*{ (Rapport commission MacDonald 1983) } L'évolution de la politique: tendances et questions principales. Avant de nous plonger dans un examen détaillé de projets de réforme, il importe de passer en revue les grands courants de l'évolution de la politique sociale et des relations du travail. Dans cette partie, nous nous intéresserons à trois dimensions de l'expérience collective canadienne. Nous étudierons l'évolution historique de ces secteurs, nous évaluerons le réseau actuel des politiques et nous jetterons un regard vers l'avenir en vue de discerner les principales forces qui orienteront vraisemblablement ces politiques dans les années qui viennent. Rétrospective. L'urbanisation de notre société, au vingtième siècle, a exposé les Canadiens à un milieu social nouveau et inconnu. L'expansion de la production industrielle a, par ailleurs, créé une main-d'oeuvre industrielle nombreuse et provoqué une série de conflits permanents entre employeurs et employés. Les questions de politiques soulevées par ces transformations fondamentales de notre économie et de notre société ont dominé la politique canadienne depuis le début du siècle et, surtout, au cours des décennies cruciales des années 1940, 1950 et 1960. L'État-providence. Les progrès économiques du Canada ont entraîné une prospérité dont n'osaient même pas rêver les générations antérieures, mais ils ont, en même temps, provoqué des transformations sociales qui ont bouleversé les mécanismes rudimentaires du régime d'assistance publique en vigueur au dix-neuvième siècle. Le nouvel ordre économique et industriel a rendu les personnes particulièrement vulnérables à la perte du revenu du principal soutien de famille en périodes de chômage, de maladie et d'invalidité, ainsi que pendant la vieillesse. Par ailleurs, les institutions sociales traditionnelles telles la famille,l'église et la collectivité locale étaient de moins en moins aptes à répondre aux besoins sociaux des Canadiens. La charité privée traditionnelle, élément important des petites collectivités stables voisines des régions rurales et des petites villes, a disparu au fur et à mesure que la société devenait plus urbaine et plus mobile. Le vif bouleversement économique et social, qui a caractérisé les années 1930, a véritablement mis en lumière les limites des mécanismes d'assistance sociale traditionnels, de même que la nécessité de mettre en place un régime complet de sécurité sociale. Les pressions en faveur de réformes sociales découlaient, en premier lieu, du progrès économique. Sur ce plan,l'expérience canadienne n'avait rien d'exceptionnel; partout, les nations industrialisées, dont les traditions et les régimes gouvernementaux sont souvent fort divergents, ont créé des mécanismes de plus en plus élaborés pour faire face à leurs besoins sociaux Mais il ne s'agissait pas de l'effet d'un pur déterminisme, car les programmes sociaux en question étaient extrêmement variés. Chaque nation occidentale a mis en place sa propre version de l'État-providence, compte tenu de ses traditions culturelles et de l'équilibre de ses forces politiques. Dans le contexte culturel canadien, l'État-providence traduisait l'évolution générale des opinions les plus répandues au sujet du rôle approprié du gouvernement et quant aux droits et devoirs des citoyens. Le vingtième siècle a accepté de plus en plus le bien fondé de la sécurité sociale et, d'une manière plus générale, l'importance d'un vaste ensemble de droits sociaux appelés à compléter les droits légaux et politiques déjà établis. Après la Seconde Guerre mondiale, les nouvelles théories économiques ont contribué à renforcer ces idées; elles étaient beaucoup plus compatibles avec une redistribution généralisée du revenu que les thèses antérieures. Mais, au Canada tout au moins, les tendances à caractère social poussé ont toujours été limitées et freinées par les valeurs politiques individualistes bien enracinées, l'accent étant mis sur la réussite personnelle et le sens des responsabilités dévolu à chacun. Cette opposition entre les valeurs collectives et individuelles a été une des constantes de notre politique en matière d'assistance sociale; elle a orienté notre régime d'aide sociale tant au plan de son optique générale que des programmes particuliers. Cette lutte idéologique s'est livrée dans le milieu politique. Au cours de la première moitié du vingtième siècle, le principe de l'État-providence a gagné de plus en plus d'adeptes. Les intellectuels, les réformateurs sociaux et les travailleurs sociaux, de plus en plus nombreux, ont souvent été les premiers à mettre en lumière la gravité des problèmes sociaux, et à proposer des éléments de solution. L'émergence d'un courant de protestation politique de gauche, sous la bannière de la Fédération du commonwealth coopératif (FCC), a donné naissance à une troisième force, fermement vouée aux transformations sociales, au sein de la politique canadienne. Les syndicats, qui ont subi une expansion rapide après 1935, sont aussi devenus des partisans de l'État-providence. Outre ces pressions externes, plusieurs éléments réformistes ont surgi au sein des grands partis politiques et parmi certains hauts fonctionnaires. En outre, les dirigeants politiques étaient manifestement sensibles aux vastes courants favorables aux dépenses sociales dans l'opinion publique. Lorsque la question des pensions s'est imposée, par exemple, «[...] beaucoup de députés, au Canada, étaient convaincus qu'il s'agissait là d'un facteur important et même déterminant dans le choix des électeurs, spécialement à certaines étapes cruciales de l'élaboration de la politique des pensions». Il a fallu cinquante ans pour que le Canada se dote d'une politique tenant compte de ces transformations économiques et politiques. L'État-providence traduit en fait un état d'esprit qui penche davantage en faveur des réformes progressives plutôt que radicales. Dans plusieurs secteurs importants, le principe fondamental de l'intervention de l'État s'est affirmé entre les deux guerres. Le Régime d'indemnité des accidents du travail a été créé en Ontario en 1914 et adopté progressivement par les autres provinces; les Allocations aux mères nécessiteuses, destinées aux veuves ayant des enfants à leur charge, ont été rapidement mises en place dans toutes les provinces, après leur entrée en vigueur au Manitoba en 1917; la redistribution des revenus en faveur des personnes âgées s'est instaurée entre 1927 et 1936, lorsque les provinces ont décidé, une à une, d'appliquer la Loi sur la pension de la vieillesse; les pensions versées aux aveugles, âgés de plus de 40 ans, ont suivi en 1937; et le principe d'une contribution fédérale pour venir en aide aux chômeurs, a été reconnu?à contrecoeur peut-être?au début des années 1920 et de nouveau dans les années 1930. Toutes ces prestations supposaient un contrôle des moyens financiers et étaient souvent insuffisantes. A cette époque, il était vraiment impossible d'invoquer un «droit» à l'assistance. Mais le fait est qu'au début des hostilités, en 1939, les tendances sociales étaient déjà solidement ancrées dans la politique canadienne en matière d'assistance sociale. Ces tendances ont pris de la vigueur dans les décennies subséquentes. L'appui politique croissant, l'expansion économique et, après la guerre, la réduction des dépenses de la défense ont créé un climat favorable au changement. On a voulu satisfaire de plus en plus de besoins sociaux, tandis que les subventions et l'assurance sociale ont fait en sorte de réduire le nombre de programmes impliquant un contrôle des moyens financiers des bénéficiaires, ce qui établissait un droit plus net à l'assistance sociale. Dans le domaine de la sécurité du revenu, l'assurance-chômage, adoptée en 1941, a été suivie du Régime des allocations familiales en 1944, de la Sécurité de la vieillesse en 1951, de plusieurs programmes de subvention conditionnelle dans le secteur de l'assistance sociale dans les années 1950, des Allocations aux jeunes en 1964, du Régime de pensions du Canada et de la Régie de rentes du Québec en 1965, du Régime d'assistance publique du Canada et du Supplément du revenu garanti en 1966, de l'Allocation aux conjoints en 1975 et du Crédit d'impôt-enfant en 1978. Dans le domaine de la santé, les Subventions nationales à l'hygiène, instaurées en 1948, ont encouragé, tout au cours de cette période, les gouvernements provinciaux à accroître le réseau hospitalier. D'autre part, l'assurance-maladie a été adoptée à l'échelle nationale après l'adoption, en 1957, de la Loi sur l'assurance-hospitalisation et les services diagnostiques et, en 1966, de la Loi sur les soins médicaux. A la fin des années 1960, l'infrastructure du régime d'État-providence canadien se trouvait donc en place. Les années 1970, en revanche, ont été une décennie de transition. Au début, la foulée réformiste s'est poursuivie. Les programmes d'assurance-chômage et d'allocations familiales, sont devenus plus généreux. De plus, nous avons assisté, lors de l'étude fondamentale entreprise en 1973 sur la sécurité sociale, à un débat d'envergure au sujet d'un éventuel régime de revenu annuel garanti. Toutefois, la seconde moitié de cette décennie a semblé marquer la fin de cette ère d'expansion de l'assistance sociale. Certains programmes sociaux ont été réduits, et une foule de questions fondamentales ont surgi quant à l'avenir de l'État-providence. L'État-providence se définit essentiellement par la sécurité du revenu, les services de santé et l'enseignement; l'expansion qui s'est manifestée dans chacun de ces secteurs a été une des grandes caractéristiques de la vie canadienne, au cours des quarante dernières années. Les tableaux qui suivent permettent de retracer la croissance de l'État-providence depuis l'après-guerre. Les trois premiers rendent compte de l'expansion et de l'importance des programmes de sécurité du revenu du Canada. Le tableau 14-1 montre l'importance relative des principaux éléments du régime et l'expansion de chacun depuis 1956. Les tableaux 14-2 et 14-3 illustrent l'importance de ces programmes pour les Canadiens. Dans de nombreux secteurs de la politique, les mesures adoptées par le gouvernement ne touchent le grand public qu'indirectement, en influant sur la nature de l'activité économique ou les opérations des grandes institutions du secteur privé. Cependant, la sécurité du revenu exerce un contact direct entre le gouvernement et ses citoyens; pour des millions de Canadiens, cette relation est essentielle au maintien de leur niveau de vie et à leur bien-être général. On peut voir au tableau 14-2 le grand nombre de prestataires inscrits aux principaux programmes nationaux. Le tableau 14-3 indique, d'un autre point de vue, l'importance du régime de transfert, spécialement pour les Canadiens à faible revenu. Ces programmes de transfert constituent l'élément le plus manifeste de notre régime de redistribution des revenus. Les gouvernements aident également les particuliers et les familles par le biais d'un ensemble complexe d'exemptions et de crédits d'impôt. Ces «dépenses fiscales» atteignent maintenant un montant très appréciable. En 1984?1985, par exemple, l'ensemble des exemptions personnelles, pour les personnes mariées et les personnes âgées, l'exemption pour enfants et le crédit d'impôt-enfant, la déduction des dépenses relatives à un emploi et le dégrèvement pour régimes de pensions et de retraite a coûté au gouvernement fédéral environ 25 milliards de dollars en recettes non perçues. Les critiques du régime ont signalé que nos programmes fiscaux et de transfert ne sont pas bien intégrés et que les exemptions d'impôt, en particulier, avantagent les personnes qui gagnent un revenu élevé. La Commission convient que les programmes de transfert et les dépenses fiscales ne devraient plus être considérés comme des éléments distincts de la politique de dépenses publiques, mais plutôt comme des éléments intégrés. Les tableaux qui suivent démontrent l'importance croissante des programmes relatifs aux soins de santé dans la société canadienne. Le tableau 14-4 retrace l'expansion spectaculaire qu'a subie, après la guerre, le secteur des soins de santé, d'après le nombre de lits d'hôpitaux, de médecins et de dentistes mis à la disposition des Canadiens. Les deux figures qui suivent rendent compte des dépenses inhérentes à cette croissance. La figure 14-1 indique le rôle considérablement accru du gouvernement dans le secteur des soins de santé en général: la part publique des dépenses totales consacrées à la santé est passée progressivement de 43 pour cent, au début des années 1960, à environ 75 pour cent, au milieu des années 1970; depuis, elle est demeurée à peu près à ce niveau. Le tableau 14-5 montre la progression des dépenses en soins de santé en pourcentage du produit national brut (PNB). Entre 1960 et 1970, ce pourcentage a subi une hausse spectaculaire; il est passé de 5,6 pour cent à 7,3 pour cent, principalement en raison de la mise en oeuvre des programmes d' assurancehospitalisation et de soins de santé. Fait tout aussi remarquable, ces dépenses sont demeurées à peu près stables au cours des années 1970. Malgré la controverse au sujet de l'accroissement des frais de santé au cours de cette décennie, il est maintenant clair que cet accroissement n'était pas supérieur à l'augmentation de la capacité de production de l'économie durant cette période. Depuis 1980, les frais de santé ont commencé à augmenter à nouveau, mais il est encore trop tôt pour déterminer s'il s'agit d'une nouvelle tendance ou d'une conséquence de la récession. Les cycles d'expansion du secteur de l'enseignement sont présentés au tableau 14-6, qui indique l'évolution des effectifs à chaque niveau d'enseignement au cours de quatre décennies. Ces chiffres témoignent de la progression de la génération de l'après-guerre, de l'école élémentaire à l'école secondaire, dans les années 1950, 1960 et 1970, et démontrent la réduction des effectifs étudiants dans les années 1980. Ils traduisent également l'expansion des établissements d'enseignement postsecondaire et ils rendent compte de l'émergence du réseau des collèges communautaires dans les années 1960, ainsi que de l'expansion marquée du secteur universitaire. Enfin, le tableau 14-7 montre les répercussions de ces transformations au plan des dépenses. La réalité actuelle. L'expansion de l'État-providence canadien a été l'une des grandes réalisations de la génération de l' aprèsguerre. L'énergie politique des quarante dernières années a, dans une large mesure, été consacrée à cette tâche, et le Canada en est devenu une société plus juste. Mais il s'agit maintenant de faire le point, de réexaminer la structure en place, de déterminer son aptitude à répondre aux besoins sociaux actuels et d'en prévoir l'orientation future. Les commissaires ont choisi d'évaluer les politiques existantes de deux points de vue. Premièrement, ils ont comparé la politique sociale du Canada à celle d'autres nations industrialisées du monde occidental et, deuxièmement ils ont étudié le bien-être des Canadiens eux-mêmes. Examen comparatif. Il est indispensable, pour évaluer la situation canadienne, de la comparer à celle d'autres pays. Étudier uniquement les dépenses sociales engagées au pays pourrait porter à croire que le taux de croissance du Canada a été exceptionnel et qu'il nécessite des rajustements économiques ou sociaux qui ne s'imposent pas ailleurs. Mais un examen, si bref soit-il, de l'expérience d'autres pays permet de situer ces questions dans leur contexte véritable. L'expansion de l'État-providence canadien?qui semble spectaculaire quand on l'examine isolément?paraît beaucoup plus modeste quand on la compare à la norme générale des nations industrialisées occidentales. Si l'on compare les dépenses engagées au Canada au chapitre des programmes sociaux à celles d'autres pays membres de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), on constate que le Canada se situe dans le tiers inférieur; ses dépenses en 1981 représentaient 21,7 pour cent du produit intérieur brut (PIB), par rapport à la moyenne pour l'OCDE qui s'élève à 25,5 pour cent. Les dépenses des États-Unis représentaient 21 pour cent du PIB; elles étaient à peu près identiques à celles du Canada. A ce chapitre, le Canada s'est classé en 1981 neuvième parmi les douze principaux pays membres de l'OCDE. Au cours de cette même année, les Pays-Bas et le Danemark, dont les dépenses représentaient 36 pour cent de leur PIB, arrivaient au premier rang, suivis de la Suède et de l'Allemagne occidentale. L'Italie, la France, la Norvège et la GrandeBretagne consacraient aux programmes sociaux une part de leurs ressources nationales légèrement supérieure à celle du Canada. L'Australie et le Japon, dont les dépenses à ce chapitre étaient de 3 pour cent et de 4 pour cent de leur PIB, suivaient le Canada, comme d'autres pays moins populeux de l'OCDE, tels la Finlande, la Nouvelle-Zélande et la Grèce. La position du Canada en regard de cette norme est demeurée à peu près constante, puisque de la huitième place en 1960 le Canada est passé à la neuvième en 1975. Entre 1960 et 1981, les dépenses en matière de programmes sociaux de tous les pays membres de l'OCDE sont passées de 13,4 pour cent à 25,5 pour cent de leur produit intérieur brut. Le Canada a participé à cette progression, son taux de croissance étant à peu près identique à la moyenne de l'OCDE, mais décalé dans le temps par rapport à celui de plusieurs pays. Les pays scandinaves, la France et le Japon ont par exemple enregistré une hausse supérieure à la moyenne de l'OCDE au début des années 1960, tandis qu'au Canada et aux États-Unis cette hausse s'est manifestée plus tôt, vers le milieu des années 1960. Mais, dans tous les pays, l'on a constaté un ralentissement du taux de progression des dépenses réelles entre 1975 et 1980. Les pays industrialisés diffèrent non seulement quant au pourcentage de leurs ressources nationales consacrées aux programmes sociaux, mais aussi dans leur choix des éléments jugés prioritaires. Les dépenses relatives par secteur varient en effet considérablement. Par rapport aux autres pays membres de POCDE, le Canada consacre des sommes inférieures pour les pensions, des montants à peu près égaux à la moyenne pour l'enseignement et les services de santé et davantage pour les prestations d'assurance-chômage. En ce qui concerne les pensions, la figure 14-3 démontre que le Canada s'est toujours situé au bas de l'échelle, puisqu'il se classait douzième et dernier en 1981; ses dépenses directes à ce chapitre représentaient 4,6 pour cent du PIB, comparativement à la moyenne de 8,8 pour cent pour les douze pays de l'OCDE. Le fait que le Canada consacre une part relativement faible de son PIB aux pensions s'explique en partie par le profil d'âge de sa population; les personnes âgées y constituent un groupe relativement moins nombreux qu'en d'autres pays. Au Canada, par exemple, le rapport pensionnés-travailleurs s'établissait en 1980 à 21,2 pour cent, contre 28,4 pour cent dans les autres pays de l'oCDE; ce pourcentage était en fait plus faible que pour tout autre pays, exception faite du Japon. Le facteur démographique n'est pas le seul en cause. Nos dépenses à ce chapitre sont plus faibles parce que les prestations que touchent les Canadiens sont également inférieures. Pour les pays membres de l'oCDE, les dépenses moyennes par pensionné équivalent à 14,8 pour cent du PIB moyen par travailleur; mais au Canada, elles ne sont que de 11,6 pour cent; là également, le Canada n'est surclassé que par le Japon. Il est vrai qu'en 1983-1984, le Canada a engagé des dépenses fiscales additionnelles de 6,6 milliards de dollars, principalement sous la forme d'exemptions d'impôt pour les contributions à des Régimes enregistrés d'épargne-retraite (REER), au Régime des pensions du Canada (RPC) et au Régime des rentes du Québec (RRQ), ainsi qu'à des régimes de pensions privés. Même si l'on tient compte de ces débours fiscaux au Canada et qu'on en exclut de semblables engagés en d'autres pays, le nôtre n'arrive qu'à la dixième place, c'est-à-dire loin derrière les pays européens et les États-Unis. Par contre, les dépenses du Canada consacrées à l'enseignement et aux services de santé se rapprochent davantage de la moyenne des pays de l'OCDE. En 1981, le Canada a affecté 6,2 pour cent de son PIB à l'enseignement, alors que la moyenne pour l'OCDE était de 6,1 pour cent. Il s'agit en fait d'une orientation nouvelle pour le Canada. En 1960, nous occupions la huitième place sur dix, mais à cause de l'expansion rapide intervenue au cours de la seconde moitié de cette décennie, nous nous sommes classés cinquième sur douze en 1975. Les pays scandinaves se sont régulièrement situés au premier rang en ce qui concerne les dépenses dans ces secteurs, tandis que l'Allemagne et le Japon ont occupé le bas de l'échelle. La figure 14-4 traduit également une autre tendance précise à savoir la réduction des dépenses consacrées à l'enseignement, entre 1975 et 1981, dans tous les grands pays membres de l'OCDE sauf en Italie, en Suède et au Japon. Le phénomène est principalement attribuable à la réduction des effectifs scolaires. Dans le domaine des soins de santé, les dépenses du Canada s'élèvent à peu près à la moyenne de l'OCDE. En 1982, le Canada s'y classait septième sur douze, puisqu'il consacrait 5,9 pour cent de son PIB aux dépenses affectées à l'hygiène publique, en regard de la moyenne de 6,1 pour cent pour l'OCDE. Les États-Unis ont toujours occupé la dernière place en ce qui concerne les dépenses en matière d'hygiène publique?soit, par exemple, 4,5 pour cent de leur PIB en 1982?alors que la Suède a toujours occupé la première place. Toutefois, quant à la part totale du PNB consacrée aux soins de santé publics et privés, les États-Unis se situent au sommet ou proche de celui-ci durant la majeure partie de l'après-guerre. Dans presque tous les grands pays membres de l'OCDE, y compris le Canada, les coûts de services de santé ont augmenté de la façon la plus spectaculaire au cours des années 1960; le taux de croissance du Canada est toutefois tombé sous la moyenne entre 1970 et 1981, ce qui témoigne de la stabilisation intervenue dans les dépenses consacrées aux soins de santé, ce dont nous avons déjà fait état Si on considère les prestations d'assurance-chômage, la situation internationale du Canada devient entièrement différente; comme le montre la figure 14-6, nos dépenses à ce chapitre ont toujours été élevées comparativement à celles des autres pays de l'OCDE. En 1981, nos dépenses en ce domaine s'élevaient à 2,3 pour cent du PIB, soit beaucoup plus que la moyenne de 1,25 pour cent des douze pays; le Canada s'est classé deuxième après le Danemark. Signalons que les États-Unis ne consacrent que 0,5 pour cent de leur PIB aux prestations d' assurancechômage. Les dépenses relativement élevées du Canada consacrées à l'assurance-chômage ne proviennent pas du fait que ses prestations soient supérieures à celles des autres pays ou versées pour des périodes plus longues. Entre 1975 et 1980, le Canada versait des prestations à peu près égales à celles des États-Unis, tandis qu'au Japon et en Allemagne occidentale elles étaient de 30 à 50 pour cent supérieures. Par ailleurs, la durée de prestation moyenne au Canada, entre 1975 et 1980, était à peine inférieure à celle qui avait cours aux États-Unis, tandis que la moyenne des périodes de prestation était sensiblement plus longue en France, en Italie et au Japon. La raison fondamentale qui rende compte de nos dépenses élevées en matière d'assurance-chômage semble résider dans les taux élevés de chômage au Canada et dans le fait qu'une proportion de nos travailleurs, plus forte qu'ailleurs, soit admissible aux prestations. Entre 1975 et 1980, le taux de chômage moyen au Canada se chiffrait à 7,5 pour cent de la main-d'oeuvre, alors que la moyenne pour l'OCDE était de 5,4 pour cent; de plus, 6,7 pour cent de notre population active était admissible aux prestations d'assurance-chômage, en regard de 2,2 pour cent dans les autres principaux pays de l'OCDE. Le bien-être des Canadiens. Un examen de l'expérience canadienne fait ressortir deux grandes caractéristiques. Tout d'abord, il est clair que le bien-être général des Canadiens s'est remarquablement amélioré depuis la Seconde Guerre mondiale. Les difficultés économiques des dernières années ne doivent pas nous faire oublier la distance énorme que nous avons collectivement parcourue depuis 1945. Il reste néanmoins évident que la répartition du bien-être parmi les Canadiens n'a pas évolué au même rythme que la prospérité générale. Il n'est pas facile de mesurer le bien-être général d'une société. On s'entend rarement sur l'ensemble des indicateurs sociaux en mesure d'évaluer notre bien-être collectif et sur l'importance relative de chacun. Nous nous limiterons donc aux trois dimensions du bien-être généralement considérées comme importantes, à savoir le revenu, la santé et l'enseignement. Dans l'ensemble, on peut dire que les Canadiens ont accompli des progrès énormes dans chacun de ces domaines depuis la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, nos revenus ont augmenté de façon remarquable. Le tableau 14-8 présente les données de base pour la période qui s'étend de 1951 à 1981: le revenu nominal a été multiplié par neuf, tandis que le revenu réel a augmenté de près de 175 pour cent. Le niveau de vie des Canadiens demeure l'un des plus élevés au monde. On peut comparer au tableau 14-9 le produit intérieur brut par habitant de neuf pays membres de l'OCDE. D'après la mesure nominale, le Canada se classe cinquième, soit à égalité avec l'Autriche. Mais cette mesure donne une image fausse du niveau de vie, parce qu'elle ne tient pas compte des différences de prix entre les pays comparés. Si l'on veut connaître le PIB «réel» par habitant, il faut utiliser la parité quant au pouvoir d'achat, ce qui permet de mesurer le coût d'un panier ordinaire de biens et de services dans chacun des pays étudiés. Mesuré en terme de PIB réel par habitant, le Canada occupe la deuxième place des niveaux de vie les plus élevés, parmi les pays de l'OCDE. En plus d'être mieux nantis, les Canadiens sont aussi en bien meilleure santé aujourd'hui. Le tableau 14- 10 renferme des données sur deux indicateurs importants, l'espérance de vie et la mortalité infantile, de 1961 à 1976. Ces deux miroirs de la santé collective traduisent une amélioration constante de celle-ci, résultant des progrès de la médecine, de l'accès amélioré aux services de santé et de meilleures habitudes d'hygiène, dont des modifications au mode de vie comme, par exemple, une augmentation de l'activité physique et une diminution de la consommation de cigarettes. Sur ce plan également, le Canada se compare favorablement à des normes internationales, comme on peut le constater au tableau 14-11 . Enfin, les Canadiens sont plus instruits que jamais. Les jeunes fréquentent l'école plus longtemps et, comme le montre le tableau 14-12, la proportion de notre population ayant moins de neuf années d'instruction a diminué appréciablement depuis 1941. Le tableau 14- 13 présente d'ailleurs une ventilation plus complète de la scolarisation des Canadiens au cours des dix dernières années et fait voir que plus du tiers d'entre eux ont fait des études postsecondaires. Il est difficile d'effectuer des études comparatives des taux de fréquentation scolaire, en raison des différences qui existent entre les pays quant au système d'enseignement. Mais il semble encore une fois que le Canada fasse partie du peloton de tête. L'aptitude de notre système d'enseignement à préparer les Canadiens à faire face aux difficultés qui se présenteront vraisemblablement dans les années à venir fait toutefois l'objet de discussions. Quoi qu'il en soit, il faut se rappeler que, suivant ces critères du bien-être, les Canadiens ont accompli des progrès considérables. En ce qui concerne toutefois la répartition du bien-être, la situation semble être toute autre; sur ce plan, la stabilité et non le changement paraît être le thème dominant. Il est vrai que pour les soins de santé, les Canadiens bénéficient maintenant de services à peu près égaux. Dans ce cas, la croissance de l'État-providence a clairement joué dans le sens de l'égalitarisme: la mise en vigueur de l'assurance-hospitalisation et médicale générale a supprimé les obstacles pécuniaires aux services de santé et accru la part offerte aux personnes à faible revenu'. D'autres éléments de l'accroissement des dépenses sociales consécutif à la Seconde Guerre mondiale, n'ont pas produit cet effet égalisateur. Le relèvement de l'instruction au niveau postsecondaire ne semble pas avoir tellement touché les enfants des familles pauvres. Sur ce plan, le degré de scolarisation tend à se perpétuer de génération en génération: plus les parents sont instruits, plus leurs enfants auront tendance à fréquenter l'université. Le lecteur trouvera au tableau 14-14 les données pertinentes pour 1982. Moins de 20 pour cent des jeunes dont le père avait, tout au plus, reçu une instruction élémentaire ont poursuivi des études postsecondaires ou universitaires, contre 68 pour cent de ceux dont le père détenait un diplôme universitaire. Malheureusement, il n'y a pas de données nationales, échelonnées sur une longue période, sur l'évolution de la situation socio-économique des étudiants universitaires. Il est toutefois peu probable que la proportion d'étudiants venant d'un milieu économique défavorisé ait augmenté considérablement au cours des quelques dernières décennies. Cet état statique est encore plus évident en ce qui concerne la répartition du revenu. Le tableau 14-15 confirme que la répartition générale du revenu a très peu évolué au cours des trente dernières années. Au bas de l'échelle, on voit que 20 pour cent des familles et des particuliers les plus pauvres reçoivent environ 4 pour cent de l'ensemble du revenu, alors que les 20 pour cent de Canadiens les plus riches en touchent quelque 40 pour cent. A cet égard, il est extrêmement difficile d'établir des comparaisons entre pays. Néanmoins, d'après des études réalisées pour l'OCDE et la British Royal Commission on the Distribution of Income and Wealth, le Canada se trouve à peu près à mi-chemin en ce qui concerne l'inégalité dans la répartition du revenu (voir tableau 14- 16) . Cette stabilité superficielle cache toutefois une foule de changements sociaux en profondeur. Entre 1951 et 1981, par exemple, la proportion de la population canadienne vivant dans une ferme est passée de 20 pour cent à environ 4,5 pour cent. La structure de la famille s'est aussi transformée: un grand nombre de personnes âgées et de jeunes adultes habitent maintenant seuls, tandis que le nombre de familles monoparentales ne cesse de s'accroître. De plus, la participation des femmes à la main-d'oeuvre est passée, entre 1951 et 1981, de 17 pour cent à 52 pour cent. Compte tenu de ces aspects et d'autres transformations sociales importantes, il est étonnant que la répartition du revenu paraisse aussi stable; les recherches effectuées jusqu'ici n'ont pas cerné les causes de ce phénomène. On pourrait partiellement l'expliquer par le fait que les divers changements sociaux se sont compensés les uns les autres. Ainsi une étude effectuée à ce sujet suggère que les modifications survenues dans la composition de la famille ont contribué à accentuer l'inégalité des revenus, alors que le nombre accru de femmes sur le marché du travail a joué en sens contraire. Ces facteurs conjugués n'ont produit que des modifications limitées dans la répartition générale du revenu. Quelle qu'en soit la raison fondamentale, l'écart entre riches et pauvres au Canada demeure donc aussi étendu que jamais. Il est tout autant difficile d'évaluer les conséquences des activités de l'État sur la répartition du revenu. La tâche de déterminer qui sont les bénéficiaires de chaque programme, et qui assume, en définitive, le fardeau de chaque impôt n'a rien d'une science exacte; les spécialistes continuent de débattre ces questions. Les quelques indices dont nous disposons laissent toutefois croire que les gouvernements contribuent légèrement à la redistribution des revenus, particulièrement importante pour les gagne-petit: L'étude globale la plus récente à ce sujet a conclu qu'en 1969 il s'est produit une redistribution de revenu des classes supérieures vers les classes inférieures. Le régime fiscal n'était pas en cause, puisque les contribuables à faible revenu ont semblé verser une plus forte proportion de leur revenu en impôt que les personnes à revenu supérieur. La redistribution des dépenses a toutefois favorisé les groupes les moins riches et elle a prévalu à cet égard sur l'incidence du régime fiscal. C'est dire que l'effet global, tiré des impôts et des dépenses gouvernementales, a constitué un progrès en faveur de la redistribution des revenus. Les tableaux 14- 17, 14- 18 et 14- 19 présentent des vues plus récentes mais aussi plus partielles. Le tableau 14-17 confirme que les paiements de transfert contribuent dans une large mesure à réduire l'inégalité de revenu et ce, depuis 1971 surtout. Le tableau 14-18 montre les conséquences supplémentaires de l'impôt sur le revenu des particuliers, mais non des autres taxes. Il est plus complexe de déterminer dans quelle mesure les services d'enseignement et de santé contribuent à redistribuer la richesse. Toutefois, le tableau 14-19 donne une idée des effets de ces services sur la redistribution de la richesse depuis 1974, dernière année pour laquelle nous possédons des chiffres. Une autre façon de se rendre compte du peu de progrès accomplis sur le plan de la répartition des revenus est d'examiner la situation des citoyens les plus pauvres de notre société. Les Canadiens ne sont pas tous d'accord au sujet du degré d'égalité de revenu qui serait souhaitable. Mais ils reconnaissent largement, sans aucun doute, la nécessité d'aider les Canadiens les plus pauvres et les plus vulnérables. Au cours des quinze dernières années, la pauvreté est redevenue une question fondamentale de la politique sociale du Canada; elle a fait l'objet d'expériences et de débats nombreux. Pour déterminer le degré de «pauvreté» qui existe au Canada, il faut tout d'abord adopter une définition du mot, sur lequel se fonderont largement les initiatives à venir. Depuis quelques années, on accorde beaucoup d'attention à ces points; la réapparition de la pauvreté comme question sociale provient dans une large mesure des raffinements apportés aux thèses modernes sur la question des «seuils de la pauvreté». Malgré tout, la définition de la pauvreté demeure subjective; on a proposé différentes façons d'envisager les problèmes qui en découlent. Pour réduire la pauvreté, certains recommandent une optique fondée sur les besoins, suivant laquelle il faudrait assurer un revenu minimal pour satisfaire aux besoins fondamentaux comme l'alimentation et le logement. C'est le point de vue qu'adopte Statistique Canada pour déterminer ces «limites d'inclusion» du groupe à faible revenu. Il définit comme «pauvre» toute famille qui consacre plus qu'un certain pourcentage de son revenu à l'alimentation, au logement et au vêtement. Cette proportion s'établissait originellement à 70 pour cent, mais elle a été ramenée à 62 pour cent en 1973 et à 58,5 pour cent en 1981, de manière à refléter l'évolution des modes de consommation. Par contre, si on adopte la conception du revenu «relatif», la pauvreté se définit par rapport au revenu de l'ensemble de la société. Ainsi, le Conseil canadien du développement social considère comme «pauvre» une famille de trois personnes dont le revenu est inférieur à la moitié du revenu moyen des familles canadiennes. Le tableau 14-20 représente ces deux seuils de pauvreté pour 1983. Bien qu'il n'y ait pas de consensus sur les seuils de pauvreté qu'il conviendrait d'adopter, ce sont ceux de Statistique Canada qui sont le plus fréquemment utilisés; aussi, les commissaires y ont-ils recouru dans cette analyse. Le tableau 14-21 démontre par ailleurs que l'incidence de la pauvreté a diminué progressivement de 1961 à 1981, mais qu'elle a recommencé à augmenter par suite de la récession. Le progrès social au Canada dépend donc manifestement de la vigueur économique du pays. Comme l'a signalé l'Association nationale anti-pauvreté, l'accroissement de la pauvreté des familles en 1982 et 1983 a éliminé les progrès accomplis au cours des six années précédentes. Ces statistiques englobent un grand nombre de personnes. En 1982, quelque 2,8 millions de Canadiens vivaient sous le seuil de la pauvreté, limités de toutes parts par des ressources insuffisantes. Un examen plus attentif du profil de la pauvreté au Canada met en évidence certaines questions cruciales. Le tableau 14-22, qui porte sur l'incidence de la pauvreté au sein de divers groupes sociaux, met en lumière le sort réservé aux femmes âgées qui vivent seules, de même que les difficultés qu'affrontent les familles monoparentales dont le chef est une femme. La pauvreté est en fait une réalité à laquelle font face beaucoup trop de Canadiennes. Le tableau 14-23 présente en détail la composition de l'ensemble du groupe des «pauvres» .La pauvreté n'est manifestement pas un problème exclusif aux personnes âgées et aux familles monoparentales. En fait, la plupart des pauvres vivent dans des familles où il y a quelques enfants. Il s'agit donc d'un problème qui touche tant les enfants que les personnes âgées. D'autre part, beaucoup de personnes pauvres travaillent et doivent se débattre pour satisfaire à leurs besoins, malgré un maigre salaire et le peu d'aide qu'elles reçoivent du Régime d'assistance sociale. On oublie trop souvent leur sort. Il ne fait aucun doute que la pauvreté a diminué au Canada, mais le fait qu'elle persiste pose un défi constant à l'État-providence. L'avenir: une crise de l'État-providence? Explorer l'avenir est une aventure aussi hasardeuse qu'essentielle. La faculté des Canadiens de prévoir les événements qui influeront sur l'évolution de l'État-providence est évidemment limitée, d'autant plus si on envisage de pénétrer plus avant dans le vingt et unième siècle. Il n'en reste pas moins que les choix que les Canadiens feront maintenant affecteront indéniablement l'avenir des programmes sociaux au Canada. Il est donc essentiel que nous prenions les décisions les plus adéquates possible en ce qui concerne les facteurs susceptibles de nous toucher au cours des années à venir. Assertion qui demeure vraie spécialement face aux nombreux points de vues exprimés à propos de la «crise de l'État-providence». Des observateurs venant d'horizons divers ont fait remarquer que les systèmes de sécurité sociale des pays occidentaux, y compris le Canada, étaient entrés dans une nouvelle période défavorable et qu'ils allaient sans doute continuer à se dégrader dans les prochaines décennies. Il ne semble donc pas qu'il faille prendre pour acquis l'État-providence. En tant que Canadiens, pourrons-nous continuer à compter sur la gamme complète des programmes de sécurité sociale devenus partie intégrante de la société moderne? L'expérience récente imprime un renouveau d'acuité à la question. Les dépenses sociales se sont accrues rapidement au cours de la période durant laquelle s'est édifié notre État-providence, mais cette période a pris fin subitement; elle a laissé place à une suite monotone de contraintes et de réductions des dépenses. Depuis bientôt presque dix ans, le gouvernement fédéral lutte pour ralentir le taux d'accroissement de ses transferts aux provinces en ce qui a trait aux programmes de santé et d'enseignement; on a quelque peu resserré les coûts de l'assurance-chômage. D'autre part, à plusieurs reprises, l'indexation des principaux programmes tels que celui des allocations familiales et celui des pensions de vieillesse a été suspendue ou limitée. Particulièrement au cours de la récente récession, l'écart entre nos aspirations sociales et notre performance économique s'est élargi, alors que les gouvernements luttaient pour établir un équilibre entre des dossiers de plus en plus lourds et des sources de revenu réduites. Il s'est produit, entre autres, une diminution de l'assistance sociale dans la majorité des provinces, diminution radicale dans quelques-unes d'entre elles. En outre, les Canadiens ont été témoins de l'accroissement du nombre de centres de distribution de nourriture gratuite et de soupes populaires, tristes rappels d'une autre époque. Ces pressions s'allégeront-elles à mesure que le Canada et les autres pays occidentaux se remettront de la récession? Ou bien sont-elles, en réalité, des signes avant-coureurs d'un avenir encore plus menaçant? Ceux qui prévoient une accentuation de la crise de l'État-providence optent pour la seconde hypothèse; ils évoquent de même l'éventualité d'une augmentation très nette de tensions croissantes dans les sociétés occidentales, tensions qui se prolongeront au delà de la récession actuelle. La «crise de l'État-providence» : expression beaucoup plus souvent utilisée que précisément définie! Quand on fait référence à la «crise», on a tendance à confondre toutes sortes d'inquiétudes face à l'avenir. Pour certains, la crise apparaît moins comme une source de privations dans l'immédiat que de difficultés à venir qui ne feront que s'aggraver à mesure que la population canadienne vieillira et manifestera toujours plus d'exigences à l'endroit du système de sécurité sociale. D'autres craignent que les dépenses sociales modernes ne deviennent tellement importantes qu'elles mettent en péril nos perspectives d'investissement, de productivité et de croissance économique. Les problèmes fiscaux de l'État-providence, affirment-ils, ne disparaîtront pas avec la récession. En revanche, d'autres voient la crise en termes plus spécifiquement politiques. Ils prétendent qu'une déception croissante a pris naissance face aux changements, ou au manque de changements, que l'État-providence a apportés à la société canadienne; selon eux, cet état d'esprit mine le consensus politique qui a soutenu son développement durant les cinquante dernières années. Les dépenses sociales, disent-ils, sont redevenues l'objet d'une controverse idéologique, et leur avenir est de plus en plus remis en question. Les commissaires sont loin d'être satisfaits des performances actuelles ou des perspectives qui s'attachent à nos programmes sociaux. Il y a peu de chances que l'État-providence s'écroule sous son propre poids. Il n'en demeure pas moins que les inquiétudes diverses qui se sont exprimées dans les différents scénarios édifiés autour de la crise se rattachent à des problèmes majeurs et des tensions inhérentes au capitalisme de l' Étatprovidence moderne. Les dispositions des Canadiens à trouver des solutions efficaces à ces questions dépendront largement de la performance de l'économie canadienne. Si dans les prochaines décennies, les Canadiens ne réussissent pas à instaurer un rythme de croissance économique même modéré, tel qu'envisagé dans la troisième partie de ce Rapport, alors, les tensions actuelles entre nos obligations sociales et nos moyens économiques seront exacerbées. De façon générale, toutefois, les commissaires prévoient que les gouvernements devraient être en mesure de respecter leurs engagements sociaux envers le peuple canadien. Considérons le premier élément qui provoque des inquiétudes vis-à-vis de la «crise»: les conséquences du vieillissement de la population canadienne. Une interprétation prudente de l'avenir démographique prévisible du Canada laisse supposer que les Canadiens n'auront pas à faire face à une crise inévitable. La modification de la structure d'âge de notre population représente certainement un énorme défi que la nation aurait grand intérêt à relever dès maintenant. Cependant, la situation ne justifie pas une vue alarmiste qui consisterait à envisager un fardeau social intolérable, toujours plus lourd à porter dans les années à venir. Certes, il importe de prévoir notre avenir démographique; à cet égard, nos gouvernements ont actuellement le luxe rare de disposer de temps pour planifier. En raison du fait que la génération issue de l'explosion démographique de l'après-guerre vieillit, des inquiétudes redoublées se font jour au sujet de la viabilité de notre État-providence. Ce groupe d'âge important arrivera à la retraite au cours de la seconde décennie du siècle prochain; son bien-être dépendra en grande partie de la capacité de production de l'économie canadienne en général et de la capacité de redistribution de l'État-providence en particulier. Le poids du fardeau que représentera cette conjecture pour le peuple canadien est solidaire d'une multitude de facteurs, y compris nos normes futures de croissance économique, d'immigration, de natalité et de mortalité. Nous pouvons, toutefois, à première vue nous faire une idée de l'étendue de la question en considérant les chiffres des tableaux démographiques de Statistique Canada. Le tableau 14-24 présente deux projections de la proportion de la population canadienne âgée de 65 ans et plus, à des intervalles de dix ans, entre 1981 et 2030; ces projections sont fondées sur des hypothèses différentes quant à la fertilité des couples et à l'immigration. La première projection est fondée sur des prévisions de taux de fertilité et d'immigration peu élevées alors que la seconde est fondée sur des prévisions de taux de fertilité et d'immigration élevées. En fait, la première projection a été élaborée afin d'arriver à une estimation supérieure raisonnable de la proportion de personnes âgées au sein de notre population au début du vingt et unième siècle, alors que la seconde a été élaborée afin d'établir une estimation inférieure raisonnable. Un élément de prudence s'impose ici: plus ces projections se prolongent dans l'avenir, plus elles sont sujettes à des hypothèses différentes et plus leur crédibilité diminue. Néanmoins, deux caractéristiques principales en ressortent. Selon la première, quelles que soient les hypothèses, la proportion des personnes âgées parmi la population canadienne n'augmentera que modérément jusqu'à la fin du siècle. Selon la seconde, et quelles que soient les hypothèses formulées, cette proportion augmentera rapidement après l'an 2000; elle atteindra d'ici l'an 2030 un niveau qui sera environ le double ou le triple de la proportion actuelle. Les personnes âgées recourent nécessairement aux programmes de pension et aux services de santé; il s'ensuit que le fardeau de l'État-providence risque, d'ici trente à cinquante ans, de se trouver considérablement alourdi. Même si nous ne considérons que la valeur nominale du tableau 14-24, il ne démontre absolument pas la lourdeur du fardeau que constituera la proportion croissante de personnes âgées au sein de notre population. Alors que les chiffres mis en avant sont basés sur différentes hypothèses relatives à l'immigration et à la fertilité des couples, ces prévisions sont également significatives quant à la proportion de jeunes dans notre population. Les statistiques à ce sujet sont présentées dans le tableau 14-25. Il apparaît immédiatement que les mêmes hypothèses, qui se fondent sur un nombre proportionnellement élevé de personnes âgées dans notre population, produisent un nombre proportionnellement peu élevé pour la catégorie des jeunes, et vice versa. Globalement, tel que l'indique le tableau 14-26, le nombre proportionnel des dépendants, c'est-à-dire, la population de moins de 15 ans et de plus de 65 ans, augmentera d'un peu moins de 25 pour cent entre 1985 et 2030, quelle que soit notre hypothèse. De plus, le nombre relatif de la population active, c'est-à-dire des Canadiens de 25 à 64 ans, change à peine ou même n'augmente que légèrement durant la même période. En outre, tel que les projections du chapitre 7 l'ont indiqué, la proportion des travailleurs de 25 à 64 ans va sans doute augmenter pendant cette période, de 65 à 68 pour cent. Quels que soient les autres commentaires que l'on puisse émettre à propos de ces chiffres, ceux-ci ne sont pas de nature à provoquer une crise. Si nos projections sont exactes, le nombre relatif des dépendants augmentera substantiellement après 2010, mais avant cette date il changera très peu. De plus, même en 2030, il est peu probable qu'il y ait au Canada une plus grande proportion de dépendants comme celle qu'on a connue en 1961, lorsque la génération de l'explosion démographique de l'après-guerre était encore jeune. En 1961, le pourcentage de dépendants se chiffrait à 41,6, chiffre probablement le plus élevé pour le vingtième siècle tout entier. Les implications de l'évolution démographique sur l'ensemble des dépenses du gouvernement sont moins claires, mais le message fondamental qui s'en dégage est semblable. Des modifications survenues dans la structure d'âge de la population canadienne amèneront, sans aucun doute, une augmentation élevée des coûts de la sécurité sociale et des programmes de santé; cependant elles devraient aussi entraîner une diminution des dépenses consacrées à l'éducation et aux autres programmes reliés aux jeunes, tel que celui des allocations familiales. Ainsi, par exemple, la conjugaison des dépenses d'allocations familiales et de pension de vieillesse représentait 2,6 pour cent de notre produit national brut en 1950, au sommet de l'explosion démographique. Cette proportion a augmenté, de manière assez irrégulière, atteignant 3,4 pour cent en 1970 et est tombée à 3,3 pour cent en 1985, selon les prévisions, elle s'établira à 3,2 pour cent en 1990. Il en résultera une augmentation des dépenses totales vu que, par habitant les coûts d'assistance sociale sont considérablement plus élevés pour les personnes âgées que pour les jeunes. Toutefois, les projections actuelles de ces augmentations nettes n'indiquent pas nécessairement qu'une crise fiscale grave se produira dans l'avenir. Il est certain que, dans les deux ou trois prochaines décennies, on pourra faire face aux dépenses nécessaires pour maintenir les programmes sociaux au niveau actuel, même en tenant compte des modifications prévues dans les catégories d'âge de la population. Ces dépenses vont commencer à augmenter plus rapidement dans la troisième ou quatrième décennie du vingt et unième siècle, mais les études actuelles diffèrent quelque peu quant à la lourdeur du fardeau découlant des coûts à venir. Toutefois selon les prévisions les plus pessimistes, la situation que le Canada devra alors subir sera comparable à celle qu'ont connue plusieurs pays européens au début des années 1970. A ce moment-là, il est très probable que le produit national brut réel par habitant au pays sera beaucoup plus élevé qu'il ne l'est actuellement. Somme toute, la vigueur des pressions qu'exercera d'ici quarante ans un nombre proportionnellement plus élevé de personnes âgées dépendra en grande partie du rythme de la croissance économique d'ici là. Compte tenu du nombre de ces personnes âgées et du temps qui s'écoulera avant que des modifications marquées ne se produisent dans le taux de dépendance, au sein de la population, un taux de croissance de la productivité de notre économie, même modeste mais soutenu, nous permettra de supporter le fardeau prévu. Par conséquent, à ce moment-ci, les commissaires ne voient aucune raison de conclure que le vieillissement de la population canadienne puisse conduire à une crise de l'État-providence. Il faudra prendre des décisions cruciales au sujet des plans de pension du Canada et du Québec au cours des prochaines années, afin de préserver leur intégrité fiscale; les rajustements nécessaires impliqueront des augmentations marquées des contributions. En fait, certains des rajustements seront difficiles à mettre en vigueur. Transférer des ressources entre les divers secteurs du système de services sociaux n'est jamais facile, de sorte que les modifications à intervenir poseront un défi à la faculté d'adaptation de nos institutions. Ces effets se feront également profondément sentir sur notre régime fédéral puisque l'équilibre de la présence des gouvernements fédéral, provinciaux et municipaux dans les services gouvernementaux varie selon qu'il s'agit de personnes âgées ou de jeunes. Les municipalités et les provinces pourvoient à l'enseignement en majeure partie. D'autre part, les provinces et le gouvernement fédéral se partagent les coûts des soins de santé, tandis que c'est surtout le gouvernement fédéral qui est responsable des pensions. Ainsi, à mesure que la majorité de notre population dépendante se composera de personnes âgées plutôt que de jeunes, la responsabilité du poids financier de l'État-providence passera graduellement des gouvernements provinciaux et municipaux au gouvernement fédéral. Le second élément de la «crise» est la crainte que se développe une incompatibilité fondamentale entre un Étatprovidence arrivé à maturité et une économie saine. Au cours de l'après-guerre, la majorité des Canadiens supposait que les programmes sociaux seraient complémentaires de l'économie de marché, la rendant plus productive, stable et harmonieuse. Dans cette optique, les dépenses sociales devenaient un instrument de stabilisation automatique et contre-cyclique; elles contribuaient à améliorer l'état de santé et le niveau d'instruction des travailleurs; elles fournissaient l'infrastructure sociale essentielle à une économie de plus en plus urbaine; elles assuraient un large consensus social et la stabilité en intégrant les groupes défavorisés à la plus vaste communauté nationale. Durant la longue période de croissance économique soutenue qui a caractérisé les décennies d'après-guerre, ces hypothèses ont semblé plausibles et les craintes précédentes d'une tension fondamentale entre la croissance économique et la justice sociale ont disparu. Les problèmes économiques des années 1970 et 1980 ont toutefois ressuscité le débat à propos de la compatibilité foncière de l' Étatprovidence et de l'économie de marché. Relativement à ces inquiétudes, il est essentiel de faire la distinction entre la question d'ordre général qui a trait au niveau global des dépenses sociales d'une part et les projets de programmes spécifiques, d'autre part. Les commissaires en sont arrivés aux conclusions suivantes: le niveau global des dépenses sociales n'est pas élevé au point de provoquer une crise. Cependant, la façon de concevoir certains programmes sociaux canadiens créent des structures de recours à l'assistance sociale qui sont indésirables et nuisent à la productivité de l'économie. Généralement, les commissaires s'entendent pour dire qu'il n'y a aucune raison de croire que l'État-providence canadien ne puisse subsister ou qu'il impose une charge insurmontable à notre économie. La comparaison avec d'autres pays démontre que s'il y a une limite évidente quant aux dépenses sociales permises dans une économie de marché, le Canada ne l'a pas encore atteinte. D'autres nations occidentales ont réussi à allier des dépenses sociales plus élevées que les nôtres, en regard du PNs, à une performance économique impressionnante. En fait, certains observateurs ont soutenu avec à-propos que les dépenses sociales avaient des effets favorables sur la croissance économique'. D'autres ont fait remarquer qu'un système de sécurité sociale bien à point est une condition de rajustement préalable dans l'économie: sans une protection de ce genre, les travailleurs des industries en perte de vitesse ou des collectivités déclinantes pourraient bien redoubler leurs pressions politiques pour obtenir des subventions, des quotas ou faire appel à d'autres politiques de nature à relever leurs moyens d'existence. D'autres ont cependant objecté qu'il y a des limites précises à entretenir des rapports de cause à effet entre les dépenses sociales et la croissance économique. Ils ajoutent que dans certains pays où les coûts sociaux sont très élevés, en Belgique et aux Pays-Bas par exemple, l'État-providence n'a fait qu'ajouter aux difficultés économiques. Les commissaires ne disposent toutefois d'aucune preuve démontrant que ces dernières assertions sont justifiées dans le cas du Canada où les dépenses sociales représentent un pourcentage beaucoup moins élevé du produit national brut que dans les pays mentionnés. Si le Canada veut à long terme éviter semblable dilemme, il devra de toute nécessité assurer une croissance économique raisonnable au cours des prochaines décennies. Cependant, on n'aperçoit à l'horizon aucun signe indiquant que l'économie canadienne est sur le point de s'écrouler sous le poids de l'État-providence. Nous, Canadiens, pourrions décider de réduire nos dépenses sociales afin de diminuer le déficit ou encore faire face à d'autres dépenses prioritaires. Mais rien ne nous y oblige. Économiquement, il semble que nous soyons libres d'édifier comme bon nous semble notre avenir social. Cette réalité ne signifie pas qu'il n'y ait aucune tension entre les exigences des programmes sociaux et l'efficacité économique. En premier lieu, c'est en prélevant des impôts que l'État-providence obtient des fonds qu'il redistribue subséquemment; on sait que pour chaque dollar, redistribué sous forme de services ou de prestations à une personne dans le besoin, il en coûte plus d'un dollar à la société. Les revenus tirés des impôts comportent leurs propres frais; ils proviennent du temps et des diverses initiatives que certains contribuables consacrent à diminuer leurs obligations fiscales. Si, en agissant de la sorte, ils produisent une distorsion du tableau de l'activité économique, de telle façon que les ressources dont la société disposent deviennent moins productives, il s'ensuit une efficacité moins probante du rendement des impôts. Il est particulièrement difficile d'évaluer avec précision le coût de l'efficacité des impôts. En outre, le secteur public doit assumer les coûts administratifs de la perception des impôts et de la gestion des différents programmes sociaux auxquels les fonds sont destinés. Toutefois, aucun de ces frais camouflés n'implique que le coût des programmes sociaux soit à ce point élevé, qu'on ne puisse les développer davantage. Même en étant pleinement consciente des coûts impliqués, l'opinion publique canadienne pourrait bien vouloir assumer le développement de secteurs importants de notre État-providence. N'empêche que les coûts inhérents appellent l'utilisation la plus efficace possible de nos dépenses sociales. En deuxième lieu, il existe un certain nombre de problèmes découlant du fonctionnement de chacun des programmes sociaux. Il importe de reconnaître à quels endroits les programmes sociaux et l'efficacité économique entrent en conflit et de minimiser ces conflits là où c'est possible. La tension entre l'efficacité et l'égalité économique, que certains observateurs considèrent comme ne pouvant se résoudre que dans un compromis mutuel, est en fait beaucoup plus subtile que cela. Il est possible d'assurer, avec une efficacité variée, une redistribution donnée de fonds. Il est clair qu'il y a encore moyen d'accroître l'efficacité économique de certains programmes sans exposer la société canadienne à des risques accrus ou à une inégalité plus accentuée. Le dernier élément de la «crise» de l'État-providence canadien est fondamentalement politique. Selon certains observateurs, le vaste consensus sous-jacent à l'augmentation régulière des dépenses sociales, durant la période d'après-guerre, se dissipe, si bien que notre État-providence fait face à une crise de légitimité, tandis que les Canadiens manifestent de plus en plus de réticences vis-à-vis du fardeau fiscal engendré par les programmes de sécurité sociale. Encore une fois, cette affirmation contient des éléments qu'on retrouve dans les discussions relatives aux questions sociales contemporaines. N'empêche que l'opinion publique semble véritablement acquise aux programmes sociaux fondamentaux; les commissaires n'ont aucune preuve convaincante de l'émergence d'un nouveau consensus politique parmi les Canadiens qui pousserait au démantèlement de l' Étatprovidence. Il est clair que le consensus qui avait cours dans l'après-guerre au sujet des politiques sociales s'est affaibli, bien que le débat sur certains points précis des politiques sociales canadiennes ait été occasionnellement vigoureux durant les années 1950 et 1960. On s'accordait passablement sur le bien fondé de l'expansion des services sociaux. De plus, les deux ordres de gouvernement de la fédération, quelles que soient leurs orientations politiques, ont participé au développement de notre système de sécurité sociale. Au cours des années 1970 et 1980 cependant, le débat a été beaucoup plus vif. Des critiques ont été formulées aux deux extrémités de l'éventail politique: à droite, un néo-conservatisme renaissant remet en question les fondements de notre système de sécurité sociale; à gauche, la foi en l'efficacité des politiques sociales comme moyen de réforme de la société s'est quelque peu tempérée sous l'effet d'une certaine désillusion à cet égard. Les critiques néo-conservateurs invoquent un ensemble complexe . d'arguments qui puisent à la même source. Au plan économique, ils affirment que le bien-être social et les impôts qui y sont reliés exercent un effet de distorsion sur les mesures destinées à stimuler l'économie, étouffent l'esprit d'entreprise, gênent le fonctionnement du marché du travail et d'une manière générale, minent la croissance économique. Au plan social, ils soutiennent que la dépendance à l'endroit des services sociaux donne une idée exagérée de la capacité du gouvernement à s'occuper de l'organisation sociale, les conséquences involontaires qui s'ensuivent, affirmentils, sont la dégradation de la famille, le renforcement de la dépendance à l'endroit du gouvernement dans la population et la croissance de bureaucraties complexes qui favorisent surtout les intérêts des professionnels qui y oeuvrent. D'une manière générale, les néo-conservateurs se plaignent de l'érosion parmi la population du sens de la responsabilité personnelle, qu'ils considèrent comme le fondement moral d'une société saine. La critique provenant de la gauche, bien que moins sévère, n'en est pas moins significative. Pendant les années d'après-guerre, les réformateurs sociaux ont mis une grande confiance dans la faculté de l'État-providence à édifier une société plus juste. En réalité, pour certains partis sociaux-démocrates d'Europe, les politiques d'enseignement et les politiques sociales ont pris la relève de la nationalisation de l'économie en vue d'arriver à l'égalité économique. Cette confiance dans le pouvoir de l'État-providence fut cependant ébranlée lorsqu'on a redécouvert la pauvreté durant les années 1960, qu'on a pris graduellement conscience que la distribution globale du revenu était demeurée stable et que plusieurs programmes sociaux n'accordaient pas la majeure partie des indemnités aux plus démunis de notre société. Pour certains observateurs de gauche, l' Étatprovidence ressemblait de moins en moins à un mécanisme de réforme sociale, mais prenait de plus en plus figure de moyen de préserver la légitimité d'une société inégale. Bien que ces critiques aient rarement donné lieu à des offensives politiques explicites contre la sécurité sociale, elles ont sapé l'enthousiasme de plusieurs des défenseurs les plus acharnés de l'État-providence. Cette querelle idéologique a repris au moment où l'enthousiasme diminuait parmi les groupes légèrement réformistes ou centristes à propos des politiques sociales. L'évolution de la situation sociale dans les années 1950 et 1960 a répondu, en grande partie, aux attentes de la génération de l'après-guerre en matière de politiques sociales, attentes issues de la dépression et de ses séquelles. Une fois les éléments essentiels de l'État-providence en place, il était peut-être inévitable qu'y succèdent une diminution de l'enthousiasme et une incertitude croissante quant aux prochaines étapes à réaliser. Les difficultés économiques des dernières décennies jointes aux critiques, tant de la gauche que de la droite, ont accentué cette réticence de l'opinion publique. De ce fait, l'opinion centriste s'est davantage préoccupée de justifier l'acquis du passé que de proposer de nouvelles voies audacieuses. Ces dernières années, le consensus politique sur les questions sociales a fait place à un plus vif débat idéologique et à l'incertitude. Cette évolution n'a toutefois pas encore provoqué d'érosion notable de la confiance du public en l'État-providence. Rien ne laisse croire que les Canadiens aient modifié substantiellement les vues globales qu'ils entretiennent relativement au rôle qui revient à la sécurité sociale dans la société moderne. L'opinion publique canadienne n'est pas en faveur de coupures radicales dans nos services sociaux. L'appui qu'elle accorde à l'État-providence canadien a survécu à la récente récession. Quant au long débat, au sujet des déficits gouvernementaux, il témoigne de la légitimité fondamentale qui imprègne la structure de nos politiques sociales. En ce qui a trait à l'impôt, nous n'avons pas subi de désordres du genre de ceux qui ont suivi la Proposition 13 en Californie. Cependant, les sondages d'opinion réalisés au Canada en 1982 ont exprimé une nette préférence pour la réduction des services gouvernementaux comme moyen de réduire les déficits, mais les programmes sociaux ne figuraient pas en tête de liste en matière de coupures budgétaires. Il est certain que les Canadiens font des distinctions entre les différents programmes sociaux. L' assurancemaladie publique et générale semble déjà profondément ancrée dans notre mentalité nationale; les recommandations périodiques en vue de limiter ce service n'ont suscité que peu d'enthousiasme, c'est le moins que l'on puisse dire. Par exemple, dans un sondage effectué en 1973, 78 pour cent des Canadiens rejetaient l'idée que les examens médicaux annuels de routine soient exclus de l'assurance-maladie, et dix ans plus tard, plus de 80 pour cent des personnes consultées s'opposaient à la surfacturation des frais médicaux. L'appui accordé à beaucoup d'autres éléments de notre État-providence est tout aussi ferme. Les Canadiens ont toujours considéré qu'on devrait réserver une protection spéciale aux retraités et aux handicapés; les sondages indiquent constamment qu'une vaste majorité de l'opinion pense que les indemnités versées à ces groupes sont inadéquates et que l'on devrait faire davantage pour eux. De même, l'idée de la responsabilité individuelle continue à commander l'opinion publique canadienne en ce qui concerne les programmes d'aide aux personnes sans emploi. Le programme d'assurance-chômage illustre ce point de vue de façon précise. Aucun autre programme de sécurité de revenu n'a suscité autant de controverses dans les années 1970. Les Canadiens ont continué à accepter la légitimité fondamentale de l'assurance-chômage; l'accord est général sur le fait que «l'assurance-chômage est nécessaire dans la société actuelle». Les Canadiens étaient cependant tout aussi convaincus que des contrôles plus sévères étaient essentiels, comme l'indique le tableau 14-27. Aujourd'hui, la récente récession a tempéré quelque peu ces opinions. Les Canadiens ne voient plus les causes du chômage de la même façon que dans les années 1980 et les restrictions imposées aux prestations ne rencontrent plus la même faveur de l'opinion publique, comme l'indique le tableau 14-28. L'idée de la responsabilité individuelle influence de manière semblable l'attitude manifestée envers les bénéficiaires du bien-être social. Lors d'un sondage effectué en 1962, 78 pour cent des citoyens interrogés se disaient favorables à ce que tout homme apte au travail et qui recevait des prestations du bien-être social fût dans l'obligation d'accepter n'importe quel emploi vacant Selon un autre sondage effectué en 1976, 85 pour cent des citoyens interrogés partageaient cette opinion; en 1979, les deux tiers de l'opinion publique entretenaient une exigence semblable pour les mères d'enfants de 13 ans et plus. Cette sévérité envers les bénéficiaires de l'assurance-chômage aptes au travail s'allie à un net sentiment de compassion envers les pauvres et les personnes dans le besoin en général, ainsi qu'à une apparente volonté de relocaliser les dépenses afin de rendre la sécurité sociale plus redistributive envers cette catégorie de la population. Durant les quinze dernières années, les sondages ont constamment démontré l'appui de l'opinion publique, au moins en principe, pour une plus grande sélectivité dans l'administration des programmes d'allocations familiales, tandis que l'idée d'un revenu annuel garanti était en grande partie bien accueillie même en pleine récession. (Voir le tableau 14-29.) Il n'est pas clair qu'un appui aussi généralisé se maintiendra face à des projets spécifiques. En 1971-1972, la suggestion du gouvernement fédéral de baser les allocations familiales sur un test de revenus s'est heurtée à une opposition marquée de la part des femmes qui risquaient de perdre leur prestation mensuelle si le changement se réalisait. En outre, durant la révision fédérale-provinciale des programmes de la sécurité sociale, certains gouvernements étaient inquiets de la réaction publique éventuelle à la mise en oeuvre d'une certaine forme de revenu garanti. Néanmoins, il semble que les Canadiens seraient favorables à un débat portant sur une plus grande sélectivité dans l'administration des programmes de bien-être social. Cela dit, on trouve peu de preuves d'une détérioration majeure de la confiance du public vis-à-vis de l' Étatprovidence au Canada. Le curieux amalgame de valeurs collectives et individuelles caractéristiques des préférences du public, ces dernières décennies, ne semble pas avoir subi de modifications radicales. Dans une société ouverte, les attitudes du public évoluent selon le débat social et politique de l'heure et il demeure possible que les Canadiens modifient leurs opinions d'une manière plus radicale dans l'avenir. Toutefois, dans la perspective du milieu des années 1980, l'appui des Canadiens pour les grands paramètres de l'État-providence semble raisonnablement clair. Chacun des trois éléments liés à la crise de l'État-providence, démographique, économique et politique, soulève des questions sérieuses eu égard aux tensions persistantes dans notre système de sécurité sociale. Liés les uns aux autres, ces éléments constituent des défis de taille à relever. De toute évidence, des choix difficiles s'imposent. En outre, notre capacité à trouver des réponses et des solutions efficaces continuera de dépendre, en majeure partie, de la force de l'économie canadienne au cours des prochaines décennies. L'État-providence canadien n'est pas pour autant entré dans sa phase finale. En d'autres mots, il faut s'attendre à ce que la pression pour utiliser nos ressources de la manière la plus efficace possible soit plus forte que jamais.