique économique intérieure: à savoir que le rôle des gouvernements ne consiste pas à freiner les forces concurrentielles du marché, mais à leur fournir un complément grâce à des mesures d'adaptation positive. L'histoire canadienne montre clairement, cependant, que le libre-échange avec les États-Unis est une question politique. Il soulève diverses inquiétudes au sujet de l'autonomie du Canada et de la préservation des valeurs canadiennes. Au plan le plus général, les Canadiens devront s'interroger sur la compatibilité d'une intégration commerciale plus étroite et mieux assurée avec la survie d'un Canada indépendant. Les commissaires recommandent une zone de libre-échange plutôt qu'une union douanière ou un marché commun parce qu'une zone de libre-échange nous permet de préserver l'autonomie de notre politique commerciale à l'égard des pays tiers ainsi qu'un contrôle intérieur sur les mouvements de capitaux et de main-d'oeuvre à la frontière. Le Canada chercherait sans aucun doute à obtenir des modifications au régime de libre-échange en ce qui a trait à l'agriculture, à certains services et à l'énergie. Les Canadiens exigeraient également des dispositions autorisant certaines politiques de développement régional et une protection des politiques culturelles. Au cours de leur histoire, les Canadiens ont construit et maintenu une société canadienne distincte, capable de faire des choix politiques autonomes, à l'ombre d'un voisin dynamique et puissant. Les commissaires n'ignorent pas ce succès et ils en partagent la fierté avec leurs concitoyens. Néanmoins, nous croyons qu'un arrangement commercial sûr ne menacera pas notre identité ni notre autonomie dans d'autres sphères. Nous pouvons assurer le maintien d'une société canadienne bien distincte, capable de faire des choix politiques indépendants, y compris dans le domaine des affaires étrangères, en vue de transmettre à nos descendants une liberté de manoeuvre qui ne diffère pas beaucoup de la nôtre. Cette issue n'est pas seulement possible, elle est fortement probable, à condition qu'elle soit secondée par les diverses politiques que nous recommandons plus loin dans le présent Rapport. Non seulement préconisons-nous de poursuivre nos buts économiques internationaux dans le cadre multilatéral du GATT, à titre de complément à toute initiative bilatérale de libre-échange canado-américain, mais nous faisons aussi une distinction entre le bilatéralisme commercial avec les Américains et la poursuite résolue de nos objectifs non économiques dans les autres cadres multilatéraux et dans nos relations bilatérales en dehors du cadre nord-américain. Si nous sommes convaincus que notre autonomie et notre identité ne seront pas compromises par le libre-échange, c'est notamment parce que l'intégration économique du Canada lui-même a été accompagnée d'un renforcement du rôle des gouvernements provinciaux fondé sur des sentiments d'appartenance collective et d'identité forts et persistants au niveau provincial. En outre, nous constatons qu'aux aspects superficiellement homogènes de la vie moderne, aspects qui reflètent les pouvoirs de pénétration des médias et le culte de la consommation, se superpose une valorisation nouvelle du sentiment d'appartenance fondé sur le sexe et l'origine ethnique. En conséquence, nous ne croyons pas qu'une intégration commerciale accrue menace la survie ou l'épanouissement de l'identité canadienne, car l'interdépendance commerciale, l'autonomie politique et l'identité culturelle ne sont pas incompatibles. La nation canadienne n'est, dès lors, nullement condamnée à disparaître en raison de ses relations commerciales plus libres et plus sûres avec son voisin américain. Le libre-échange réduira nos divisions régionales et nous inspirera une confiance accrue. Le sentiment national canadien et notre identité collective comme peuple sont enracinés dans plus d'un siècle d'histoire commune. Il n'est pas irréaliste d'affirmer que notre sentiment d'appartenance au Canada se verra renforcé par la juxtaposition d'échanges commerciaux plus intégrés à un système gouvernemental canadien autonome. En outre, le produit national brut accru que nous procurera le libreéchange nous permettra de consacrer plus de ressources à des objectifs proprement canadiens. Enfin, nous sommes convaincus qu'à l'ère moderne, l'un des facteurs les plus importants de l'identité canadienne consiste dans notre aptitude à atteindre un fort rendement économique dans un monde soumis au jeu de la concurrence. Un déclin à long terme de notre performance économique, en regard de celui des autres pays avec lesquels nous nous comparons habituellement, ne nous procurera ni une indépendance véritable ni un sentiment d'appartenance satisfaisant. Le libre-échange avec les États-Unis, complété par des contrôles mutuels sur les barrières non tarifaires, est l'un des principaux moyens dont nous disposons pour relever nos perspectives de croissance à long terme. La Commission estime donc qu'à défaut de ce libre-échange, c'est notre véritable indépendance qui risquerait de diminuer. La tâche d'une commission royale consiste à préciser les questions qui se posent et à circonscrire le débat. Les Canadiens ne font plus réellement partie de ce triangle de l'Atlantique-nord où notre autonomie dépendait d'un équilibre judicieux entre notre dépendance simultanée à l'égard des États-Unis et de la Grande-Bretagne. Les chiffres de notre commerce sont éloquents; notre situation géographique nous a permis de nous affirmer par rapport aux liens économiques nous unissant à la Grande-Bretagne, issus de nos origines coloniales au sein de l'Empire britannique. La Politique nationale de 1879, destinée à nous intégrer d'est en ouest, complétée plus tard par des liens préférentiels impériaux avec les marchés britanniques, n'est plus aujourd'hui que l'ombre de ce qu'elle était. Nos tarifs ont été abaissés de façon très sensible au cours des quatre dernières décennies; ils seront réduits davantage dans le cadre du GATT en 1987. La Grande-Bretagne, une puissance qui s'est beaucoup affaiblie depuis que nous avons entrepris notre odyssée canadienne en 1867, a rejoint la Communauté économique européenne. Notre commerce avec la Grande-Bretagne est moins important qu'il ne l'a jamais été; en 1984, il ne représentait plus que 2,2 pour cent de nos exportations et 2,5 pour cent de nos importations, soit bien moins que la moitié de notre commerce florissant avec le Japon. La prédominance de nos échanges avec notre principal partenaire commercial, les États-Unis, est maintenant écrasante. Il serait ridicule d'essayer d'équilibrer nos échanges entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. Nous avons tenté de diversifier nos échanges sans grand succès, bien que notre dépendance à l'égard du marché américain eût été encore beaucoup plus grande en l'absence d'une telle tentative. Au coeur des recommandations des commissaires se trouve le rejet de tout protectionnisme et de toute stratégie industrielle dirigiste, au moyen de tarifs et autres barrières. Nous doutons de la capacité des gouvernements au Canada de mettre en oeuvre une stratégie industrielle explicite et détaillée et de sélectionner des .( gagnants ». La stimulation de la concurrence est la clé de la croissance économique et d'une productivité accrue. Notre marché intérieur est trop limité pour que nous puissions trouver en nous-mêmes le salut et réduire les liens d'interdépendance économique internationale qui existent déjà. La liberté commence par une reconnaissance de la nécessité. Les politiques qui se fondent sur des illusions ne sont d'aucune utilité. Nous devons choisir notre avenir en fonction de notre situation actuelle, et non pas d'un autre point de départ purement hypothétique. Le fait que la Commission ne voit pas d'option meilleure que le libre-échange canado-américain ne doit cependant pas nous amener à banaliser l'importance de la politique que nous suggérons. Au contraire, nos recommandations impliquent un changement fondamental de perspective en ce qui concerne la relation entre les États et les marchés en Amérique du Nord et, eu égard à notre histoire, un changement symbolique majeur en ce qui concerne les relations canado-américaines. Chacun des deux pays est appelé à abandonner des politiques, tarifaires et autres, conçues pour son économie intérieure, dans l'intérêt de son partenaire. Les restrictions s'appliqueront aussi bien aux gouvernements des provinces et des États qu'aux gouvernements centraux. On ne peut octroyer une plus grande liberté aux forces du marché qui transcendent les frontières sans imposer des restrictions plus fortes sur certaines politiques économiques intérieures. Il faut que le principe des avantages comparatifs soit le critère déterminant de notre position en regard de la division internationale du travail. Les commissaires estiment qu'il faudra plus que jamais se fier aux lois du marché international pour déterminer l'évolution future de l'économie. Notre pays est à un point tournant de son histoire. La Politique nationale de 1879 a fait son temps. La Commission est convaincue de la supériorité générale des forces concurrentielles du marché sur d'éventuelles tentatives des gouvernements du Canada de choisir des «gagnants» et d'identifier les «perdants ». Le protectionnisme produit les effets contraires à ceux qu'il vise et conduit à son propre échec. Dans un monde où les blocs commerciaux régionaux augmentent en nombre, le Canada est l'un des rares pays industriels sans accès garanti à un marché de plus de 100 millions d'habitants. La Commission demande aux gouvernements et au peuple du Canada de discuter ouvertement et résolument de l'utilité d'une remise en question fondamentale de nos relations commerciales avec les États-Unis. Il ne faut ni confondre ni occulter la situation en présentant le changement comme étant strictement progressif. La campagne référendaire au cours de laquelle les Québécois ont débattu publiquement leur avenir a été une expérience traumatisante, car elle a fait transparaître la possibilité d'un éclatement possible de notre pays. Ce débat n'en constitue pas moins un exemple frappant de la façon dont un peuple libre et démocratique doit affronter son avenir. Un peuple mûr, soucieux de son honneur et de l'intégrité du processus démocratique, a la capacité et l'obligation de procéder à des choix importants dans le contexte d'une discussion publique. Si nous portons atteinte aux principes démocratiques avant de nous rendre à la table des négociations, nous confirmerons les craintes de ceux qui affirment qu'un accord de libre-échange réduira notre autonomie et menacera notre intégrité politique. Conclusions. Le bilan des rapports qui se sont établis au Canada au cours des cinquante dernières années entre, d'une part, l'État et le marché, et, d'autre part, l'État et la société, indique que le phénomène de l'expansion de l'activité gouvernementale chez nous s'apparente à celui de l'ensemble des pays de l'OCDE. Il ne faut pas attribuer cette expansion qu'à des causes intérieures, car nous n'aurions alors qu'une perception très limitée de la réalité. Évidemment, les pays de l'OCDE partagent des éléments communs qui expliquent cette expansion de l'État, éléments qui proviennent de conditions socio-économiques semblables et des exigences politiques que celles-ci suscitent. Ces gouvernements disposaient d'un appareil bureaucratique bien rodé qui avait été créé dans la foulée politique de la Grande crise des années 1930, laquelle avait la légitimité d'un capitalisme généralement autorégulateur. L'équilibre a fini par basculer en faveur de l'État, au détriment des marchés, ce qui a entraîné un déplacement généralisé des pouvoirs vers les gouvernements. La remarquable relance économique de l'après-guerre a encore accentué cette tendance jusqu'au début des années 1970. La prospérité et une bureaucratie sophistiquée ont multiplié les moyens dont disposaient les gouvernements pour prélever les ressources nécessaires à la poursuite des objectifs de l'État. Gouvernants et gouvernés pouvaient éviter les choix difficiles, parce que tout semblait relativement possible. A mesure que les décisions prises par l'État modifiaient le comportement des marchés, citoyens et agents du secteur privé se sont inévitablement tournés vers l'arène politique pour réaliser les objectifs qui étaient, jusque-là, l'apanage d'une économie et d'une société indépendantes de l'État. Autrefois, en périodes d'insécurité économique, on cherchait aide et secours auprès de parents, de l'Église ou des oeuvres de charité. Aujourd'hui, on s'adresse à l'État. Pour certaines entreprises, l'accès aux gouvernements devenait synonyme de rentabilité. C'est alors qu'apparurent au sein de ces entreprises des spécialistes chargés des relations avec l'appareil étatique, ainsi que des conseillers privés rompus aux mécanismes du système. Le comportement humain n'avait pas changé, mais il évoluait désormais au sein d'une nouvelle répartition des incitations et contreincitations des secteurs public et privé. Les modifications politiques des règles du jeu incitèrent les particuliers et les entreprises à réaménager leurs affaires afin de tirer le meilleur parti possible de leurs relations avec les gouvernements. Le rôle accentué dévolu à l'État dans les domaines économique et social donna un nouvel élan au processus politique. Dans les démocraties de masse, comme le Canada, il y a eu un accroissement phénoménal de la proportion de citoyens s'intéressant à la politique, de même qu'une ouverture et un assouplissement du système politique lui-même. Le suffrage universel est de règle aujourd'hui; il est complété par une multiplicité de groupes d'intérêts dont chacun exige quelque chose du pouvoir. Ces pressions sont renforcées par les médias , et surtout par la télévision, qui réduisent la distance entre gouvernants et gouvernés et contribuent à façonner les exigences des différents groupes. Le contraste entre la relative obscurité où se trouvaient les autochtones avant 1960, alors que les Indiens inscrits n'avaient pas droit de vote, et la publicité faite aujourd'hui à leurs revendications, en est un exemple. Nous ne pouvons faire marche arrière, et comme le révèle la question des autochtones, il serait même immoral d'y songer. Un autre facteur était aussi à l'oeuvre. Les attentes des élites officielles, tout comme celles des citoyens ordinaires, ne se sont pas développées en vase clos, dans l'indifférence à l'égard des perspectives nationales et des politiques des autres gouvernements et pays. Les médias d'information, les voyages à travers le monde et les organismes internationaux comme l'OCDE, incitent à faire de constantes comparaisons avec les politiques des autres États. Il y a eu un effet de « contagion » qui a entraîné chaque processus politique dans une même direction, quoique à des rythmes différents et avec des accents variés. A l'instar des sentiments anti-impériaux qui, dans le monde de l'après-guerre, ont débordé les frontières tracées par les colonisateurs et renversé dans leur foulée les empires érigés en Afrique et en Asie, de nouvelles conceptions du rôle de l'État se sont répandues dans les pays développés, détrônant du même coup l'idée du rôle limité des gouvernements. Bien que le processus politique, qui a donné à l'État la place qu'il occupe dans la société et l'économie canadiennes d'aujourd'hui, ait reposé sur l'hypothèse générale que les gouvernements avaient un rôle approprié à jouer, les politiques particulières mises en place durant cette phase expérimentale d'un demi-siècle étaient ponctuelles et sans liens organiques entre elles. L'État-providence, notre régime fiscal et notre politique industrielle sont des exemples classiques, parmi beaucoup d'autres, d'évolutionnisme ponctuel, c'est-à-dire d'accumulation pendant des décennies de politiques qui ont fini par donner des résultats que nul ne voulait ni ne souhaitait et qui sont souvent sans cohérence. L'État n'est pas un acteur solitaire qui se laisse guider par une intelligence souveraine, prévoyante et consciente des effets à long terme de l'évolutionnisme ponctuel. Le rôle qui lui est dévolu de nos jours au Canada est le résultat cumulatif involontaire de milliers de décisions et de politiques particulières qui se sont échelonnées sur un demi-siècle. En ce milieu des années 1980, ce que l'on tenait hier pour acquis nous semble aujourd'hui plus incertain. Il faut donc nous demander si nous pouvons continuer sur la voie où l'évolutionnisme ponctuel nous a placé. Le sujet autrefois tabou des nouvelles réalités issues de la concurrence que pays et peuples doivent affronter en cette fin de XX' siècle constitue la charnière de notre Rapport. Le temps est venu de réévaluer la situation, de chercher de nouvelles orientations et de procéder à cette analyse en évitant l'acceptation automatique des postulats traditionnels. Une telle réévaluation n'est pas facile, car il faut comprendre les raisons qui nous ont conduits à notre situation actuelle et admettre, avec réalisme, que notre marge de manoeuvre est limitée. Ici comme ailleurs les liens unissant l'État et la société ont acquis une puissance d'élan qui se compare à celle d'un gros pétrolier lourdement chargé, naviguant à toute vapeur; il lui faut du temps pour changer de cap. Il ne faut pas oublier non plus que deux millions de Canadiens, y compris le personnel des établissements d'enseignement et des hôpitaux, travaillent pour les 11 gouvernements canadiens et les gouvernements locaux. Eux-mêmes et leurs familles ne sont pas indifférents aux programmes sur lesquels ils bâtissent leurs carrières. Les rapports État/société et État/économie plongent leurs racines dans d'innombrables foyers d'intérêts particuliers et dans les attentes bien établies de ceux qui dispensent ces politiques et de ceux qui en bénéficient. En dépit de tout son pouvoir théorique, l'État est profondément imbriqué à la société et à l'économie en raison des innombrables politiques qui l'y rattachent. Les gouvernements tentaculaires ont de multiples clientèles habituées aux avantages et à la protection de l'État. L'économie et la société se rattachent à l'État par une multitude de liens considérés de nos jours comme normaux. S'ils sont avantageux, ces liens se transforment en prestations et en droits sociaux acquis. Ni décisions autocratiques ni analyses éclairées ne suffiront à nous réorienter. Les analyses se heurteront à la puissance et à la volonté des groupes d'intérêts qui tenteront de brouiller les cartes et de confondre leurs privilèges avec l'intérêt général, ce qui, du point de vue de la société, pourrait avoir des effets contraires à ceux que l'on recherche. Le processus politique n'est pas un débat ayant pour seul objet la recherche désintéressée de la vérité; c'est un processus où les idées doivent affronter la puissance bureaucratique et politique, l'intérêt personnel, l'esprit de clocher, la propagande et les slogans. Nous ne désespérons pas, car telle est la condition humaine; il est aussi vain de s'épuiser à la dénoncer que de résister au cycle éternel des saisons. Les commissaires ont évalué tout au long de ce Rapport de près de 2 000 pages, le rôle qui sera dévolu dans l'avenir aux gouvernements du Canada. Nos propositions sont de deux ordres: les plus évidentes ont trait aux modifications que nous recommandons à l'égard de certaines politiques précises; tout aussi importantes sont nos propositions en vue d'améliorer le processus d'où sortiront les politiques futures. En ce qui concerne la première série de recommandations, les commissaires estiment que les Canadiens doivent, dans certains domaines importants, s'en remettre bien davantage aux lois du marché. Nos propositions de nous ouvrir davantage à l'économie internationale et, plus particulièrement, de conclure un accord de libre-échange avec les États-Unis, traduisent notre préférence pour les lois du marché, par opposition à l'intervention de l'État, comme moyen de stimuler l'économie et la croissance. Sur le plan intérieur, nous avons signalé un certain nombre de politiques qui, tout en faussant les marchés et en étouffant la croissance, entraînent une redistribution du revenu au profit de quelques enclaves économiques protégées et privilégiées. De plus, elles affaiblissent aussi le fonctionnement de l'économie et nuisent à sa souplesse. Nous recommandons, qu'à la différence de ces politiques généralement désavantageuses pour les Canadiens, les interventions de l'État aient pour objet de faciliter l'adaptation aux mécanismes du marché qui favorisent la croissance. Il nous faut revaloriser les composantes essentielles de la production que sont le travail, le capital, la recherche et le développement et la gestion. Il nous faut adopter des mesures incitatives plus positives pour obtenir une allocation plus efficace des ressources, grâce à des politiques industrielles centrées sur la productivité et la concurrence, et ce aussi bien dans les secteurs de la fabrication et des ressources que dans celui des services. Des rigidités de nos marchés du travail, une protection généralisée des secteurs périclitants de notre économie qui va bien au-delà des mesures transitoires appropriées, de même que des systèmes de commercialisation qui haussent les prix et les coûts, tels sont les résultats d'un trop grand nombre de nos politiques. Dans l'ensemble, et en vue d'une plus grande efficacité, nous cherchons à modifier le réseau des liens qui unissent l'État à l'économie et à la société canadiennes. A cette fin, les gouvernements doivent lever les obstacles que leurs propres politiques ont posés sur la voie d'un comportement économique et social plus souple pouvant contribuer à assurer les plus hauts niveaux de vie compatibles avec la liberté individuelle et une juste répartition du bien-être. Outre les modifications recommandées à l'égard de politiques déterminées, nous avons conclu que le régime politique lui-même réclame l'attention de ceux qui prennent les décisions politiques. Les Canadiens devront relever des défis considérables au cours des prochaines décennies. Bien que les lois du marché puissent être quelque peu revalorisées à l'avenir, ce sont les gouvernements qui, en premier lieu, donneront le ton à nos réactions. L'évolutionnisme ponctuel, conçu comme processus politique, était tolérable, voire inévitable, en période de croissance économique. Il est moins indiqué pour un avenir qui obligera les Canadiens à choisir de nouveaux compromis entre la justice et l'efficacité et à les mettre en oeuvre. Les gouvernements de demain continueront sans doute d'avoir besoin d'appui et de légitimité, peut-être même plus qu'aujourd'hui. Bien qu'ils aient plusieurs sources, cet appui et cette légitimité seront renforcés à long terme par la visibilité des compromis, par l'ouverture et la franchise du débat public, et par la participation apparente, réelle et démocratique des citoyens à un dialogue avec leurs représentants élus dans le cadre des institutions parlementaires. Notre programme de réforme propose tout particulièrement de rendre sa vigueur au régime parlementaire et de procéder à d'importants réaménagements de notre régime fédéral. Plus généralement, nous voudrions rappeler aux Canadiens qu'une « constitution vivante » exige une vigilance constante pour réagir aux pressions qui se font jour, tout en restant fidèle aux valeurs fondamentales qu'elle proclame. Une telle réaction n'est pas automatique; elle est toujours, en partie du moins, le produit d'efforts délibérés de la part des dirigeants et des analystes qui essaient de concilier les institutions traditionnelles et l'évolution de notre environnement. Nous avons dû, comme beaucoup d'autres commissions l'ont fait avant nous, élaborer une méthode pour aborder le fédéralisme. Depuis 1867, fédéralisme et parlementarisme ont été les deux éléments fondamentaux de notre régime constitutionnel. Il en est question plusieurs fois dans ce Rapport, comme aussi de la Charte canadienne des droits et libertés que notre pays a récemment ajouté à son patrimoine constitutionnel. Selon le contexte et dans divers chapitres du Rapport, le fédéralisme est décrit, et implicitement défini, de plusieurs façons. Rien de surprenant, dès lors que notre fédéralisme soit complexe; selon les questions posées on en fait ressortir différentes facettes. De plus, le fédéralisme est un régime de concurrence politique, et les gouvernements en lice essaient de le définir à la lumière de leurs propres objectifs. Bref, le fédéralisme est une notion controversée et les débats politiques futurs sur le fédéralisme garantiront que toute définition qu'une commission royale pourrait en donner ne mettra pas un terme à la controverse. Ces différentes définitions ne sont pas dépourvues de signification, ne serait-ce que parce qu'aucune définition particulière ne peut éliminer ses concurrentes. Les définitions contribuent à cerner le champ de l'action politique et elles ne sont donc pas dépourvues de conséquences. La Commission, dans le cadre très large de son mandat, a longuement approfondi les aspects théoriques et pratiques du fédéralisme, à la lumière de notre histoire et des exigences probables de l'avenir. C'est pourquoi, elle tient à exposer le plus clairement possible son point de vue sur le fédéralisme. L'expression « fédéralisme exécutif 1., qui fait maintenant partie de notre vocabulaire, met en relief l'interdépendance entre les deux ordres de gouvernement ainsi que les rouages intergouvernementaux qui en sont issus. Nous admettons l'existence de cette interdépendance et, surtout dans le contexte de l'union économique, nous sommes conscients qu'il faille des règles et des institutions propres pour en maximiser les avantages. Nous ne croyons pas, cependant, que l'interdépendance constitue l'essence même du fédéralisme; nous la concevons plutôt comme un sous-produit de la coexistence de gouvernements activistes, responsables auprès de leurs commettants, et dont les actions politiques se recoupent inévitablement dans certains domaines, quoiqu'elles se fondent sur une compétence constitutionnelle propre à chacun. L'expression « fédéralisme coopératif » a été popularisée durant les années 1960. C'était une façon de définir le fédéralisme exécutif en partant d'un nouveau critère, celui de la coopération. L'expression tirait sa force d'une évolution importante, plus précisément de la mise en place de l'État-providence. Les fonds fédéraux et les compétences provinciales se sont alors conjugués en plusieurs domaines pour protéger les Canadiens contre les divers dangers inhérents à nos sociétés industrielles modernes, et contre le risque universel des maladies et des vicissitudes de l'âge. Le fédéralisme coopératif était aussi une étiquette commode qu'on pouvait accoler aux accords fiscaux qui avaient évolué au gré de diverses étapes depuis la Seconde Guerre mondiale. Ces accords ont sensiblement simplifié l'exercice du pouvoir d'imposer et de dépenser des deux ordres de gouvernement tout en assurant, grâce aux paiements de péréquation, un supplément de recettes aux provinces moins nanties. Comme la plupart des Canadiens, les commissaires reconnaissent la valeur de ces arrangements entre gouvernements, comme celle d'ailleurs d'autres accords du même ordre, car ils constituent la substance même du fédéralisme coopératif. En revanche, nous rejetons la conception un peu naïve selon laquelle l'absence de coopération dans des domaines particuliers est le signe d'un échec qui condamne le fédéralisme coopératif. Le simple fait que l'on semble s'opposer à la coopération ou que l'on mette en doute son utilité risque de donner lieu à un malentendu. Les commissaires ne s'opposent pas à la coopération, mais bien à l'argument voulant qu'elle soit la valeur suprême par excellence. La coopération entre les deux ordres de gouvernement ne peut constituer l'essence du fédéralisme ni servir de critère déterminant pour en évaluer le résultat. Poussée à l'extrême, l'insistance sur la coopération détruit le fédéralisme. Les gouvernements ne sauraient en même temps répondre aux préoccupations de leur électorat et être jugés uniquement sur leur coopération et l'harmonisation de leurs politiques dans tous les domaines où celles-ci affectent d'autres gouvernements. C'est envers leurs commettants que les I l gouvernements du Canada ainsi que ceux des Territoires du Nord-Ouest et du Yukon ont d'abord une responsabilité. A notre avis, la meilleure façon d'envisager le fédéralisme, est de le considérer en tant que système de gouvernements responsables et distincts, fondé sur une répartition des pouvoirs qui ait encore un sens. Ces gouvernements sont responsables envers leurs parlements et leurs électeurs respectifs. Nier cela équivaudrait à affirmer que la démocratie et le fédéralisme sont incompatibles. Cette façon de voir implique qu'il y aura concurrence entre les gouvernements, que chaque gouvernement dispose d'une capacité d'agir en toute autonomie, et que l'exercice de cette autonomie est non seulement appropriée, mais la conséquence nécessaire du fédéralisme. S'opposer à cette concurrence équivaudrait à préconiser implicitement un État unitaire, ce qui n'est ni possible ni souhaitable pour le Canada. En fin de compte, le degré de coopération intergouvernementale est une affaire qu'il convient de confier au bon jugement des électorats, dont la tâche consiste à récompenser ou à punir leurs dirigeants pour leurs actions. De la sorte, le rapport entre concurrence et coopération qui convient le mieux au fédéralisme canadien sera déterminé par le degré de démocratie qui règne au sein des systèmes politiques fédéral et provinciaux. C'est pour cette raison, entre autres, que la Commission propose comme principale réforme de notre régime constitutionnel un renforcement du gouvernement démocratique responsable. Nous croyons - bien que la décision finale revienne aux électeurs - , que la concurrence, en tant que sous-produit de l'autonomie des gouvernements, est un aspect souhaitable du fédéralisme qui continuera de stimuler la vie politique au cours des prochaines décennies. Nous allons même jusqu'à affirmer que la coopération entre les gouvernements est le fruit d'une concurrence assujettie à la vigilance de corps électoraux distincts. Les gouvernements qui offrent à leurs électorats trop, ou pas assez, de concurrence finiront par se retrouver dans l'opposition. Nous sommes d'avis que si la coopération devient un impératif qu'il faut satisfaire à tout prix, plutôt qu'un résultat émanant de situations particulières, elle aboutira à la paralysie du régime fédéral, et, partant, à celle des démocraties fédérale et provinciales que ce régime est appelé à soutenir. En ce qui concerne les relations entre l'individu et l'État, nous partons du principe que les gouvernements omniprésents exigent plus de démocratie que moins. Cette exigence reflète en partie la crainte classique de pouvoirs qui ne sont assujettis à aucun contrôle, ce qui explique l'adoption récente de la Charte canadienne des droits et libertés. Plus généralement, toutefois, cette crainte reflète la position fondamentale des Canadiens quant à la forme et à la pratique appropriées de la démocratie parlementaire en cette fin de vingtième siècle. Pour nous, la démocratie ne se réduit pas à une succession d'élections peu fréquentes entre lesquelles les citoyens sombrent dans l'apathie. Gouverner est une activité quotidienne; les élections, elles, n'ont lieu que tous les trois ou quatre ans. C'est pourquoi, la vitalité de notre démocratie dépend de la nature de la relation qui s'établit entre cabinets et parlements ou législatures, d'une part, et, d'autre part, entre citoyens et parlements ou législatures. Le déclin des assemblées législatives est devenu un leitmotiv depuis bien des décennies. L'attention constante qu'observateurs et hommes politiques accordent au parlementarisme tient au fait que les institutions parlementaires occupent une place centrale dans notre conception du gouvernement. L'expansion de l'appareil gouvernemental tend à donner plus de poids à l'exécutif au détriment des parlements. Les cabinets puissants que président des Premiers ministres dont les faits et gestes font les manchettes, ont besoin, comme contrepoids à leur autorité, de corps législatifs aptes à scruter, surveiller, débattre et discuter l'action du gouvernement. Les parlements sont les principaux garants de l'exercice public du pouvoir. Les parlements ont été affaiblis par la tendance vers la suprématie de l'exécutif, caractéristique de tout gouvernement puissant, par l'accentuation de cette tendance par le fédéralisme exécutif, lequel repose sur des marchandages soumis à l'approbation des assemblées législatives et, facteur plus important sans doute, par la fragmentation générale du processus politique. Ce dernier phénomène se vérifie par la tendance des groupes d'intérêt à contourner partis politiques et parlements, et à traiter directement avec les ministres et les fonctionnaires. Cette tendance est la conséquence inévitable des avantages mutuels que le deux parties retirent de l'échange d'information et elle favorise en même temps l'entente des intervenants publics et privés dans une foule de domaines où ils ont besoin les uns des autres. D'un autre côté, les besoins de l'État démocratique moderne sont compromis par une fragmentation des politiques visant à satisfaire les groupes d'intérêt. L'étendue de l'activité gouvernementale offre à ces groupes de multiples occasions d'exploiter leur accès privilégié auprès des autorités aux dépens du grand public. Ces possibilités sont d'autant plus rentables que les rencontres ont un caractère privé et que peu d'attention est accordée aux compromis qui sont négociés. La nécessité de rendre les compromis plus visibles n'a pas pour seul objet d'en améliorer les conditions, mais surtout d'inviter les gouvernements modernes à imposer une certaine retenue aux citoyens dans l'arène politique. Les groupes d'intérêt qui abondent dans la société démocratique canadienne aujourd'hui, devraient être canalisés vers les parlements de façon à mettre en évidence les limites auxquelles sont assujettis les choix politiques dans le monde réel. Les gouvernements contemporains ne peuvent atteindre la plupart des objectifs qu'ils se sont fixés sans l'appui du public. Il leur faut un civisme plus poussé que celui de leurs prédécesseurs moins actifs. Il leur faut aussi l'aptitude à susciter le consentement. Ils ont la tâche constante de préparer les citoyens à affronter les réalités inévitables. A mesure que les affaires internationales influent davantage sur la politique intérieure, cette tâche acquerra plus d'importance si l'État doit rendre les citoyens plus conscients de la place qu'occupe leur pays dans l'économie mondiale et de ses responsabilités dans le concert des nations. Nous croyons que l'économie politique internationale de l'avenir sera concurrentielle et rude et que c'est par des politiques qui brident les illusions et les intérêts personnels étroits que l'on pourra plus facilement soutenir cette concurrence. Le besoin de s'instruire est mutuel. Les gouvernements n'ont pas le monopole de la perspicacité. Ils ont besoin des idées et des renseignements répandus d'un bout à l'autre de la société qui affectent leurs politiques. Ils sont enclins à l'arrogance et au secret. Des assemblées législatives dotées de comités faisant appel au savoir et aux compétences de citoyens pourraient apprendre beaucoup de choses aux gouvernements, même un peu d'humilité. Pour ces raisons les commissaires en sont arrivés à la conclusion qu'il faut raffermir la démocratie parlementaire, et que les législatures doivent faire une plus grande place au débat public et à l'éducation de l'opinion. Si nous proposons que le Sénat soit élu, c'est bien pour affermir la position des petites provinces au sein du Parlement national et pour donner une plus grande visibilité aux compromis entre le principe de la majorité et les intérêts des communautés provinciales, compromis qui sont le fait d'un fédéralisme parlementaire. Nous recommandons qu'un petit nombre de nouveaux comités parlementaires s'attaquent aux questions de politiques générales comme la politique économique, la réglementation, les sociétés d'État et les relations fédéralesprovinciales, et que les groupes d'intérêt, les organismes de recherche et autres entités comparaissent devant eux. Nous espérons et nous prévoyons que ces tribunes permettront aux groupes représentant des intérêts spéciaux de se rendre compte des compromis qu'il faut faire pour gouverner dans l'intérêt de toute la société. L'expansion de la démocratie qu'exige l`avènement de l'État tentaculaire ne consiste pas en une participation fragmentaire; elle concerne tous les Canadiens en tant que citoyens de ce pays et cherche à les engager tous dans une oeuvre commune. La récente Charte est venue consolider les droits civiques et rappeler aux gouvernants que leur pouvoir est limité. Les citoyens, autant que l'État, ont des obligations à remplir. Un régime politique équilibré est celui où les dirigeants s'imposent des limites pour mieux respecter les droits des gouvernés, et où ceux-ci conçoivent ces droits dans le cadre général de leurs devoirs envers la société. L'ordre politique libéral du capitalisme démocratique ne s'est pas développé en fonction du champ très large de l'activité gouvernementale d'aujourd'hui. Il s'est étonnamment adapté pourtant à cette activité sans cesse croissante. Cependant, le temps où les gouvernements pouvaient croître et se réserver une part plus importante d'un gâteau de plus en plus grand est révolu. Notre tâche consistera désormais à trouver les moyens de maîtriser le marché politique, de même que les attentes et les comportements qui ont accompagné son expansion au cours des cinquante dernières années. Nous aurons donc comme tâche connexe de réviser constamment nos réactions politiques en fonction de nouvelles conjonctures. Ces deux tâches présupposent une éducation politique et les législatures en seraient les meilleurs instruments de diffusion. Les commissaires prennent pour acquis que les cabinets et les premiers ministres seront au coeur de ce processus. Leur contribution devra cependant être complétée par les tensions créatrices des procédures et méthodes parlementaires, par des études minutieuses des comités d'enquête et par des comités chargés des politiques générales qui pourront faire appel à la participation de représentants élus et de citoyens. Telle est la voie que nous trace la théorie politique du parlementarisme. Nos recommandations politiques au regard de certains domaines, ainsi que nos recommandations concernant les réformes de notre système de gouvernement, s'appliquent à la situation canadienne; nous ne prétendons pas qu'elles conviennent à tous les pays. L'économie politique internationale a ceci de particulier qu'elle se prête beaucoup plus à la comparaison. De nouveaux intervenants sont entrés dans l'arène mondiale de la concurrence économique, lesquels utilisent des structures et des pratiques gouvernementales provenant d'histoires particulières. Les relations entre l'État et le marché, entre le patronat et les ouvriers et entre le risque pris par l'entreprise privée et la protection qu'offre la société à cet égard, font l'objet de traditions différentes des nôtres. Leur existence et leur performance économique enviable, surtout celles des pays nouvellement industrialisés (PNI), modifient les données de la concurrence politique et économique internationale et poussent les vieux pays à s'interroger sur leurs pratiques traditionnelles. Les Canadiens doivent éviter deux écueils, celui qui consiste à s'enticher de tout ce qui est différent, et celui qui consiste à ne rien vouloir apprendre. La Commission a essayé de s'en tenir à un juste milieu. Les pays ont des aptitudes différentes à poursuivre des politiques économiques particulières. Ces différences proviennent en partie des arrangements constitutionnels et de la forme même de l'État, mais elles sont attribuables aussi aux différents aspects que prennent l'interdépendance économique internationale et l'organisation du monde des affaires et du travail. Les Canadiens sont dans l'impossibilité d'opter pour le tripartisme qui fait que L'État, les entreprises et les travailleurs coopèrent dans une foule de domaines touchant la politique économique, y compris la détermination des salaires. Cette impossibilité provient de la dispersion du pouvoir au sein de l'État fédéral, de l'absence d'organisations patronales et ouvrières centralisées, et enfin du grand nombre de travailleurs non syndiqués. Notre marché intérieur limité nous interdit de nous complaire dans les mesures protectionnistes que nous pourrions peut-être envisager si nous étions cinq fois plus nombreux. Si le fédéralisme ne détruit pas tout à fait notre enthousiasme à l'égard d'une stratégie industrielle hautement interventionniste, il l'atténue certainement. Notre dépendance commerciale à l'égard du marché américain qui s'est accrue au cours des dernières décennies, malgré toutes nos tentatives de diversification, nous a convaincus que nous devrons surtout nous employer à obtenir un accès assuré au marché américain, un marché à l'égard duquel les forces économiques continentales nous ont rendu de plus en plus tributaires. Toute tentative que ferait le Canada pour freiner sensiblement son intégration économique avec les États-Unis exposerait son économie à de graves remous, nuirait à sa croissance et entraînerait dans son sillage l'instabilité politique. A long terme, une concurrence fructueuse dans le contexte nord-américain ferait que nous pourrions mieux nous défendre à l'étranger et diversifier nos marchés. De façon plus générale, notre compréhension de la nature de la société politique canadienne et de la théorie politique sur laquelle reposent nos institutions, nous incite à oeuvrer dans le sens de notre tradition politique. Nous faisons depuis plus d'un siècle l'expérience du parlementarisme et du fédéralisme, et nous disposons d'une documentation très riche qui analyse toutes leurs subtilités. Un peu partout dans les assemblées législatives, les cabinets, les tribunaux, les universités et ailleurs, l'on trouve de nombreux protecteurs de notre constitution, tous imprégnés de savoir et prêts à se précipiter pour la défendre. Ainsi donc, sur le plan constitutionnel, c'est dans le fédéralisme et le parlementarisme que nous détenons un avantage comparatif. Nous nous employons actuellement à faire l'apprentissage d'une importante addition à notre régime constitutionnel: la Charte des droits et libertés. Dans ses grandes lignes, notre cadre institutionnel est donc fixé ". C'est dire que nous n'avons pas le loisir de décider s'il vaut mieux ou non considérer l'avenir en tant qu'État unitaire ou sous un régime de congrès. Nous devons essayer d'améliorer ce qui est nôtre, plutôt que de formuler des choix étrangers à nos traditions. Autrement dit, les propositions des commissaires s'appliquent au Canada, avec toutes les contraintes et les possibilités que comporte son régime de gouvernement. La nature de son économie interne, les traits que revêtent son interdépendance économique internationale, l'organisation actuelle du monde des affaires et du travail, sa position géographique jouxtant le vaste marche des États-Unis et son économie avancée, et bien d'autres choses. Les choix du Canada sont aussi conditionnés par les contraintes et les possibilités de l'économie internationale, ainsi que par les intérêts et le potentiel d'autres pays qui apportent leurs propres préoccupations à la table commune où les pays se donnent rendez-vous. La position que nous venons de décrire est à la fois évidente et trop souvent ignorée. La Commission a écarté diverses options totalement hors de notre portée, se voulant en cela fidèle à l'adage: « On ne peut pas se rendre là-bas à partir d'ici». Les choix politiques que nous avons faits sont réalisables. Nous croyons qu'ils conduiront à un avenir meilleur pour nous-mêmes et pour les générations suivantes. Nous admettons que, prises dans leur ensemble, nos propositions feront dire à certains Canadiens que nous sommes des idéalistes naïfs. Soit! Mais nous n'en sommes point. Nous rejetons pour notre part le réalisme naïf de ceux qui ne croient pas que les Canadiens soient capables de relever les défis de l'avenir. Quant à nous, nous faisons confiance à nos concitoyens.