*{ (Rapport commission MacDonald 1983) } Les citoyens, les communautés et l'État fédéral. Introduction: la Charte et le constitutionalisme vivant. Les citoyens canadiens et les diverses communautés du Canada sont davantage reconnus qu'auparavant sur le plan constitutionnel, par la Charte canadienne des droits et libertés et certaines autres dispositions de la Loi constitutionnelle de 1982. Les dispositions de la Charte et la façon dont elles sont appliquées et interprétées par les tribunaux, les législatures et les Canadiens eux-mêmes modifieront dans les années à venir, de façon significative, les rapports entre les citoyens et leurs gouvernements. Il faudra un certain temps aux Canadiens pour s'adapter à cette Charte. En procédant à l'étude de la Charte, la Commission vise donc à faire connaître davantage certains de ses effets prévisibles. Nous souhaitons favoriser une meilleure compréhension de la Charte, susciter un intérêt particulier relativement aux problèmes et aux avantages s'y rattachant, et faciliter peut-être ainsi le processus d'adaptation. Par conséquent, la Commission s'attarde dans cette partie du Rapport à certains éléments de la Charte qui auront, au cours des années, des répercussions sur la politique canadienne et sur la société dans son ensemble. La Loi constitutionnelle de 1982 a été l'aboutissement de deux années d'intenses négociations et de débats publics impliquant les gouvernements fédéral et provinciaux ainsi que plusieurs groupes et personnes intéressées à travers le Canada. Son adoption fut l'aboutissement de quatre années de discussions quasi continues, six années de crise sur l'unité nationale, quatorze années d'efforts soutenus pour enchâsser les droits fondamentaux des citoyens dans la Constitution et plus de cinquante ans de recherche d'une formule de modification constitutionnelle proprement canadienne. La Loi constitutionnelle de 1982 résulte de ce processus: un document de compromis, réconciliant à la fois la théorie et la pratique. Elle annonçait le début d'une ère nouvelle dans l'histoire constitutionnelle canadienne. Tous les principaux intervenants dans le processus de réforme constitutionnelle ont contribué à l'élaboration de la Loi constitutionnelle de 1982. Les signataires de l'entente finale furent les premiers ministres ou leurs représentants. Le Parlement a joué un rôle important dans le cadre de la formulation de la résolution qui fut discutée par les premiers ministres. La population canadienne y participa à la fois lors des audiences publiques devant le Comité spécial mixte du Parlement et en exerçant des pressions tout au long de l'élaboration de la Loi constitutionnelle. La Cour suprême du Canada, par son importante décision constitutionnelle de septembre 1981, contribua à ranimer le débat entre les gouvernements fédéral et provinciaux. La Loi constitutionnelle de 1982 constitue un tout sur le plan de la réforme constitutionnelle. Il est impossible d'interpréter ses dispositions sans considérer la Loi dans son ensemble. Une procédure globale de modification de la Constitution vient consacrer effectivement la souveraineté du pays à l'égard de sa propre constitution. De plus, la Loi constitutionnelle de 1982 a intégré une Charte des droits et libertés au droit constitutionnel fondamental du Canada. De nouvelles institutions peuvent être créées et des constitutions peuvent être écrites ou modifiées dans un laps de temps relativement court. Cependant, une fois en place, le cadre institutionnel et constitutionnel a une incidence marquée sur la façon dont les questions d'intérêt public seront soulevées dorénavant ainsi que sur la manière dont elles seront résolues. Le texte de toute constitution est révélateur de la période pendant laquelle il a été écrit et la Charte des droits et libertés n'échappe pas à cette règle. Notre Charte a été proclamée en 1982. Par conséquent, elle traduit un bon nombre de préoccupations sous-jacentes aux mouvements sociaux des années 1970 ainsi qu'une préoccupation marquée à l'égard des questions de l'unité nationale de cette période. A titre d'exemple, en ce qui a trait à la question de l'égalité des droits, la Charte se distingue nettement de la Déclaration canadienne des droits promulguée vingt-deux ans plus tôt. D'ailleurs, nous ne pouvons comprendre les dispositions de la Charte en matière de langue et de liberté de circulation et d'établissement de la personne, sans nous reporter aux événements politiques des années 1970. La façon d'aborder la question des droits de la personne s'étant modifiée considérablement au cours des dernières décennies, il est permis de croire qu'il en sera de même dans les années à venir. Nous assisterons à des changements dans l'équilibre entre les droits de la personne et les intérêts de la communauté dans son ensemble; nous aurons une meilleure compréhension des causes de la discrimination et de ses manifestations diverses ainsi que des préoccupations nouvelles concernant les droits à l'égalité. L'évolution de la société entraîne des changements dans sa composition, ses besoins et ses aspirations. Tout comme la société évolue et change, la compréhension du besoin de protéger les droits de la personne, et leurs implications, se modifie. La Charte constituera un soutien précieux à ce processus d'évolution. De quelle façon une Charte enchâssée ou une Déclaration des droits contribuent-elles à ce processus d'évolution? Une Charte enchâssée constitue à tout le moins une garantie des droits des citoyens; elle doit être toutefois suffisamment souple pour faire face aux conditions sociales et aux défis qui se présenteront. On ne peut comparer cet équilibre à celui recherché dans toute constitution qui vise à surmonter les périodes de changements tumultueux. Un certain nombre de dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés insistent sur la nécessité de développer une jurisprudence, portant sur la Charte, qui tienne compte d'un tel équilibre. Le premier article de la Charte énonce clairement que les droits et libertés qu'elle garantit ne peuvent être restreints «que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique». La façon dont les tribunaux assument l'équilibre entre les droits garantis par la Charte et les besoins de la société nous aidera à voir comment la Charte contribue au développement de notre Constitution «vivante». La Loi constitutionnelle de 1982 comporte en elle-même certains principes fondamentaux liés à ce processus de développement. La Charte et la suprématie du Parlement. La Loi constitutionnelle de 1982 énonce pour la première fois que la Constitution «est la Loi suprême du Canada; elle rend inopérante les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit'.» En droit, la Charte des droits et libertés est la loi suprême du pays. Cette garantie constitutionnelle des droits et libertés justifie l'opinion de la Commission selon laquelle la Charte constitue un nouveau pilier de l'ordre constitutionnel canadien. Sa promulgation entraîne tout particulièrement des incidences importantes sur la tradition de la suprématie parlementaire au Canada. La législation du Parlement et celle des assemblées législatives provinciales doivent être conformes à la Constitution, et donc à la Charte. La nouvelle suprématie du droit constitutionnel a des incidences sur le cadre institutionnel du pays parce qu'elle peut modifier les rapports traditionnels entre le législatif et le judiciaire, de même qu'entre les citoyens et leurs gouvernements. L'examen de la Charte, en tant que pilier de l'ordre constitutionnel, doit tenir compte des pouvoirs et de l'autorité des tribunaux dans la protection des droits et libertés garantis dans la Charte, puisque les tribunaux doivent résoudre les incohérences entre la Constitution et les législations. La Charte renforce la responsabilité générale des tribunaux dans ce processus de révision judiciaire en assurant l'accès à la justice à toute personne victime de violation ou de négation de ses droits et libertés tels que garantis par la Charte. Les tribunaux jouent également un rôle vital dans l'établissement des formes de compensation ou de réparation que toute personne est en droit de recevoir: la Charte prévoit que les tribunaux peuvent ordonner la réparation [qu'ils estiment] convenable et juste eu égard aux circonstances. Deux autres dispositions importantes permettent de mieux comprendre le rôle des tribunaux en vertu de la Charte et illustrent les subtilités qui entourent la nouvelle suprématie du droit constitutionnel au Canada. L'article 1, la clause des «limites raisonnables», et l'article 33, la clause de «dérogation générale» énoncent les limites aux droits et libertés garantis par la Charte. Ces deux dispositions reflètent la fragilité de l'équilibre constitutionnel entre le judiciaire et le législatif. La clause de dérogation générale permet au Parlement ou à une législature provinciale d'adopter des lois qui sont incompatibles avec certaines garanties de la Charte, mais non pas avec l'ensemble. Cette clause fut incorporée à la Charte à la demande expresse des provinces qui étaient préoccupées des modifications au pouvoir relatif du judiciaire et du législatif. La principale préoccupation était que l'enchâssement des droits dérogerait au principe de la suprématie législative. La clause de dérogation générale retient des aspects de cette suprématie. Certaines législations bien précises peuvent entrer en vigueur malgré l'existence de la Charte garantissant les libertés fondamentales, y compris la liberté de conscience, d'opinion et d'expression, de réunion pacifique et d'association (article 2), les garanties juridiques (article 7 à 14), et les droits à l'égalité (article 15). Toutefois, pour qu'une législation puisse avoir force de loi alors qu'elle déroge à l'une ou l'autre des garanties de la Charte, le Parlement ou l'Assemblée législative doit expressément déclarer que celle-ci a effet en marge d'une garantie constitutionnelle donnée de l'article 2 ou des articles 7 à 15. Une telle déclaration explicite demeurera en vigueur pour une période allant jusqu'à cinq ans, après quoi elle pourra être prolongée par les législateurs. Ceci garantit qu'au moins une fois tous les cinq ans, le corps législatif rééxaminera le recours précis à cette dérogation. Dans ces cas, les débats parlementaires sont le forum principal pour examiner l'utilisation de ce pouvoir général de dérogation et pour assurer que son utilisation soit conforme aux normes d'un gouvernement responsable. Les commissaires espèrent que par la clause de dérogation générale de la Charte, l'opinion publique prendra davantage conscience des législations qui peuvent limiter les droits constitutionnels des citoyens du Canada. A leur avis toute législation dérogatoire devrait comprendre une déclaration d'intention de légiférer, nonobstant une disposition de la Charte, et devrait inclure non seulement une mention aux droits particuliers devant être transgressés, mais également une déclaration explicite concernant le but avoué d'une telle action législative. Une telle déclaration d'intention contribuerait à établir l'importance des restrictions et servirait de base de discussion quant à l'opportunité de prolonger la dérogation après la période de cinq ans. Peu après la proclamation par la reine Elizabeth deux de la Loi constitutionnelle en avril 1982, l'Assemblée nationale du Québec adopta une législation qui exemptait toutes les Lois du Québec adoptées antérieurement à la Charte des articles 2 et 7 à 15 de la Charte. Toute loi du Québec ultérieure à la Charte comprend une déclaration explicite portant sur la non-application des articles susmentionnés de la Charte. Même si l'Assemblée nationale adopta ces mesures afin de renforcer le refus général du gouvernement du Québec à la Loi constitutionnelle, une contestation juridique, résultant des mesures du Québec, donna l'occasion à la Cour suprême du Canada d'énoncer des règles régissant le recours à la disposition générale de dérogation et sur l'obligation des gouvernements d'adopter une forme et un contenu précis pour recourir à cette clause. En plus de revêtir une signification fondamentale pour la suprématie parlementaire, la clause de dérogation générale aura des effets importants sur l'interaction entre les garanties de droits et le fédéralisme canadien. Étant donné que les gouvernements national et provinciaux sont en mesure d'invoquer le pouvoir général de dérogation dans certaines circonstances, il est plausible que les politiques gouvernementales provinciales ayant trait aux droits judiciaires et ceux liés au principe de l'égalité au Canada varieront substantiellement. Il est probable que cela entraînera des divergences au niveau des droits des citoyens à l'échelle du pays. L'importance de ces différences dépendra en partie de la définition du droit en termes juridictionnels. Par exemple, si les tribunaux jugent que plusieurs libertés fondamentales telles que la liberté d'expression ou les garanties juridiques relèvent de la compétence fédérale, il est fort probable que ces divergences ne se manifesteront pas. Dans de tels cas, une dérogation provinciale n'aurait pas force de loi, et les tribunaux pourraient invalider toute loi provinciale qui violerait ces droits et ce, suivant le principe que le gouvernement provincial a outrepassé les compétences législatives qui lui sont conférées en vertu de la Loi constitutionnelle. Toutefois, dans les domaines de compétence provinciale, les divergences peuvent être fort substantielles. L'usage du pouvoir de dérogation par le gouvernement national n'entraînerait pas de divergences de droits entre les Canadiens, mais aurait préséance sur un droit ou des droits particuliers avec lesquels la législation serait en confit. Dans l'optique de la Commission, l'existence de la clause générale de dérogation permet aux tribunaux d'appliquer de façon plus stricte les garanties de la charte aux libertés fondamentales (article 2), aux garanties juridiques (arts 7 à 14) et aux droits à l'égalité (article 15). En sachant que les gouvernements ont recours au pouvoir législatif de dérogation s'ils estiment que les critères juridiques s'avèrent particulièrement inadéquats, les tribunaux devraient être en mesure d'établir des mécanismes très stricts pour restreindre autrement les droits fondamentaux, les droits judiciaires et ceux liés au principe de l'égalité par le biais des limites raisonnables contenues dans la disposition de l'article 1 de la Charte: De plus, la Commission est d'avis que, par l'inclusion de la clause générale de dérogation, le législateur entendait n'accorder que quelques autres exceptions au pouvoir de restriction des garanties de la Charte. Ce point de vue s'appuie sur un examen de l'article 1, considéré comme le deuxième pouvoir général de restriction des garanties de la Charte. On a appelé l'article 1 de la Charte, la clause «restrictive», La clause «des restrictions générales» ou la clause «des limites raisonnables». Il s'applique à tous les droits et libertés garantis par la Charte. Cette disposition énonce formellement ce qui, dans plusieurs constitutions, n'est qu'implicite, à savoir qu'aucun droit n'est absolu. Des situations peuvent se présenter où certains droits doivent être compensés par rapport à d'autres droits. Il doit y avoir un équilibre, par exemple, entre la liberté d'expression et la protection de la réputation ou de la vie privée et entre les droits de la personne et les intérêts de la communauté. Néanmoins, les conditions en vertu desquelles des restrictions aux droits garantis par la Charte peuvent être imposées, sont strictes. La disposition de l'article 1 précise clairement que les droits et libertés énoncés dans la Charte ne sont «restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique». Il revient aux tribunaux de définir si ces conditions ont été remplies dans chaque cas particulier. Des Jugements antérieurs montrent que le fardeau de la preuve pour remplir ces conditions appartient à ceux qui cherchent à restreindre les droits et libertés plutôt que sur ceux qui allèguent que leurs droits et libertés ont été violés ou niés. Déjà, les tribunaux ont laissé entendre qu'ils ne se satisferaient point des simples déclarations des législatures selon lesquelles elles estiment leurs actions justes et raisonnables. Les modifications au libellé de l'article 1 tout au long du processus de rédaction constitutionnelle ont eu comme effet de rendre plus difficile toute justification de restrictions aux droits contenus dans la Charte. Les premiers projets prévoyaient que les garanties conférées par la Charte l'étaient «sous les seules réserves normalement acceptées dans une société libre et démocratique de régime parlementaire». Le libellé plus fort qui fut accepté et qui devint subséquemment le fondement de la Loi constitutionnelle de 1982 exige que les restrictions le soient «par une règle de droit» et «dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique». Ces termes beaucoup plus stricts laissent croire que les critères de justification nécessiteront beaucoup plus qu'un simple consensus parlementaire ou qu'une décision de l'exécutif. L'article 1 risque d'avoir des retombées importantes sur le processus judiciaire au Canada. En effet, cette clause exige des tribunaux qu'ils jugent si les actions législatives se justifient et sont raisonnables dans le cadre d'une société libre et démocratique. Étant donné la nature du système judiciaire, les tribunaux ne peuvent rendre de telles décisions que sur le mérite de chaque cas particulier. Toutefois, tel que mentionné précédemment, les tribunaux ont déjà commencé à définir une interprétation globale. Ils semblent avoir établi des critères pour s'assurer que, non seulement l'objectif ayant trait aux restrictions proposées est justifié, mais que les moyens pour y parvenir sont également acceptables. De l'avis de la Commission, l'article 1 vise à assurer que les restrictions imposées sur les droits et libertés garantis par la Charte sont non seulement raisonnables, prescrites par une règle de droit et justifiables, mais également qu'elles limitent le moins possible ces droits pour que leur raison d'être ne soit pas amoindrie. Ces critères ont pour effet de restreindre les pouvoirs des législatures; ils soulignent encore une fois que l'adoption des lois et les pratiques gouvernementales doivent être en harmonie avec les garanties des droits et libertés énoncés dans la Charte. La Commission est d'avis que la Charte représente un tournant majeur du droit constitutionnel canadien et entraînera des conséquences importantes au niveau de la tradition de la suprématie parlementaire. La Charte a enchâssé les libertés et droits fondamentaux des citoyens dans leur relation avec les gouvernements. Désormais, les dispositions de la Charte qui seront interprétées par les tribunaux restreindront les actions du gouvernement L'ampleur des suites directes de la Charte sur la société canadienne sera déterminée par la portée de son application; cette question est traitée également dans la Loi constitutionnelle de 1982. La «disposition portant sur l'application de la Charte» stipule qu'elle s'applique: a) au Parlement et au gouvernement du Canada, pour tous les domaines relevant du Parlement. y compris ceux qui concernent le territoire du Yukon et les Territoires du Nord-Ouest; b) à la législature et au gouvernement de chaque province. pour tous les domaines relevant de cette législature. La signification du mot «Parlement» est relativement claire. Le terme «gouvernement» est beaucoup moins précis et peut être sujet à diverses interprétations. A titre d'exemple, le terme gouvernement pourrait n'inclure que la législation, les règlements et l'administration du Parlement et les assemblées législatives. Il pourrait tout aussi bien comprendre les sociétés d'État, les organismes de réglementation et le judiciaire. Une autre interprétation possible pourrait comprendre les organismes qui sont subventionnés par les gouvernements. Il pourrait même inclure les relations contractuelles des gouvernements. Même s'il est clair que le législateur ne souhaitait pas que la Charte s'applique à tous les aspects de la vie privée, il existe une «zone grise» assez importante à partir de laquelle il est difficile de définir le caractère proprement «gouvernemental» de certaines actions, en particulier de nos jours, alors que les gouvernements interviennent par le truchement d'une vaste gamme de moyens et de mécanismes. Il est fort probable qu'il existe un grand nombre d'autres possibilités, ce qui démontre l'interdépendance complexe et fréquente entre l'État, la société et l'économie, tel qu'elle a été soulignée tout au long du Rapport. Déterminer la portée du terme «gouvernement» est probablement l'un des exercices d'interprétation de la Charte le plus complexe qui soit. Il n'existe probablement pas d'interprétation «correcte» cependant, il existe déjà des sources documentaires importantes qui offrent nombre de définitions et d'interprétations. Dans un grand nombre de décisions rendues dans le passé, la Cour suprême du Canada a tenté de définir la signification et la portée du terme «gouvernement». Ces interprétations peuvent permettre de mieux saisir le sens de ce terme en consultant la Charte. Personne ne conteste le fait que les actions d'un député du Parlement ou d'une Assemblée législative soient couvertes par la Charte. En ce qui a trait à la Charte, les tribunaux de première instance ont confirmé la règle générale concernant la délégation d'autorité: les subordonnés ne peuvent faire ce que leurs supérieurs ne peuvent faire. De même, la Cour suprême du Canada décidait récemment que le terme «gouvernement» comprend les activités de réglementation des divers organismes et commissions lorsque ces règlements sont institués sous réserve de l'accord du gouvernement. D'autres décisions judiciaires ont distingué le caractère public et privé d'une activité, pour déterminer si elle devait être considérée comme ayant été légitimement menée au nom du gouvernement. Par cette approche, le tribunal en est venu à la conclusion qu'une société d'État pouvait revêtir, dans certains rapports, un caractère public, et dans d'autres, un caractère privé. La Commission considère cette approche comme étant une façon simple de s'assurer que la Charte a des effets aussi bien dans les domaines dits de zone grise où l'autorité publique s'exerce de façon moins apparente que dans les forums législatifs. La Commission croit que les tribunaux devraient adopter une approche souple lorsqu'ils ont à juger de la nature gouvernementale d'une activité et ce, en considérant avant tout l'objet des actions particulières concernées. Il n'y a pas de règle fixe qui détermine le moment où une activité perd son caractère privé pour revêtir un caractère public et vice versa. Le «test du rôle du gouvernement» subsumerait le terme «gouvernement», Les corps législatifs tels que les gouvernements municipaux et les commissions scolaires ainsi que les organismes de réglementation tels que la Commission canadienne des transports et le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC). Il ne couvrirait pas nécessairement les activités corporatives et commerciales des sociétés d'État. Déterminer le moment où un intervenant remplit une fonction à caractère public n'est qu'une infime partie de la difficulté rencontrée lorsqu'il s'agit de définir l'étendue du champ d'action du gouvernement. Il reste à déterminer la part acceptable de l'engagement du gouvernement dans une activité avant qu'elle ne devienne gouvernementale et ainsi être assujettie à la Charte. Par exemple, lorsqu'un organisme d'intérêts privés bénéficie d'une aide financière du gouvernement, devrait-il être assujetti aux dispositions de la Charte? De la même façon, est-ce qu'un organisme ayant obtenu un contrat de services du gouvernement est soumis à la Charte, du moins, dans le cadre de l'exercice de ses responsabilités en vertu de ce contrat? De l'avis de la Commission, la violation des droits peut se produire facilement, tant là où l'action gouvernementale est à peine visible que dans le cadre du processus législatif. Une application générale de cet énoncé implique la reconnaissance du fait que l'action indirecte des gouvernements peut tout aussi bien restreindre les droits de la personne que l'action gouvernementale directe. Quelle que soit l'interprétation que les tribunaux donneront au terme «gouvernement» dans le contexte de l'article 32 de la Charte, le Parlement et les assemblées législatives peuvent se servir de leur autorité dans l'attribution de contrats et de subventions pour s'assurer que les organismes privés recevant des fonds publics se conforment à l'esprit de la Charte. Un tel procédé peut se traduire par une condition de la subvention ou de l'entente contractuelle. Par exemple, en ayant recours à ce qu'il est convenu d'appeler «l'obligation contractuelle», un gouvernement peut exiger que les firmes avec lesquelles il fait affaire se plient à certains critères d'embauche du personnel qui soient conformes à l'esprit de la Charte. Les firmes se conformeraient à une politique ou à des règlements gouvernementaux et non pas à la Charte en soi. Par conséquent, le gouvernement établirait les mécanismes appropriés de mise en application; et ainsi, l'usage de la réglementation relative à l'obligation contractuelle pourrait contribuer à propager l'esprit de la Charte et ses garanties dans un grand nombre d'activités. La Charte et les libertés civiles. La Charte enchasse dans la Constitution canadienne plusieurs catégories de droits et libertés qui peuvent être classées en deux groupes principaux: celui des libertés civiles traditionnelles de la démocratie et celui des droits régissant la cohésion au sein de la communauté politique canadienne. Le premier groupe comprend quatre types de droits énoncés dans la Charte: - Libertés fondamentales (article 2) de conscience, de religion, de pensée, de croyance, d'opinion, d'expression, d'association, de réunion pacifique et la liberté de la presse. - Droits démocratiques (article 3 à 5) de voter et de se présenter comme candidat, ainsi que la garantie de la tenue d'élections à intervalles réguliers. - Garanties juridiques (article 7 à 14) y compris, entre autres, le droit à la vie à la liberté et à la sécurité de sa personne; le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives; le droit à la protection contre la détention ou l'emprisonnement arbitraires, les droits d'être informé dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation, d'avoir recours à l'assistance d'un avocat et de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable; le droit d'avoir un procès avec jury, sauf dans des cas particuliers; la garantie de ne pas être jugé deux fois pour la même infraction. - Droits à l'égalité (article 15) interdisant toute discrimination, y compris des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. D'un point de vue traditionnel, cet ensemble de droits est quelquefois associé à ce qu'on appelle des «libertés négatives»: ils protègent et assurent la liberté des individus en restreignant les pouvoirs du gouvernement. Toutefois, il y a une exception importante à cette façon de voir. La disposition ayant trait à la promotion sociale faisant partie des droits à l'égalité permet aux gouvernements de mettre en place des programmes en vue d'améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, même si ces programmes risquent d'aller à l'encontre des droits à l'égalité des autres citoyens. Nous reviendrons sur cette question de promotion sociale ultérieurement. La conception dite des «libertés négatives» constituait la philosophie de base de la pensée canadienne en ce qui a trait aux droits de la personne, avant les années 1970. Elle devint particulièrement importante au cours de la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et fut à la base de l'élaboration de la Déclaration des droits de 1960. Elle constituait le thème principal de la plupart des discussions de nature générale et théorique portant sur les libertés civiles. On mit l'accent avant tout sur la protection des droits des citoyens en cherchant à limiter l'usage du pouvoir discrétionnaire des administrations publiques qui devenaient tentaculaires. A partir des années 1920, on vit apparaître, à travers le Canada, des groupes de pression réclamant des contrôles plus sévères à l'endroit des pouvoirs des gouvernements. A titre d'exemple, le Manifeste de Régina de 1933 de la Fédération du Commonwealth coopératif (FCC) nouvellement fondée, réclamait à cors et à cris les protections concernant les droits de la personne face aux pouvoirs jugés abusifs accordés à la police en vertu de dispositions précises du Code criminel et il en allait de même devant les procédures injustes contenues dans la Loi sur l'immigration. La FCC réclama également une législation contre toute discrimination et la proclamation d'un engagement canadien à l'égard des libertés fondamentales de parole, d'association et de la presse. En 1945, un député fédéral et également membre de la FCC déposa à la Chambre des communes la première motion proposant une charte constitutionnelle des droits. Ce fut le début d'une longue campagne pour l'inclusion d'une charte des droits dans la Constitution, assortie de garanties de droits pour les minorités, de droits à l'égalité, de liberté de parole et de liberté de réunion. En 1947, le gouvernement provincial FCC de la Saskatchewan présenta la première législation complète portant sur les droits de la personne au Canada. Parallèlement à cette initiative, durant la Grande dépression et la Seconde Guerre mondiale, diverses associations du Barreau à travers le Canada, s'inquiétaient des accrocs aux libertés civiles fondamentales. Leur principale source de préoccupation portait sur les violations des soi-disant «droits économiques»: le droit pour chacun de choisir le lieu et le genre d'emploi; d'acheter et de vendre des biens disponibles dans un marché ouvert; de déterminer ou de négocier les prix; d'importer et d'exporter; de constituer ou de développer une entreprise; de ne pas subir de contrôle des prix; de louer ainsi que de mettre fin à des baux'. En 1943, l'Association du barreau canadien créa une division des libertés civiles qui prépara des rapports annuels portant sur diverses questions relatives aux libertés civiles durant les années 1940 et, au terme de cette décennie, commença à élaborer une proposition pour une déclaration des droits. Durant les années 1940, deux événements particuliers faisant état d'abus de la part du gouvernement en matière de droits des citoyens, ont retenu l'attention du public de façon plus marquée: le sort réservé aux Canadiens d'origine japonaise durant la guerre et la tenue secrète des procès d'espionnage. Les Canadiens d'origine japonaise et d'autres personnes d'origine asiatique étaient déjà victimes de discrimination au Canada bien avant le début de la guerre. Lors du déclenchement des hostilités avec le Japon en 1941, le gouvernement du Canada, en vertu de l'autorité que lui conférait la Loi sur les mesures de guerre, obligea les Canadiens d'origine japonaise établis le long de la côte du Pacifique à abandonner leurs terres, leurs maisons et leurs biens et les força à s'installer dans des camps d'internement loin de la région côtière. Quelque temps après, le gouvernement fédéral en déplaça plusieurs vers d'autres régions du Canada. Ces programmes de décentralisation se poursuivirent et en 1945, le gouvernement fédéral déclara que ceux qui ne voulaient pas être déplacés pouvaient être, sur une base volontaire, «rapatriés» au Japon au moment où cela s'avérerait possible. Il était de plus en plus évident que la décision d'être rapatrié n'était pas toujours prise «volontairement», et qu'elle s'appliquait autant à ceux qui avaient été naturalisés, qu'à des citoyens natifs du Canada dont les ancêtres étaient japonais. L'appui de l'opinion publique aux Canadiens d'origine japonaise et le scandale lié au programme de rapatriement, amena le gouvernement fédéral à annuler l'ordonnance qu'il avait décrétée en 1947. Le traitement infligé aux Canadiens d'origine japonaise durant la guerre laissa une cicatrice profonde dans l'histoire des droits civils au Canada. Les arrêtés-en-conseil secrets, les procès d'espionnage ainsi que l'affaire Igor Gouzenko en 1945 et 1946, contribuèrent à rendre le grand public en général plus conscient de la nécessité d'une meilleure protection des libertés civiles et des droits juridiques. Ces actions suscitèrent des critiques acerbes à l'égard de la conduite du gouvernement. Le ministre de la justice, faisant usage de pouvoirs qui lui étaient conférés en vertu de la National Erttergency Transitional Powers Act, avait l'autorité de détenir «à tel endroit et sous telles conditions qu'il pouvait détenir en tout temps» toute personne soupçonnée de transmettre de l'information confidentielle à un agent étranger. On procéda à plusieurs arrestations. Les détenus furent tenus au secret; on ne les informa pas de leurs droits et on ne porta pas d'accusations Par la suite, une Commission royale d'enquête, présidée à huis clos par deux juges de la Cour suprême du Canada, eut pour effet que des poursuites furent engagées contre plusieurs personnes parmi celles qui avaient été arrêtées Lorsque le public découvrit la nature particulière des procédures suivies, il blâma sévèrement le gouvernement. La Division des libertés civiles de l'Association du barreau canadien affirma que si les Canadiens avaient toléré en temps de paix, de telles violations aux libertés civiles fondamentales, alors «nous [étions]... sérieusement en danger de substituer à la règle du droit [...] les principes étrangers de l'État totalitaire». Suite à ces deux événements, les inquiétudes en matière de protection des libertés civiles au Canada ne firent que s'accroître jusqu'à la proclamation de la Déclaration des droits de 1960. Même si la Loi sur les mesures de guerre légitimait ces deux tristes épisodes la Déclaration de 1960 ne réduisait pas les pouvoirs conférés au solliciteur général en vertu de cette Loi, si ce n'est en exigeant du Parlement qu'il examine toute promulgation de cette Loi. La Charte des droits et libertés ne fait pas mention de la Loi sur les mesures de guerre; cependant, les tribunaux sont en mesure de déterminer si, en restreignant un droit ou une liberté garantis, la proclamation de la Loi s'inscrit dans le cadre des limites raisonnables telles que définies à l'article 1 de la Charte. Suite aux événements qui se produisirent au Québec durant les années 1950, des pressions se firent de plus en plus sentir pour assurer une meilleure protection contre les abus commis par les autorités gouvernementales. Les tribunaux ont statué sur plusieurs éléments de la législation québécoise qui portaient principalement sur les activités des témoins de Jéhovah et sur le Parti communiste du Canada, ce qui allait à l'encontre des libertés fondamentales comme la liberté de religion, de réunion et de parole De plus dans la cause célèbre de Roncarelli c. Duplessis, la Cour suprême du Canada établit que le Premier ministre Maurice Duplessis, agissant à titre de procureur général, avait outrepassé l'autorité de ses fonctions en violant le principe constitutionnel fondamental de la primauté du droit. L'évolution de cette prise de conscience de la nécessité de protéger les droits fondamentaux de la personne ne s'est pas uniquement produite au Canada dans la période qui suivit la Seconde Guerre mondiale. Les nations Unies, créées à la fin de la guerre, prirent des mesures pour définir un modèle de garanties des droits de la personne dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 et un peu plus tard, dans un certain nombre de conventions. L'élan donné à la création d'une charte canadienne des droits et certains éléments qu'elle devait comporter, résultaient à la fois de l'existence d'un mouvement mondial en faveur des droits de la personne, né après la guerre, et également de la volonté du Canada d'être le chef de file dans ce domaine comme dans bien d'autres en politique internationale. En 1950, le Comité spécial du Sénat sur les droits de la personne et les libertés fondamentales (le Comité Roebuck) proposa que le Canada proclame une charte des droits s'inspirant largement du modèle défini dans la Déclaration des Nations Unies. Après la Seconde Guerre mondiale, les Canadiens s'appliquèrent à redéfinir les symboles de base de la nation canadienne dans la perspective de notre évolution continue d'un état de colonie à celui de nation. A titre d'exemple, au cours des débats qui ont entouré l'adoption de la Loi sur la citoyenneté en 1946, un député fit remarquer que même si une charte des droits ne fait guère plus qu'expliciter davantage les traditions de liberté inhérentes au régime parlementaire, elle constituerait un symbole, pour tous les Canadiens, en particulier pour les néo-Canadiens, des valeurs et des règles qui prévalent dans notre pays. Il apparaissait évident que la population canadienne, étant de plus en plus composée d'ethnies différentes et devenant ainsi de plus en plus hétérogène, ne pouvait plus se fier à des garanties de libertés civiles non écrites: il s'avéra nécessaire d'élaborer un code de règles écrites. Lorsque le Parlement adopta la Déclaration des droits en 1960, celle-ci reflétait une conception qui était à ce moment-là acceptable au Canada. La conception des «libertés négatives» à l'égard des libertés civiles façonna la Déclaration, laquelle garantissait aux citoyens une indépendance par rapport à certaines formes d'intervention de l'État. Les deux premiers articles de cette Déclaration définissent la plupart des garanties des droits. La première partie mentionne le fait que le contenu de la Déclaration se situe dans le prolongement des pratiques et des traditions existantes au Canada: Il est par les présentes reconnu et déclaré que les droits de l'homme et les libertés fondamentales ci-après énoncés ont existé et continueront à exister [...] au Canada. Cet article contenait des garanties à l'égalité interdisant toute discrimination fondée sur la race, l'origine nationale, la couleur, la religion ou le sexe. Les garanties, se limitant à «l'égalité devant la loi et à la protection de la loi», étaient entièrement conformes à l'esprit des «libertés négatives» de cette Déclaration. Toutefois, elles sembleraient tout à fait inadéquates au futures générations préoccupées aussi bien par le concept d'égalité que par les garanties en matière de procédure. Néanmoins, la Déclaration répondait aux principales inquiétudes de l'époque en la matière d'égalité. Le deuxième article de la Déclaration définit les garanties concernant les droits juridiques. Ces droits peuvent être suspendus suite à une déclaration explicite du Parlement; mais, en l'absence d'une telle déclaration, les droits et libertés stipulés à l'article. prévalent. Les tenants des libertés civiles furent déçus des protections des libertés civiles telles qu'accordées en vertu-de la Déclaration des droits. La Cour suprême du Canada ne fut pas disposée à conférer à la Déclaration des droits un statut constitutionnel particulier, sauf dans le cas majeur de l'Arrêt Drybones en 1970. Ainsi, en 1972, le juge Bora Laskin de la Cour suprême déclarait: [...] il faudrait avancer des raisons convaincantes pour que la Cour soit fondée à exercer une compétence conférée par la loi (par opposition à une compétence conférée par la constitution) pour enlever tout effet à une disposition de fond dûment adoptée par un Parlement compétent à cet égard en vertu de la constitution et exerçant ses pouvoirs conformément au principe du gouvernement responsable, lequel constitue le fondement de l'exercice du pouvoir législatif en vertu de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867. Au moment même où la Déclaration de 1960 était débattue, des opposants y relevaient déjà certaines faiblesses. La Déclaration ne s'appliquerait qu'à des questions de compétence fédérale; même dans ce domaine, elle n'avait qu'un simple statut de législation et ne s'avérait être d'aucune façon un texte de loi suprême ou un texte d'enchâssement. Elle accordait de façon explicite au Parlement le droit de légiférer nonobstant ses dispositions. Certains observateurs avaient également prévu que les questions ayant trait aux droits de la personne subiraient des changements d'une importance telle que la Déclaration des droits s'avérerait presqu'aussitôt inadéquate. Plus particulièrement, quelques citoyens commencèrent à croire que les libertés négatives ne protégeaient pas suffisamment les droits des citoyens. Il était certes nécessaire et souhaitable qu'une Déclaration des droits assure une protection pour freiner les abus des pouvoirs publics; mais, il était également nécessaire qu'elle fournisse au gouvernement des moyens pour que ce dernier puisse se faire le défenseur des droits des citoyens et qu'il assure de bonnes conditions qui permettraient à tous les individus de jouir de leurs droits. Ces conceptions devinrent de plus en plus populaires, tout particulièrement parmi les membres et les activistes des mouvements de revendication pour les droits civils au cours des années 1960. L'objet principal de revendication des mouvements américains pour les droits civils de cette période visait en premier lieu, les droits des Noirs américains; toutefois au fur et à mesure que le mouvement prit de l'importance, il se porta, dans ses revendications pour l'égalité, à la défense des intérêts de plusieurs autres groupes y compris les femmes, les personnes handicapées, les jeunes, les personnes âgées, les homosexuels et les lesbiennes. Les partisans de la plupart de ces mouvements réclamaient davantage que les droits et libertés négatives. Ils demandèrent que le gouvernement intervienne directement pour abolir les obstacles à l'égalité. La Charte des droits et libertés a amené le Canada sur la voie de l'activisme. Alors qu'on continue à privilégier les libertés négatives traditionnelles, on incite également les gouvernements à rechercher une plus grande égalité pour les Canadiens. A titre d'exemple, les garanties à l'égalité des droits contenues dans la Charte donne aux gouvernements le pouvoir de s'attaquer aux causes sous-jacentes à la discrimination de façon plus directe. Ceux qui ont rédigé la Charte ont reconnu que les conditions économiques et sociales pouvaient constituer un obstacle à la jouissance des droits à l'égalité. Il furent d'avis que la liberté et les droits des citoyens devaient être protégés par des interventions concrètes de la part du gouvernement et par les libertés négatives traditionnelles. Les droits à l'égalité contenus dans la Charte (art 15) s'inspirent des dispositions relatives à l'égalité adoptées dans le passé et ce, de deux façons évidentes. Les dispositions traduisent un intérêt général pour les causes économiques et sociales de l'inégalité. Les fondements de la discrimination tels qu'interdits spécifiquement dans la Charte, la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge, les déficiences mentales ou physiques, ne sont pas exhaustifs; il y a aussi une garantie générale d'égalité de la personne. De plus, les garanties de la Charte ajoutent «l'égalité devant la loi» et le «même bénéfice de la loi» aux catégories d'égalité qu'on retrouvait antérieurement dans la Déclaration des droits. Les garanties des droits à l'égalité sont sans doute le meilleur exemple illustrant l'évolution de la pensée à l'égard des droits fondamentaux de la personne depuis 1960; cependant, on retrouve aussi au chapitre des libertés civiles de la Charte, les mêmes types de changements. Cela est vrai quant aux dispositions portant sur les garanties juridiques, contenues aux articles 7 à 14. L'article 7 de la Charte, qui commence par une déclaration générale portant sur les garanties juridiques et qui chapeaute les articles spécifiques qui suivent, énonce que: Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. Comme les autres dispositions de la Charte, cet article traite, en termes constitutionnels, des rapports entre le citoyen et l'État. En énonçant des droits généraux à «la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne», la Charte met l'accent sur une valeur fondamentale de la société canadienne. L'ajout de «il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale» soulève des questions d'une signification particulière au regard de la procédure criminelle. Les termes «principes de justice fondamentale» que l'on retrouve aussi bien au paragraphe 2(e) de la Déclaration canadienne des droits que dans la Charte, ont été énoncés afin de garantir à l'individu le droit à un procès équitable, d'être informé des accusations qu'on entend porter contre lui, de présenter sa défense devant un tribunal impartial, et de pouvoir contre-interroger. Ceux qui l'ont écrite étaient d'avis qu'un système de tribunaux ouvert et libre, fondé sur la confrontation des éléments de preuve et des exposés, conçu pour faire surgir la vérité, était fondamental dans toute société libre et démocratique. Un tel système tente de restreindre les possibilités d'intervention arbitraire de l'État. Au Canada, le droit criminel relève de la responsabilité législative du gouvernement fédéral; on retrouve la plupart des dispositions du droit criminel dans le Code criminel du Canada, promulgué par le Parlement fédéral. Les provinces sont généralement responsables de l'administration de la justice, y compris de la justice criminelle sur leur territoire. Les tribunaux ont la responsabilité de voir au bon fonctionnement du système de justice criminelle et édictent des règles à cet effet. Les plus célèbres d'entre elles, les Règles du juge, comportent des conditions énoncées par la magistrature anglaise concernant les procédures que les corps policiers doivent suivre lors de la prise de dépositions de suspects. La Déclaration canadienne des droits a poursuivi la tâche de codifier aussi bien le droit jurisprudentiel ou la common law que les principes sous-jacents au Code criminel. Le fait que la Déclaration des droits n'ait pas accordé aux législatures provinciales compétence en matière pénale, domaine de compétence fédérale, ne revêtait pas une aussi grande importance que pour les autres garanties de droits et libertés. Ainsi, les dispositions de la Charte ayant trait aux garanties juridiques sont le fruit d'une longue histoire d'interprétations judiciaires et de décrets législatifs. Étant donné cette évolution complexe de l'interprétation des dispositions portant sur les garanties juridiques telles que contenues dans la Déclaration des droits, il s'est avéré nécessaire d'élaborer dans le détail les dispositions de la Charte. Les dispositions spécifiques contenues aux articles 8 à 14 de la Charte ont été conçues pour correspondre au fonctionnement du système judiciaire criminel. L'article 8 («fouilles, perquisitions ou saisies») et l'article 9 («détention ou emprisonnement») concernent les citoyens qui sont détenus pour interrogatoire; l'article 10 a trait à «l'arrestation ou la détention» et l'article 11 concerne les «inculpés» et l'article 12 traite des sentences. Enfin les dernières dispositions portant sur les garanties juridiques se rapportent aux témoins: l'article 1 3 stipule qu'un témoin, en témoignant, ne peut être incriminé lors de procédures subséquentes et l'article 14 prévoit des services d'interprète lorsque la partie ou le témoin ne comprennent pas la langue dans laquelle les procédures se déroulent. Alors que l'ensemble des dispositions portant sur les garanties juridiques s'appliquent avant tout au système judiciaire criminel, elles ont également une incidence importante dans d'autres domaines où les citoyens sont soumis à des contrôles officiels et réglementaires. Ainsi, même si les affaires criminelles relèvent de la compétence fédérale, les provinces et les municipalités imposent des amendes dans des domaines allant des lois de sécurité publique, où une disposition pénale peut comprendre l'emprisonnement, aux infractions au stationnement où l'amende de trois dollars subsiste encore. La Charte soumet dorénavant les procédures reliées à ces infractions aux mêmes garanties juridiques qui prévalaient autrefois en vertu de la Déclaration des droits dans les cas d'infractions au Code criminel. De même, la protection contre «tous traitements ou peines cruels et inusités», s'applique aux actions d'un grand nombre d'institutions provinciales. Ainsi, par exemple la législation provinciale sur la santé mentale, les lois régissant les établissements hospitaliers ou les procédures établies à l'intention des patients internés contre leur gré, pourront être également examinées par les tribunaux à la lumière de la Charte. Ces dispositions portant sur les garanties juridiques sont conçues aussi bien pour influer sur l'administration de la justice que pour éliminer ou restreindre les initiatives des corps législatifs. L'administration de la justice relève de la responsabilité des procureurs de la Couronne des provinces autant que des procureurs du fédéral mais la responsabilité législative en matière criminelle relève carrément du gouvernement fédéral. La façon dont les provinces administrent la justice étant soumise à la législation fédérale qu'elles ne peuvent modifier, celles-ci n'ont pas la possibilité de changer leur façon d'agir sans le consentement législatif du gouvernement fédéral. Ainsi, même-si la clause de dérogation générale de la Charte s'applique aux dispositions portant sur les garanties juridiques, les possibilités pour les provinces d'apporter des modifications aux procédures criminelles sont limitées. Dans le domaine des pouvoirs policiers, on énonça une déclaration de principe à l'intention des responsables de la justice criminelle aux fins d'une bonne administration et de l'application de la loi. Le paragraphe 24(2) stipule que: Lorsque, dans une instance visée au paragraphe (1), le Tribunal a conclu que des éléments de preuve ont été obtenus dans des conditions qui portent atteinte aux droits ou libertés garantis par la présente Charte, ces éléments de preuve sont écartés s'il est établi, eu égard aux circonstances, que leur utilisation est susceptible de déconsidérer l'administration de la justice. Lors d'une enquête, la police ou la Couronne peut utiliser des moyens inadéquats et ainsi obtenir des éléments de preuve qui n'auraient pu être obtenus autrement. Dans quelles circonstances de tels éléments de preuve ainsi obtenus sont-ils recevables contre un accusé? Quelle serait la sanction appropriée pour une action jugée inadéquate par le tribunal? La doctrine américaine dite du «fruit défendu» statua que de tels éléments de preuve et tout ce qui en découle sont irrecevables devant les tribunaux. Ainsi, une déclaration ou une confession qui aurait été autrement recevable ou même les éléments de preuve matériels recueillis suite à la déclaration, ne sont pas pris en considération par les jurés. Émettons l'hypothèse que la police canadienne met un appareil téléphonique sur écoute électronique sans avoir obtenu l'autorisation requise en vertu du Code criminel. Dans le cours des conversations enregistrées, les policiers entendent parler de mouvements de drogue et, conséquemment, procède à une arrestation. Ils détiennent à la fois des dépositions orales d'un complot et des éléments de preuve matériels au moment de l'arrestation. C'est dans une telle situation que des choix politiques fondamentaux se posent. Ces éléments de preuve sont-ils recevables? Si non, les suspects sont relâchés; si les éléments de preuve sont recevables, les tribunaux donnent alors l'impression de fermer les yeux sur des actions illégales commises par des représentants de l'État. Est-ce qu'un individu soupçonné d'être un criminel peut être libéré suite à des erreurs ou méfaits commis par le corps policier? La Charte accorde aux juges des moyens considérables qui lui permettent d'exercer un contrôle sur la conduite répréhensible de la police. Les garanties juridiques évolueront dans le cadre général de la Charte et on se rappellera que l'article 1 stipule que les lois aussi bien que les actes dont la justification puisse se démontrer dans certaines circonstances, peuvent être reconnus valables en dépit de leur incohérence apparente avec la Charte. Toutefois, les dispositions portant sur les garanties juridiques comportent en elles-mêmes des caractéristiques semblables à celles que l'on retrouve à l'article 1. Des termes tels que «principes de justice fondamentale», «les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives», «la détention ou l'emprisonnement arbitraire» ou même «être informé dans les plus brefs délais» accordent la possibilité aux tribunaux de donner plus de substance à la signification changeante de ces normes. La règle de preuve énoncée au paragraphe 24(2) et les caractéristiques inhérentes aux garanties juridiques exigent des tribunaux qu'ils examinent les actes posés par la Couronne afin qu'ils s'assurent que dans des situations particulières, un juste équilibre a été atteint. Ces caractéristiques ne sont pas reliées uniquement aux lois de nature excessive mais également aux actions excessives. C'est le fondement même de ces caractéristiques. La Charte des droits, l'unité nationale et la communauté canadienne. La Charte comporte quelques garanties de droits mieux comprises comme étant des efforts pour promouvoir la cohésion sociale et l'unité nationale. Les dispositions contenues dans cette catégorie de droits sont étroitement liées à la fonction sociale de l'État moderne comme l'avait souligné précédemment la Commission: c'est-à-dire la tâche de représenter et de réconcilier les divers aspects de nos divergences culturelles, linguistiques et territoriales. Cette catégorie de droits contenue dans la Charte comprend les droits linguistiques, les droits à l'instruction dans la langue de la minorité, à la liberté de circulation et détablissement et la garantie que «toute interprétation de la présente Charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens.» Ces garanties ne visent pas exclusivement les droits de la personne. Même si cela constitue un objectif fondamental, ces droits ont des retombées importantes sur le fédéralisme canadien et sur les rapports entre les ensembles nationale et provinciales. Ceci est particulièrement vrai en ce qui a trait aux droits à l'instruction dans la langue de la minorité et à la liberté de circulation et d'établissement. Les discussions qui ont eu lieu entre 1980 et 1982 au sujet de ces garanties portant sur la «communauté nationale» s'apparentaient davantage à une lutte acharnée entre deux ordres de gouvernement qu'à un échange de vues sur les droits des citoyens. Il ressortit de ce débat que les gouvernements étaient préoccupés par les conséquences que les dispositions de la Charte auraient sur leur pouvoir de juridiction, que la Charte était la pièce maîtresse du «fédéralisme renouvelé» tel que promis par le gouvernement fédéral à la population québécoise suite au référendum au Québec, et que l'introduction de la liberté de circulation et d'établissement s'avérait fondamentale dans le cadre des propositions fédérales en vue de maintenir l'union économique. Tout au long du processus de négociation, les propositions furent sensiblement modifiées. Les dispositions contenues dans la Charte sont le fruit de compromis et de concessions. Au début des années 1980, les relations fédérales-provinciales et les questions ayant trait à l'unité au sein de la fédération préoccupèrent les politiciens et eurent des conséquences sur la Charte. Les dispositions de la Charte qui ont trait aux ensembles et à la cohésion nationale en feront la démonstration. En premier lieu, la Commission s'attardera sur les dispositions relatives aux langues officielles et les communautés culturelles et abordera, dans un deuxième temps, la question de la liberté de circulation et d'établissement. Les langues officielles et l'instruction dans la langue de la minorité. Les garanties contenues dans la Charte portant sur les droits linguistiques et les droits à l'instruction dans la langue de la minorité se trouvent aux articles 16 à 23. En effet, les articles 16 à 21 confèrent un statut constitutionnel à certaines parties de la législation portant sur les langues officielles du Canada ainsi que du Nouveau-Brunswick. Les résidents du Canada ont droit à l'emploi du français ou de l'anglais pour communiquer avec l'administration du gouvernement fédéral, de même ils ont le droit de recevoir les services dans l'une ou l'autre langue officielle lorsque la demande est importante ou que l'emploi de l'une ou de l'autre se justifie par la vocation du bureau, ainsi que le droit d'employer le français ou l'anglais dans les institutions du Parlement et dans tous les tribunaux de juridiction fédérale. Les gouvernements peuvent étendre les droits garantis dans la Charte mais non pas les réduire. L'article 22 stipule que les garanties portant sur la langue dans la Charte n'ont pas pour effet de porter atteinte «aux droits et privilèges, antérieurs ou postérieurs à l'entrée en vigueur de la présente Charte et découlant de la Loi ou de la coutume, des langues autres que le français ou l'anglais». Cependant le droit linguistique le plus important et le plus novateur promulgué par la Charte se retrouve à l'article 23. Dans un jugement récent, la Cour d'appel de l'Ontario indiquait que l'article 23» établit un code qui définit les droits à l'instruction dans la langue de la minorité pour l'ensemble de la nation. L'article 23 énonce deux droits: - Les parents qui répondent aux critères énoncés à l'article 23 ont le droit de faire instruire leurs enfants aux niveaux primaire et secondaire dans la langue de la minorité francophone ou anglophone lorsque le nombre des enfants des citoyens qui ont ce droit le justifie. - Les parents qui répondent aux critères énoncés à l'article 23 ont le droit de faire instruire leurs enfants dans des établissements d'enseignement de la minorité francophone ou anglophone financés par les fonds publics, là où encore une fois, le nombre des enfants le justifie. Les jugements rendus par les tribunaux, à ce jour, semblent indiquer que le nombre de parents requis pour que ces dispositions puissent s'appliquer variera d'une région à l'autre du Canada. Pour avoir droit à l'instruction dans la langue de la minorité, les citoyens doivent répondre à trois critères essentiels. En vertu de l'alinéa 23 (1)b), la clause dite «clause Canada», les enfants de parents canadiens qui ont reçu leur instruction au niveau primaire au Canada en français ou en anglais ont le droit d'être instruits, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue correspondante s'ils résident dans une province où les francophones ou bien les anglophones constituent la minorité linguistique. Les frères et les soeurs des enfants instruits en français ou en anglais au Canada ont également le droit de recevoir l'instruction, aux niveaux primaire et secondaire, dans la langue correspondante. Les citoyens canadiens peuvent également jouir de ces droits pour leurs enfants si leur langue maternelle, la première langue apprise et encore comprise, est le français ou l'anglais. Toutefois, cette dernière disposition n'entrera pas en vigueur au Québec tant que l'Assemblée nationale ou le gouvernement du Québec n'en donnera pas l'autorisation. Cette disposition particulière à l'endroit du Québec traduisait une volonté de concilier les préoccupations du gouvernement provincial relatives à l'avenir de la langue française au Québec, en retour de quoi la province accordait son appui à l'ensemble des réformes. Les droits mentionnés à l'article 23 concernent les individus qui vivent dans une communauté où il existe un nombre suffisant de citoyens dont la langue maternelle est la langue de la minorité officielle. Les tribunaux doivent établir des critères de définition relatifs à l'énoncé «où le nombre le justifie». Ainsi, ce droit existera toujours dans la mesure où il existera des concentrations appropriées de personnes parlant la langue de la minorité officielle. Il se peut que, dans les années à venir, le nombre d'enfants d'une région donnée soit inférieur à celui requis pour répondre au critère du «nombre». Les tribunaux peuvent alors conclure que les pouvoir publics n'ont plus à assurer l'instruction dans la langue de la minorité dans de telles régions et que les services auxquels s'était habituée la population ne seront désormais plus offerts. L'article portant sur l'instruction dans la langue de la minorité dans la Charte confère des droits positifs. Cet article exige des gouvernements qu'ils garantissent des services éducatifs financés à même les fonds publics là où les circonstances le justifient plutôt que de simplement les autoriser à prendre des mesures. Cette volonté manifeste de donner du mordant à ces droits remonte à la parution du Livre 1 du Rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme. La Commission recommanda un certain nombre de mesures d'ordre constitutionnel, législatif ainsi que du domaine des politiques gouvernementales, pour permettre aux communautés de langue française et anglaise de coexister et de s'épanouir au Canada. Les politiques et la législation portant sur les langues officielles dans les institutions fédérales. Dès que le rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme fut présenté, le gouvernement fédéral adopta plusieurs de ses recommandations. En 1969, le Parlement vota la Loi sur les langues officielles, la première d'une nouvelle série de lois et de programmes fédéraux créés en vue de favoriser de meilleures relations entre les deux principaux groupes linguistiques au Canada et de promouvoir l'égalité linguistique au pays. En déclarant le français et l'anglais . langues officielles et en étendant les droits linguistiques non seulement aux activités du Parlement mais, de façon générale, à celles du gouvernement du Canada, la loi marque un progrès sur la Loi constitutionnelle de 1867. Dorénavant, le public a le droit de communiquer et de recevoir les services des ministères, des organismes, des sociétés d'État du gouvernement fédéral et des cours fédérales dans l'une ou l'autre langue officielle. En 1970, le gouvernement créa le bureau du Commissaire aux langues officielles pour surveiller la mise en oeuvre de la Loi sur les langues officielles. Le Bureau a élaboré dans l'ensemble les politiques fédérales en matière de langue: Or, l'action fédérale a justement pour but de résister à cette division simpliste du vécu canadien. Son objectif fondamental est de créer une société dans laquelle les minorités pourront vivre une bonne partie de leur existence dans leur propre langue. Les politiques linguistiques du gouvernement fédéral s'adressent à la fois à la fonction publique fédérale et à la société canadienne dans son ensemble. Au niveau de la fonction publique fédérale, le gouvernement a visé une participation équitable des deux principaux groupes linguistiques, la prestation des services gouvernementaux dans les deux langues officielles et l'instauration à la fois du français et de l'anglais comme langues de travail. La proportion des francophones au sein de la fonction publique fédérale a augmenté de 13 pour cent en 1974 à 27,5 pour cent en 1983, chiffres qui sont à peu près équivalents au pourcentage des francophones dans la société canadienne. Toutefois, il y a très peu de fonctionnaires bilingues dans les régions à faible densité francophone. En 1983, dans les quatre provinces de l'Ouest, il y avait 50 000 fonctionnaires fédéraux. Parmi ces fonctionnaires, un peu moins de 800 étaient qualifiés bilingues dans des postes désignés bilingues et desservant une population d'environ 185 000 francophones dans cette région. Les services offerts en français par le gouvernement fédéral, se sont détériorés dans ces provinces. Les francophones sont également sousreprésentés à divers échelons et dans différents types d'activités, au sein de la fonction publique. Le fait qu'on ne retrouve pas à l'échelle du pays une répartition adéquate de fonctionnaires bilingues signifie que la langue constitue toujours un élément de division au sein du Canada. Certaines études ont démontré que la fonction publique fédérale est le reflet d'un pays divisé en trois groupes: le groupe du Québec, principalement francophone, mais assurant des services bilingues; une «zone bilingue» limitée qui s'étend de Moncton au Nouveau-Brunswick jusqu'à Sault-Sainte-Marie en Ontario, où les services sont offerts dans les deux langues officielles et enfin, le Canada anglais où les services ne sont offerts, pour la plupart, qu'en anglais seulement. Les chiffres sont équivalents à la répartition des francophones au Canada: 80 pour cent vivent au Québec et les autres vivent, pour la plupart, dans la zone bilingue qui s'étend de Moncton à Sault-Sainte-Marie. Les politiques fédérales en matière de langue visent à accorder aux minorités de l'une ou l'autre des langues officielles, un choix de la langue de travail au sein de l'administration publique qui soit moins limité et plus naturel. Dans les faits, la réalisation de cet objectif s'avère difficile. En dehors du Québec et de la région de la capitale nationale, le français est rarement utilisé sur une base quotidienne comme langue de travail. Le fait d'avoir mis sur pied une infrastructure de «documentation bilingue» et de «postes bilingues occupés par des fonctionnaires bilingues» n'a pas contribué à ce que les employés se sentent libres de travailler dans la langue où ils sont le plus à l'aise. Des données statistiques publiées par le Conseil du Trésor pour l'année 1981 en ce qui a trait à la langue de communication interne montrent que dans les régions bilingues, les anglophones font usage du français dans 18 pour cent des cas alors que les francophones font usage de l'anglais dans 47 pour cent des cas. En dépit de l'usage relativement peu fréquent du français par les francophones, des données du Conseil du Trésor indiquent que les francophones sont relativement plus satisfaits que les anglophones (72 pour cent comparativement à 49 pour cent) de ces proportions relatives à l'usage de la langue parmi les fonctionnaires occupant des postes bilingues. Ces données statistiques amenèrent le Commissaire aux langues officielles à se demander si «dans ce cas, le mieux ne serait pas l'ennemi du bien. Autrement dit, ne serait-ce pas, au vu des données, faire preuve de paternalisme que de suggérer que les francophones aimeraient utiliser davantage leur langue maternelle?» Le programme sur le bilinguisme dans la fonction publique a connu un énorme succès. En quinze ans, la représentation des francophones a atteint des proportions semblables à celle de leur représentation dans la population canadienne, le nombre d'anglophones bilingues a augmenté de façon spectaculaire et la quantité de services bilingues au public s'est accrue dans certaines régions du pays. Cependant, il est évident que les objectifs ayant trait au bilinguisme dans la fonction publique fédérale n'ont pas été atteints si ce n'est dans la région de la zone bilingue limitée; la politique relative à la langue de travail a connu encore moins de succès. Le gouvernement fédéral a également conçu ses politiques linguistiques en fonction de la communauté canadienne dans son ensemble. Les objectifs visés par ces programmes consistent à promouvoir le bilinguisme parmi les Canadiens, à mettre en valeur et à protéger la langue officielle des minorités et à encourager les Canadiens à reconnaître le statut d'égalité des deux langues officielles. Il n'appartient pas à la Commission de procéder à une révision de ces programmes; cependant, afin de bien montrer la rapidité avec laquelle le bilinguisme a progressé chez les anglophones, nous reprendrons ici un commentaire qu'avait fait l'ancien Commissaire aux langues officielles au sujet du programme qu'il qualifiait d'«une percée canadienne inégalée en didactique des langues». Selon une autorité américaine en matière d'apprentissage de la langue: Méthode d'enseignement des langues étudiée plus que toute autre, sujet d'innombrables articles, l'immersion est plus qu'une réussite parmi d'autres. Elle pourrait bien être, d'après les spécialistes, la méthode qui donne aujourd'hui les meilleurs résultats. Le succès qu'a connu, dans notre pays; l'instruction en français par immersion est attribuable au fait que les Canadiens anglais ont réalisé qu'il y avait entre autre des avantages économiques reliés au bilinguisme et qu'il y avait une grande disponibilité de programmes. La demande d'inscriptions dans ces programmes s'est accrue de manière phénoménale et le nombre d'écoles offrant l'instruction en français par immersion a proliféré. De 19771978 à 1984-1985, le nombre d'écoles offrant des programmes d'immersion en français est passé de 237 à 988, représentant une augmentation de plus de 300 pour cent. Le nombre total d'inscriptions pour l'année 1984-1985 s'élève à près de 150 000. Les inscriptions se retrouvent principalement au niveau primaire bien qu'on ait constaté récemment une tendance à l'immersion au niveau secondaire. Chaque année, l'ampleur des groupes s'inscrivant à ces programmes augmente. Au cours de la dernière décennie, le gouvernement fédéral a encouragé plusieurs provinces à devenir officiellement bilingues et ce, dans l'espoir que d'autres provinces, particulièrement l'Ontario, suivent l'exemple du Nouveau-Brunswick qui avait proclamé en 1969 une loi sur les langues officielles pour sa province. Malgré l'appui des provinces aux programmes d'immersion et à l'instruction dans la langue de la minorité, et les diverses mesures prises par des provinces comme l'Ontario pour augmenter le bilinguisme dans les services au public et promouvoir le français dans les activités de la vie de tous les jours, le Nouveau-Brunswick fut la seule province qui, de son propre chef proclama une loi faisant du français et de l'anglais les langues officielles de la province. Même si toute politique de bilinguisme officiel doit se fonder sur un cadre juridique, le bilinguisme ne peut se résumer à une simple question de droits juridiques. Les manifestations récentes de l'opinion publique au Manitoba et au Nouveau-Brunswick à l'égard du bilinguisme nous rappellent que certaines réactions de la part du public peuvent faire régresser la politique du bilinguisme au Canada. Il est toutefois encourageant de constater l'existence de pressions de la part du public en faveur du bilinguisme et de réactions positives des parents et des enfants aux services d'immersion offerts par le gouvernement, ce qui contribuera à surmonter la barrière de la langue. Certes, il reste beaucoup à faire. Des efforts soutenus devront être déployés pour préserver les deux langues officielles du Canada à l'échelle de la fonction publique. La Commission estime qu'il est important de raffermir les acquis du passé et de poursuivre la tâche à partir de ce qui a été fait jusqu'à maintenant. Toute notre histoire, aussi bien que les événements récents, montrent qu'il est essentiel que le gouvernement continue à jouer un rôle de premier plan. Les actions législatives et gouvernementales ne révèlent qu'une partie des efforts déployés pour promouvoir la politique du bilinguisme et des langues officielles au Canada. Les droits constitutionnels nouveaux portant sur l'instruction dans la langue de la minorité et sur la reconnaissance constitutionnelle des deux langues officielles, sont les principales composantes des initiatives fédérales pour préserver et promouvoir les langues officielles à la grandeur du pays. Les initiatives fédérales en matière constitutionnelle se rapportant à la langue depuis 1968. Suite aux recommandations qui posent le principe de modifications à la Loi constitutionnelle de 1867, venant la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le gouvernement fédéral prôna la reconnaissance des langues officielles et des droits à l'instruction dans la langue de la minorité. Cette Commission recommanda que l'article 93 de la Loi constitutionnelle de 1867 soit amendée pour prévoir que: Chaque province établira et soutiendra des écoles primaires et secondaires utilisant l'anglais comme unique langue d'enseignement et des écoles primaires et secondaires utilisant le français comme unique langue d'enseignement et ceci dans les districts bilingues et les autres régions appropriées que déterminera la législation provinciale; mais aucun terme du présent article ne sera interprété comme interdisant les écoles où l'anglais et le français auraient une importance égale en tant que langues d'enseignement ou celles qui pourraient dispenser l'enseignement dans une autre langue. Ailleurs dans son Rapport, la Commission affirma que les parents devaient avoir la liberté de choisir la langue officielle dans laquelle leurs enfants recevraient l'instruction et que cette instruction devait être subventionnée à même les fonds publics lorsque le nombre le justifie. Dans le Livre blanc publié en 1968 et intitulé: «Une Charte canadienne des droits de la personne», le ministre de la Justice, Pierre Trudeau, proposait que les recommandations de la Commission soient enchâssées.dans un projet de loi constitutionnelle. Il devait l'élaborer un an plus tard comme Premier ministre. Les droits linguistiques, disait-il, sont des droits de la personne qui devraient être garantis à tous les citoyens quelque soit leur lieu de résidence au Canada. Les droits linguistiques, tout comme les autres droits de la personne, assurent des garanties essentielles aux individus, à la fois dans leurs rapports avec les gouvernements et dans leurs rapports entre eux. Suite à la publication du rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le gouvernement du Canada proposa d'enchâsser les droits linguistiques et les droits à l'instruction dans la langue de la minorité. Cette prise de position resta quasi inchangée tout au long des années 1970. Les événements survenus au Québec au cours des années 1970, ainsi que les efforts déployés par les gouvernements successifs en vue de freiner le déclin de l'usage et du statut du français chez les Québécois, furent à l'origine de l'éloignement progressif du principe de l'universalité du libre choix pour les parents. Se fondant sur les recommandations de la Commission d'enquête sur le statut de la langue française et des droits linguistiques au Québec (la Commission Gendron de 1972), le gouvernement provincial de Robert Bourassa proclama, en 1974, le français seule langue officielle de la province. Cette proclamation ne fut pas prisée par le gouvernement fédéral qui incitait les provinces à s'engager dans la voie du bilinguisme. De plus, dans un effort pour diriger les enfants des immigrants vers les écoles françaises, la législation québécoise restreignait l'accès à l'instruction dans la langue anglaise à ceux qui s'exprimaient avec aisance en anglais. Suite à l'élection du Parti québécois et à l'entrée en vigueur, en 1977, de la Charte de la langue française (Loi 101), la politique du gouvernement du Québec s'écarta de manière beaucoup plus marquée de celle du gouvernement fédéral. En plus de proclamer le français seule langue officielle, la Charte québécoise statua que le français serait la seule langue utilisée dans les comptes rendus officiels des débats de l'Assemblée nationale, que les jugements rendus par les tribunaux du Québec ne seraient rédigés qu'en français, et que le texte français des législations serait la seule version authentique. Les autres parties de la Charte de la langue française du Québec touchent aux questions se rapportant à l'usage du français au travail et dans la vie de tous les jours. La Charte de la langue française du Québec stipula également que, sauf dans des cas limités et à titre provisoire, seuls les enfants dont au moins l'un des parents avait reçu l'instruction en anglais au Québec seraient admissibles à l'école publique anglaise, à moins qu'un accord de réciprocité intervienne avec une autre province garantissant aux élèves de langue maternelle française l'accès à l'école française. En 1979, à StAndrews en Nouvelle-Écosse, les Premiers ministres des provinces canadiennes, lors de leur réunion annuelle, ont convenu d'appliquer une telle réciprocité (l'Accord de St-Andrews). Toutefois, la «clause Canada» de la Charte des droits supplanta cet Accord en donnant l'accès à l'instruction dans la langue de la minorité aux enfants des citoyens admissibles en vertu de l'article 23 de la Charte canadienne. Les événements qui se sont déroulés au Québec au cours des années 1970, à partir du Rapport de la Commission Gendron jusqu'à la législation du Parti québécois sur la langue, ont eu des conséquences inéluctables sur la politique linguistique du gouvernement fédéral. La législation du Québec sur la langue a renforcé le gouvernement fédéral dans sa détermination à protéger les collectivités de langue française en dehors du Québec. Les requêtes de la minorité anglophone du Québec pour la protection et la garantie de leur langue démontrèrent que les minorités de langue anglaise au Canada recherchaient autant de garanties que les minorités de langue française. Toutefois, il était évident que le gouvernement du Québec n'adhérerait pas au principe universel du libre choix pour les parents puisqu'à ses yeux, un tel principe exercerait des pressions excessives sur l'avenir de la langue française dans cette province. Les dispositions des droits à l'instruction dans la langue de la minorité de la Charte de 1982 représentaient un compromis de la part du gouvernement du Canada. En remplaçant le principe universel du libre choix pour les parents par la «clause Canada», ce gouvernement s'est éloigné de ses positions initiales. De plus, la clause concernant les néo-Canadiens ne pouvait entrer en vigueur au Québec sans le consentement de cette province. Le gouvernement du Québec n'était pas disposé à accepter cette proposition parce qu'il était convaincu que l'éducation et les questions de langue relevaient et devraient relever de la compétence provinciale et ne pas être assujettis à des critères externes. Le gouvernement du Québec n'a pas encore adhéré à la Loi constitutionnelle de 1982. Néanmoins, ces dispositions de la Charte canadienne font maintenant partie de la loi fondamentale du pays et s'appliquent autant au Québec qu'ailleurs au Canada. Dans des décisions récentes, les tribunaux ont jugé que certaines parties de la Charte de la langue française du Québec étaient en contradiction avec la Charte des droits; ils ont statué que dans les cas de conflit, la Charte des droits aura préséance. Le multiculturalisme. L'article 27 de la Charte stipule que «toute interprétation de la présente Charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens». Il est probable que cet article ait des effets modérateurs et régulateurs sur les lois qui porteront atteinte aux fondements de la société multi-ethnique et de la tolérance culturelle. La Charte définit le multiculturalisme comme étant un élément distinctif du patrimoine des Canadiens et reconnait ainsi l'apport culturel et les attentes des nombreuses communautés culturelles au Canada. Le multiculturalisme en tant qu'objectif politique est relativement récent au Canada. La colonisation des provinces des Prairies par les immigrants européens au début du vingtième siècle, l'emploi des manoeuvres chinois, antérieurement, pour la construction du chemin de fer du Canadien Pacifique ainsi que l'émigration plus récente de Noirs américains en Nouvelle-Écosse, sont autant d'événements dans la mythologie canadienne de la «mosaïque culturelle». Jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les institutions canadiennes ne reflétaient que très peu la dualité canadienne et la diversité ethnique était à peine reconnue. Au cours de la période qui suivit la guerre, on vit apparaître divers courants d'opinion en faveur d'une redéfinition de notre collectivité en tant qu'entité nationale. La grande affluence d'immigrants au Canada après la Seconde Guerre mondiale a probablement rendu cette transformation inévitable. A la suite de ces changements, des pressions furent exercées pour modifier les symboles du gouvernement et de la société afin qu'ils reflètent le caractère multi-ethnique de notre communauté nationale. Les politiques modernes de multiculturalisme du gouvernement fédéral ont été inspirées par le rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, au même titre que l'a été l'approche gouvernementale récemment adoptée à l'égard des politiques linguistiques. Même si la Commission n'avait pas le mandat de traiter des questions relatives «aux autres groupes ethniques», elle consacra, suite à des pressions d'un certain nombre de groupes ethniques, un livre complet de son rapport composé de six livres à l'étude exhaustive de la «troisième force» au Canada. Le gouvernement fédéral était préoccupé par la question du bilinguisme; cela peut justifier le choix du moment pour introduire la politique de multiculturalisme. En effet, le fait que la politique de multiculturalisme fut implantée à la suite de la Loi sur les langues officielles de 1969 constituait une façon pour le gouvernement fédéral de réfuter les critiques formulées par certains Canadiens des provinces de l'Ouest à l'égard des politiques sur le bilinguisme. Concevoir le multiculturalisme comme n'étant qu'une façon de s'assurer d'un appui plus marqué à la cause du bilinguisme, ainsi que l'ont fait un certain nombre de Canadiens, s'avère une interprétation limitée de la portée de cette politique. De fait, la politique de multiculturalisme repose sur plusieurs éléments inter-reliés. Les changements profonds qui se sont produis au sein de la société canadienne après la Seconde Guerre mondiale ont été à l'origine d'une redéfinition en partie informelle de la nature même de la communauté canadienne. Une nouvelle répartition de statut des groupes linguistiques et ethno-culturels était en train de se produire au sein de cette société. La politique de multiculturalisme constituait, aux yeux du gouvernement fédéral, un autre élément contribuant à la restructuration de la société: Le multiculturalisme, dans un cadre bilingue, apparait au gouvernement comme le meilleur moyen de préserver la liberté culturelle des Canadiens. Une politique de ce genre devrait permettre de réduire la discrimination et la jalousie qu'engendrent les différences de culture. Pour que l'unité nationale ait une portée personnelle profonde, il faut qu'elle repose sur le sens que chacun doit avoir de sa propre identité, c'est ainsi que peuvent naître le respect pour les autres et le désir de partager des idées et des façons de voir. Une politique dynamique de multiculturalisme nous aidera à créer cette confiance en soi qui pourrait être le fondement d'une société où régnerait une Même justice pour tous. La Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme a énoncé les prémisses de la politique fédérale en ces termes: «couper de ses racines l'homme, être pensant et sensible, risquerait tout simplement d'appauvrir sa personnalité et de priver la société d'une partie des valeurs qu'il lui apporte.» Toutefois, peu d'années après l'introduction de la nouvelle politique, il parut évident que les résultats obtenus s'écartaient des objectifs qui avaient été fixés initialement. Certains adversaires allèrent jusqu'à considérer l'appui de l'opinion publique aux autres groupes ethniques constituant la troisième force, comme étant ni plus ni moins qu'une façon d'apporter une assistance au folklore ethnique, et ils qualifièrent le multiculturalisme de «chants et danses» traditionnels. D'autres critiques alléguèrent que cette politique contribuait à maintenir les différences culturelles parmi les Canadiens vivant ensemble au sein d'une communauté nationale. Plusieurs membres des groupes ethniques s'inquiétaient d'être «enfermés» à l'intérieur de frontières ethniques. Comme le mentionna à la Commission un groupe multiculturel, «Les Canadiens appartenant aux groupes ethniques [...] sont venus ici pour être Canadiens . A l'opposé, un autre groupe déclara:» Tant et aussi longtemps que les valeurs de la société seront celles du groupe culturel dominant, qu'il s'agisse du groupe anglo-saxon ou du groupe anglo-celtique, au détriment des valeurs et des traditions des autres groupes, alors ces groupes minoritaires seront toujours victimes de discrimination même s'il ne s'agit pas de discrimination sous-jacente aux lois ou de discrimination non déguisée. La Commission estime qu'une politique multiculturelle devrait veiller au maintien de cette diversité ethnique sans isoler ces groupes qu'une telle politique vise à secourir. Elle devrait permettre à tous les Canadiens de conserver et de promouvoir leur culture et leurs traditions tout en étant conforme aux aspirations du Canada pour une plus grande égalité entre les individus. S'adapter à une société multiculturelle exige beaucoup plus qu'une simple reconnaissance de sa diversité et qu'un compromis au niveau des symboles. Lorsque le multiculturalisme englobe la diversité raciale, comme cela a été de plus en plus le cas au Canada, il peut s'avérer urgent de faire face au racisme et de le combattre. Le racisme peut être une source d'angoisse dans la vie quotidienne des minorités «visibles». Les Canadiens considèrent qu'ils ne sont pas racistes. Or, l'évidence montre que les minorités ethniques et particulièrement certaines minorités «visibles», sont victimes de discrimination systémique au Canada. Quelques études récentes ont démontré que certaines minorités «visibles» n'avaient que très peu de chances de participer pleinement à la vie économique et sociale de la collectivité et que le racisme en était la cause. Il est peu probable que des changements au niveau des symboles, et des programmes d'action positive, et même l'interdiction de toute discrimination fondée sur la race en vertu de la Charte, parviennent à éliminer à la source les causes de la discrimination systémique. Le rapport du Comité spécial sur les minorités «visibles» dans la société canadienne intitulé: «L'égalité, ça presse!», contient 80 recommandations visant à combattre la discrimination fondée sur la race. Ces recommandations contiennent des propositions visant l'amélioration de la formation linguistique des immigrants, l'introduction de programmes d'action positive sur une base facultative dans les politiques relatives à l'embauchage et à l'avancement, la modification de certaines dispositions du Code criminel relatives à la propagande haineuse, l'élargissement de l'appui aux arts multiculturels et la promotion du respect de l'observance des fêtes nationales et religieuses des divers groupes culturels. Dans le cadre de cette recherche, la Commission n'a pas abordé la question de la discrimination raciale de façon aussi approfondie que l'avait fait le Comité spécial. Néanmoins, la Commission constate qu'au Canada, la discrimination fondée sur la race résulte en une dérogation injustifiée et indéfendable des droits de certains individus, et en un gaspillage tragique de potentiel humain. Les efforts en vue d'atteindre une plus grande égalité entre les individus au sein de la communauté canadienne devront être poursuivis. La liberté de circulation et d'établissement. La Commission étudiera également les garanties de liberté de circulation et d'établissement par rapport aux dispositions de la Charte portant sur la cohésion nationale. La liberté de circulation et d'établissement garantie par la Charte aux Canadiens est inscrite pour la première fois dans un texte constitutionnel . L'article 6 de la Charte garantit à tout citoyen canadien le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir. Ce droit correspond aux dispositions qui se trouvent dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ratifié par le Canada en 1976. L'article garantit également aux citoyens et aux personnes ayant le statut de résident permanent au Canada le droit d'établir leur résidence et de gagner leur vie n'importe où au pays. Le raisonnement sous-jacent à la liberté de circulation et d'établissement dans tout le pays est fondé sur deux hypothèses: les barrières à la mobilité de la personne gênent le fonctionnement de l'union économique canadienne; et la citoyenneté commune signifie la liberté de mouvement dans tout le pays, sans restriction des limites établies au niveau provincial ou fédéral. Le paragraphe 3 de l'article 6 limite la liberté de circulation et d'établissement de deux façons. Il permet l'imposition de restrictions en vertu de lois et usages d'application générale dans une province (telles que les conditions générales d'emploi relatives à la santé, aux conditions d'admissibilité et d'adhésion syndicale), lorsque ces lois et usages n'établissent aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence passée ou actuelle. De plus, il autorise les provinces à imposer de justes conditions de résidence à titre de critère d'admissibilité pour l'obtention des services sociaux publics. Le paragraphe 4 permet aux provinces de poursuivre des programmes créés en vue d'améliorer la situation d'individus défavorisés, socialement et économiquement, lorsque le taux d'emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale. Mis à part le fait que le paragraphe 4 puisse restreindre la liberté de circulation et d'établissement des Canadiens, celui-ci utilise le libellé «taux d'emploi» pour lequel il n'existe aucune donnée disponible. Le «taux d'emploi» n'est pas le contraire du taux de chômage, avec lequel les Canadiens sont familiers, puisque les données statistiques s'y rapportant sont publiées mensuellement par Statistique Canada. Sachant que le taux de chômage dans une province s'élève à 10 pour cent, nul ne peut en déduire qu'inversement le taux d'emploi est de l'ordre de 90 pour cent dans cette province. Statistique Canada publie effectivement des données statistiques sur le rapport emploi/population qui représente le nombre de personnes qui travaillent, exprimé en pourcentage de la population âgée de quinze ans et plus. Toutefois, les fonctionnaires de Statistique Canada et de plusieurs ministères provinciaux du travail doutent que ces données statistiques puissent être recevables devant les tribunaux, dans le cadre d'un examen constitutionnel, en tant qu'indicateurs fiables du «taux d'emploi». Jusqu'à présent, les tribunaux n'ont pas eu à se prononcer sur cette question. Ainsi, trois ans après l'entrée en vigueur de la Charte, les Canadiens ne se sont toujours pas entendus sur le contenu de la banque de données nécessaires à l'application pratique d'une clause importante de la Charte qui touche les droits des citoyens. Il est probable que lorsque les tribunaux définiront le «taux d'emploi», certaines provinces, dont les taux de chômage se situent au-dessus de la moyenne, donnée visible au niveau politique qui suscite une réaction du public, auront également des taux d'emploi au-dessus de la moyenne et par conséquent seront dans l'impossibilité d'invoquer le paragraphe 4. Il est également plausible de penser que lorsqu'une cause sera finalement plaidée devant la Cour suprême, divers gouvernements favoriseront diverses définitions et s'appuieront sur des études statistiques contradictoires pour défendre leurs positions. L'hypothèse générale voulant que toute législation constitue un défi à l'avenir s'avère tout particulièrement vraie dans le cas du paragraphe 6(4) de la Charte. Lorsqu'interprété par les tribunaux, ce paragraphe aura des effets sur la circulation et l'établissement d'un grand nombre de Canadiens. Le nombre actuel de provinces appelées à mettre en oeuvre des mesures visant à améliorer la situation d'individus défavorisés socialement ou économiquement dans la province dépendra de la répartition des taux d'emploi entre les plus grandes et les plus petites provinces. A la lumière de cette éventualité, il est bon de se rappeler que les provinces ont donné leur accord à la liberté de circulation et d'établissement des personnes lors des négociations constitutionnelles qui ont précédé l'adoption de la Charte. Elles ont réclamé des amendements à la proposition du gouvernement fédéral relative à la liberté de circulation et d'établissement non pas pour attaquer le principe général contenu dans la clause, mais plutôt pour s'assurer qu'elles conserveraient l'autorité de gouverner efficacement leur territoire. Comme Allan Blakeney, alors Premier ministre de la Saskatchewan, le mentionnait: Même si nous entendons respecter nos engagements à maintenir et à améliorer l'union économique canadienne, les gouvernements provinciaux doivent également s'acquitter de leur obligation d'offrir aux Canadiens résidant sur leur territoire les chances de participer à la vie économique de la province. Le pouvoir des gouvernements provinciaux de déroger à la clause portant sur la liberté de circulation et d'établissement est restreint par un certain nombre de conditions. L'article 1 de la Charte, la clause dite «des limites raisonnables», s'applique aux projets des provinces portant sur l'emploi préférentiel. L'article stipule que toute restriction aux droits et libertés garantis par la Charte doivent être raisonnables et justifiables dans le cadre d'une société libre et démocratique. Les lois, les programmes ou les actions des provinces doivent être conçus en fonction de ceux qui sont» défavorisés socialement ou économiquement «. Dans les provinces où les taux d'emploi sont inférieurs à la moyenne nationale, les programmes pourraient énoncer des critères favorisant les résidents qui répondent à des normes de compétence particulières sans pour autant imposer une interdiction générale à la liberté de circulation et d'établissement. L'élément le plus positif, du point de vue de l'union économique canadienne, réside sans doute dans le fait que les dispositions portant sur la liberté de circulation et d'établissement pourront vraisemblablement avoir plus d'effets dans les provinces où les besoins sont les plus grands: celles où il y a de meilleures chances d'obtenir un emploi. La Commission croit que les tribunaux auront à jouer un rôle important dans l'interprétation des garanties portant sur la liberté de circulation et d'établissement. Ce faisant, ils s'engageront à fond dans la tache de réconciliation des intérêts nationaux et provinciaux ainsi que des droits des citoyens. Un observateur faisait remarquer qu'en définissant la nature raisonnable des actions des gouvernements provinciaux restreignant la circulation et l'établissement des personnes, les tribunaux seront forcés de faire l'équilibre entre les intérêts de la communauté nationale et les intérêts plus particuliers de la collectivité locale: Dès lors, il se peut qu'il n'y ait point de solution de rechange à cette approche de l'équilibre en vertu de laquelle des limites imposées à la liberté de circulation seraient inconstitutionnelles, à moins que les bénéfices découlant de ces limites, au niveau des intérêts de la collectivité locale, ne viennent compenser hors de tour doute le fardeau qu'elles imposent à la liberté de circulation interprovinciale. La Commission aimerait également souligner que, Même dans les cas où une province use de son autorité pour restreindre les garanties à la liberté de circulation et d'établissement, le pouvoir du gouvernement fédéral relatif à la disposition portant sur les chances de circuler et de s'établir dans cette province pourrait encore beaucoup se faire sentir. Par exemple, le gouvernement fédéral peut décider d'interdire toute discrimination à l'égard de la circulation et de l'établissement comme condition préalable à la participation des provinces aux programmes qui sont financés conjointement, ou poser des conditions semblables aux sommes qui sont transférées aux provinces. Toutefois, le fait que les restrictions relatives à la liberté de circulation et d'établissement ont maintenant un statut constitutionnel qu'elles n'avaient pas auparavant peut créer des difficultés d'ordre politique au gouvernement fédéral pour négocier des ententes contractuelles qui outrepasseraient ces droits. Le gouvernement fédéral peut certes établir ses propres règles concernant ses employés et ses critères d'embauche et probablement imposer les mêmes conditions aux compagnies avec lesquelles il traite. La Charte et les dimensions politiques des droits. En vertu de la Charte, les Canadiens peuvent maintenant s'engager davantage dans le processus de décision politique. Aux termes des dispositions de la Charte, les citoyens peuvent contester les actions gouvernementales portant sur les droits fondamentaux et les libertés des citoyens. Il s'agit d'un nouvel élément dans la vie politique canadienne. Auparavant, le judiciaire était le principal rempart contre les atteintes du législatif à l'égard des libertés civiles et des droits de la personne et ce, sur la base du principe de la division des pouvoirs. La division des pouvoirs entre les deux ordres de gouvernement en vertu de la Constitution, a été à maintes reprises invoquée pour empêche; un gouvernement d'agir, lorsque de telles actions, si elles avaient été entreprises par un gouvernement d'un autre niveau, auraient été admissibles. Il était également possible de protéger ses droits au niveau fédéral en ayant recours de façon restreinte à la Déclaration canadienne des droits et en invoquant des arguments peu surs fondés sur l'existence d'une Charte des droits «implicite» à notre tradition parlementaire, arguments qui étaient également utilisés dans les questions de compétence provinciale. Le plus souvent les questions de violation des droits fondamentaux n'étaient tout simplement pas soulevées devant les tribunaux. Les citoyens disposent maintenant d'un grand éventail de motifs sur lesquels ils peuvent se fonder pour alléguer une violation des droits fondamentaux et des libertés. Même si la Charte reconnaît de manière sélective la suprématie du Parlement ou des législatures, ces dernières se doivent d'y référer explicitement et invoquer soit la clause d'exception générale, soit les dispositions définissant les droits à la circulation et à l'établissement ou celles autorisant les programmes d'action positive. De plus un tribunal doit s'assurer que les projets de législation sont raisonnables et qu'ils peuvent être justifiables. Des lors, la Charte accorde de nouvelles possibilités de grande importance pour déterminer les limites du pouvoir législatif. Au cours des trois années qui ont suivi l'entrée en vigueur de la Charte, les mesures les plus manifestes pour établir ces restrictions ont été prises par les tribunaux. Néanmoins, les gouvernements sont d'ores et déjà guidés par l'esprit de la Charte dans leurs discussions de tous les jours concernant les projets de loi et les amendements aux statuts et aux règlements existants. Même si la Charte ne semble pas se situer au premier plan du processus législatif, il n'en demeure pas moins qu'elle doit être présente à l'esprit des législateurs. Au fur et à mesure que les avocats et leurs clients chercheront à obtenir des tribunaux de nouvelles interprétations et de nouvelles applications de la Charte, la société canadienne connaîtra beaucoup plus fréquemment des situations de litige. La Charte va également permettre aux citoyens, aussi bien qu'aux gouvernements, de développer une plus grande prise de conscience à l'égard des droits fondamentaux au Canada. De plus, la Charte peut sans doute contribuer à améliorer le système parlementaire démocratique en incitant à une plus grande discussion autour des projets de loi et de leurs répercussions sur les droits et libertés des citoyens. Ainsi, la Commission estime que la Charte va modifier la conduite des affaires politiques, tantôt de manière directe, en incitant les politiciens à prendre davantage conscience des contraintes judiciaires, tantôt de manière moins évidente, en favorisant le développement d'une conscience politique plus au fait des actions gouvernementales sur les droits des citoyens. La Charte encourage les groupes d'intérêts canadiens qui en ont les ressources et la volonté à entreprendre des procédures judiciaires longues et coûteuses. Par le passé, ces groupes n'ont pas souvent employé la tactique de la contestation judiciaire, sur le plan constitutionnel, pour amener un changement de politique. Même si divers groupes d'intérêts ont, de manière sporadique, défié les politiques de réglementation du gouvernement en se fondant sur les bases du fédéralisme, il n'existe pas de pendant canadien à la pratique utilisée par les groupes d'intérêts américains de présenter des «causes-type» financées par des «fonds de défense juridique». Cette lacune s'explique sans doute par l'absence antérieure d'exemples importants d'interdictions de nature constitutionnelle autres que celles découlant de la division constitutionnelle des pouvoirs, et par la conception bien connue de la communauté juridique canadienne que le processus de décisions politiques n'était pas du ressort des tribunaux. D'ores et déjà, certains groupes ont déjà commencé à s'organiser pour entreprendre de telles contestations judiciaires. La création récente du Fonds pour la formation et l'action juridique des femmes en est un bon exemple. Ses partisans espèrent qu'en s'inspirant du succès de l'expérience de «American Legal Defense and Educational Fund, Inco», de la «National Association for the Advancement of Coloured People (NAACP) ,» et d'autres programmes semblables aux États-Unis, ce fonds permettra aux femmes de tirer profit au maximum des droits à l'égalité, tels que stipulés dans la nouvelle Charte. Cet espoir se fonde sur la conviction que des efforts collectifs des femmes auront une plus grande portée que les poursuites judiciaires individuelles d'autrefois. Certains groupes et certains individus se réclameront de la Charte pour soulever des questions d'ordre politique et pour faire avancer certaines causes dans les débats publics. On peut supposer qu'il y aura des abus, au fil des années, dans les revendications relatives aux droits fondés sur la Charte. Certains peuvent en déduire que le libellé général des dispositions de la Charte ouvre la voie à un champ de possibilités quasi illimitées d'argumentation constitutionnelle et ce, dans tous les domaines de la politique gouvernementale. Les jugements rendus par les tribunaux vont aider à circonscrire le champ des possibilités et des procédures; les premières décisions judiciaires seront cruciales. Mais de quelle façon le grand public se réclamera-t-il de la Charte? Puisque celle-ci met l'accent sur les droits des citoyens, n'y a-t-il pas lieu de croire qu'elle sera à l'origine d'un nouveau comportement politique des citoyens en quête de leurs droits? La Commission estime que la Charte influera sur la pensée politique des Canadiens. Une dialectique des droits des citoyens, qui a connu une certaine popularité, a vu le jour au Canada au cours des dernières décennies et a déjà modifié l'approche politique à l'égard d'un grand nombre de sujets. De quelle façon, alors, les garanties de droits prévues dans la Charte influeront-elles sur le comportement politique quotidien des citoyens? Certains estiment qu'une longue tradition de lutte pour l'obtention des droits pouvait éroder les valeurs gouvernementales de la collectivité et ébranler les conceptions à l'égard du devoir et des obligations des citoyens. Ils émettent l'hypothèse que la dialectique des droits peut rendre les citoyens moins enclins à concevoir leurs propres droits dans un rapport équilibré par rapport aux droits des autres et au consensus qui prévaut dans la collectivité en général. Dans l'optique plus générale de ce que l'on pourrait désigner par l'expression «inflation des droits de la personne,» un philosophe politique avançait récemment l'hypothèse selon laquelle l'attitude à l'égard de la recherche et de l'obtention de droits de Même que leurs revendications est justifié en vertu de principes de justice naturelle une telle attitude pourrait interrompre le processus normal qui régit les négociations et les discussions politiques: Ceux qui, sous l'égide des droits de la personne, revendiquent au niveau politique en croyant que l'objet de leur cause tient de la plus haute considération morale, n'ont en réalité aucune intention véritable de négocier [...]. Confrontés à une telle batterie d'arguments massues, les opposants à ces causes dont les partisans se réclament des droits de la personne, sont tenus de recourir eux-mêmes à la Même batterie d'arguments [...]. La perspective des droits de la personne a pour effet de prolonger la controverse politique au-delà des limites acceptables et freine ainsi l'évolution normale du débat politique. Cette perspective ne dépend pas de la reconnaissance juridique ou constitutionnelle de tels droits. Au contraire, on y retrouve essentiellement des revendications de nature politique sous le couvert des droits de la personne. Toutefois, la reconnaissance constitutionnelle d'un grand nombre de droits des citoyens, dont certains sont énoncés en termes très généraux, peut fournir un supplément d'arguments à ceux qui présentent de telles revendications. Un fonctionnaire d'expérience de la fonction publique fédérale conjecturait récemment sur les défis, tels qu'il les percevait, en Même temps qu'il se penchait sur ce que représente la gouverne d'une société axée sur la quête de l'obtention des droits: Le raffinement subtil du domaine général des droits de la personne avec l'apparition d'une multitude d'individus en quête de droits et de protecteurs des droits a constitué l'événement le plus important des dix dernières années; en tant que principal facteur d'évolution de l'appareil gouvernemental, les droits de la personne s'avèrent maintenant l'une des préoccupations majeures des gestionnaires de l'administration publique [...]. Le Canada risque de devenir un pays hanté par la question des droits [...]. Il est difficile de freiner l'évolution des mouvements de revendication des droits, compte tenu de la difficulté de s'opposer, de façon justifiée, à toute catégorie de droits quelle qu'elle soit. Les commissaires n'ont pas l'intention de s'étendre davantage sur les conséquences de ces changements. La Charte exprime les valeurs traditionnelles de la collectivité et les critères de modération et de justification qu'elle énonce montrent clairement que ces droits ne s'étendront pas à l'infini. Toutefois, en dernière analyse, seul l'ensemble des citoyens pourra empêcher les excès éventuels des citoyens jouissant des droits. Le succès de toute Charte des droits dans l'amélioration de la qualité de la vie des citoyens repose tout autant sur la façon subtile et responsable avec laquelle ces derniers feront usage du document que sur les interprétations et l'application qu'en feront les tribunaux. En renseignant le public canadien sur ses droits et libertés, la Charte met l'accent sur la nécessité de maintenir un équilibre continu entre d'une part, les besoins raisonnables et justifiables de la collectivité et, d'autre part, le respect des droits des citoyens. Cependant, la Charte a clairement et à juste titre fait pencher la balance en faveur d'une protection constitutionnelle des droits des citoyens dans leurs rapports avec les gouvernements. Il est évident que les avantages de ce changement sont tributaires d'une attitude vigilante, impartiale et responsable de l'ensemble des citoyens, qui agissent tout aussi bien à titre d'individus que de membres de la collectivité dans la conduite de leurs affaires politiques et juridiques. Il faut être conscient des conséquences qui peuvent se produire lorsque cette confiance est trahie. Cependant, la Commission pense qu'une telle confiance réaffirmera l'engagement des Canadiens à consolider leur avenir dans la sauvegarde des droits de la personne et à renforcer la communauté dans son ensemble. De la même façon, une telle prise de conscience contribuera à renforcer la détermination des Canadiens à sauvegarder et à respecter les droits des autres et les attentes de la collectivité. La Commission entend souligner que la Charte est un instrument nouveau de protection des droits. Même si, dans des cas de violations présumées des droits et libertés, la division des pouvoirs entre le fédéral et le provincial demeure un élément important, elle ne portera pas autant à conséquence. La Charte consacre aux garanties des droits des citoyens dans la Constitution un niveau d'indépendance beaucoup plus grand. Les droits à l'égalité et la Charte. Tout au long des audiences de la Commission, les représentants des groupes de femmes, des peuples autochtones, des minorités «visibles» et des personnes handicapées ont beaucoup insisté pour que le Canada consacre de précieux efforts à la recherche de l'égalité. Plusieurs de ces groupes ont remis en question les notions traditionnelles d'égalité; ils ont ainsi défini en termes généraux, un rôle interventionniste pour les gouvernements se traduisant par des conditions qui favoriseraient un partage plus équitable des chances, des avantages et des obligations entre les individus et les groupes. La Commission a écouté ce qui avait été dit à maintes reprises dans une littérature abondante sur l'égalité: la définition de la notion d'égalité s'est modifiée substantiellement au cours des dernières décennies dans l'opinion publique. Les garanties des droits à l'égalité, récemment enchâssées dans la Charte canadienne des droits et libertés, reflètent plusieurs de ces changements. Le processus d'élaboration de la Charte lui-même a tiré profit de plusieurs débats parmi les plus soutenus et les plus denses sur la question de l'égalité à s'être jamais déroulés au Canada, si ce n'est lors des audiences publiques tenues devant le Comité mixte spécial du Sénat et de la Chambre des communes sur la Constitution. Il s'est produit une profonde mutation qui s'est exprimée par une transition de l'égalité devant la loi ? définie par la notion d'application régulière de la loi ? à des notions plus substantives d'égalité. Plusieurs tenants de l'égalité procédurale espéraient que l'interdiction de toute discrimination non déguisée puisse garantir l'égalité des chances. Cependant, un nombre de plus en plus important de Canadiens en sont arrivés à la conclusion que, même si l'élimination des obstacles de procédure constituait une étape importante dans la recherche de l'égalité, cela n'était pas suffisant. Les conditions sociales, culturelles et économiques empêchent l'égalité des chances. De fait, certains individus et certains groupes affirment que la notion d'égalité signifie non seulement l'égalité des chances, mais également la jouissance des retombées et des avantages de ces chances. Ces conceptions, liées à un ensemble de notions plus substantives d'égalité, font état de ces préoccupations. Les efforts accrus des gouvernements, pour combattre les causes de la discrimination et ses conséquences et pour permettre à tous les Canadiens de jouir au maximum de chances égales et de participer pleinement à la société, s'inscrivent dans cette nouvelle conception qui fait appel à la recherche et au développement d'une notion plus substantive d'égalité. Au cours des discussions qui ont eu lieu récemment, les notions traditionnelles d'égalité ont été remises en question; il a donc fallu repenser les motifs invoqués depuis fort longtemps en faveur de l'imposition de restrictions à l'égalité. Les Canadiens ont dû examiner plus attentivement les idées reçues sur l'inégalité. Lors des audiences, on a rappelé à la Commission que les valeurs sociales et les mentalités pouvaient être à l'origine des conditions d'inégalité qui persistent toujours dans la société canadienne, et que la recherche véritable de l'égalité ne pouvait être entreprise sans une ferme volonté de changer ces valeurs et ces mentalités. L'égalité est une notion qui a toujours été au coeur des préoccupations des sociétés démocratiques. On peut juger de la nature politique d'une société par les efforts qu'elle déploie en vue de rechercher une véritable égalité. Les garanties des droits à l'égalité énoncées à l'article 15 de la Charte sont éloquentes à cet égard. Toute question sociale majeure porte à controverse; c'est ainsi que les garanties des droits à l'égalité continueront à susciter des débats d'ordre politique, de même qu'elles généreront des actions politiques et juridiques. Les garanties à l'égalité ne sont qu'un des aspects de la Charte. Nous devons nous attendre à ce que les diverses interprétations qui seront faites des autres dispositions de cette Charte aient des retombées sur la façon dont seront interprétées et appliquées les garanties des droits à l'égalité. Les dispositions portant sur la «clause des limites qui soient raisonnables» (article 1 ) et sur la «disposition de dérogation générale» (article 33) sont d'une signification toute particulière puisqu'elles attribuent aux gouvernements fédéral et provinciaux le pouvoir de déroger aux garanties des droits à l'égalité. Bien que l'article 15 de la Charte définisse les droits fondamentaux à l'égalité, d'autres dispositions auront une incidence directe sur l'interprétation qu'on fera des garanties des droits à l'égalité. Par exemple, l'article 28, portant sur l'égalité de garantie des droits pour les deux sexes, stipule que: «Indépendamment des autres dispositions de la présente Charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes». L'article 28 s'applique à tous les droits qui sont énoncés dans la Charte. L'article 27, que nous avons examiné précédemment, a trait au maintien et à la préservation du patrimoine multiculturel du Canada, alors que l'article 25 énonce que, même si la Charte garantit certains droits et libertés, cela ne porte pas atteinte aux droits issus de traités ou droits ancestraux des peuples autochtones. Les articles 16 à 23 énoncent les droits portant sur l'usage des langues officielles du Canada et sur l'instruction dans la langue de la minorité, pierre angulaire des programmes relatifs à l'égalité des chances pour les groupes des deux langues officielles. Ils garantissent certains droits quant à l'usage d'autres langues au Canada. Vu l'inexistence d'interprétations judiciaires des garanties des droits à l'égalité énoncées dans la Charte, la Commission ne peut qu'émettre des hypothèses quant à leurs ultimes conséquences. Ceci dit, la Commission est d'avis que les dispositions de la Charte traduisent bien dans leur ensemble la volonté des Canadiens de continuer dans la voie de l'égalité. L'article 15: les garanties des droits à l'égalité. Les garanties des droits à l'égalité énoncées à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés sont entrées en vigueur le 17 avril 1985. L'article se lit comme suit: Droits à l'égalité. 15(1) Tous sont égaux devant la loi. Tous ont droit à la même protection et aux mêmes bénéfices de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou éthnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. (2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques. En effet, le texte du paragraphe 15(1) fait mention de quatre garanties des droits à l'égalité: l'égalité devant la loi, l'égalité pour tous sans exception l'égalité des avantages et protection égale de la loi. Ces quatre garanties et les dispositions afférentes mentionnées précédemment permettront une interprétation plus large, sur le plan constitutionnel, du concept d'égalité. La garantie relative à l'égalité devant la loi s'apparente à celle qui avait été énoncée dans la Déclaration canadienne des droits. En vertu de la Déclaration des droits, les tribunaux avaient limité la définition d'égalité à la notion d'égalité d'application régulière de la loi. Cependant, certaines critiques considèrent que ces restrictions relatives aux questions de procédure constituent une faiblesse fondamentale. Or, à partir de 1982, on a senti de plus en plus le besoin d'ajouter aux garanties d'égalité l'application régulière de la loi, des droits qui renvoient à une notion plus substantive d'égalité. Il est évident qu'en vertu de la garantie de l'égalité devant la loi énoncée dans la Charte, les garanties des droits à l'égalité s'appliquent à l'essence même de la législation. Auparavant, les tribunaux définissaient le concept de l'égalité devant la loi comme s'appliquant uniquement à l'administration de la justice. Ils en étaient venus à la conclusion que l'inégalité dans la législation dépassait le champ d'application de la Déclaration des droits. Cette interprétation eut pour effet de limiter sérieusement dans le passé, la portée des garanties des droits à l'égalité: e}le permit aux législatures de faire des distinctions en fonction du sexe ou de la race ou pour d'autres motifs d'autant que la justice était administrée de façon équitable. La garantie, énoncée dans la Charte et portant sur la protection égale de la loi, a pour effet d'éliminer toute possibilité que des individus se retrouvent dans des situations où ils seraient privés de leurs droits fondamentaux aux bénéfices de la loi. La nouvelle garantie a pour but d'empêcher l'apparition de situations aussi regrettables. Ainsi, dans l'affaire Bliss, une femme avait travaillé pendant un nombre suffisant de semaines pour être admissible aux prestations de l'assurance-chômage, mais pas suffisamment pour avoir droit de réclamer des prestations de maternité'. Étant donné qu'elle était incapable de travailler en raison de sa grossesse, elle ne fut même pas admissible aux prestations normales de l'assurance-chômage. La Cour jugea qu'il n'y avait pas négation du droit à l'égalité fondé sur le sexe: il n'y avait pas discrimination entre hommes et femmes mais entre femmes enceintes et tous les autres à savoir une forme de discrimination qui n'était pas interdite. La Cour déclara également que l'affaire traitait des prestations et qu'à son avis, la Déclaration des droits ne contenait pas une garantie à l'égalité des prestations. Les groupes de femmes et d'autres groupes contestèrent cette interprétation et réussirent à faire inclure une garantie plus forte que l'on retrouve maintenant dans la disposition de la Charte traitant des droits à l'égalité des prestations. Le droit à la protection égale de la loi reprend les termes de la Déclaration des droits, même si celle-ci ne fait que garantir le droit à «l'égalité d'application régulière de la loi.» Il n'existe que très peu de jurisprudence relative à cette disposition. Un autre type de discrimination, qui peut être inclus dans la clause de garantie des droits à l'égalité mais qui ne l'est pas en vertu des autres garanties, concerne des lois en apparence neutres mais qui, dans leur application, s'avèrent discriminatoires. Nous allons nous pencher brièvement sur la question de la discrimination systémique qui résulte de certaines pratiques, en apparence neutres. Le paragraphe 15(1) énonce que ces garanties à l'égalité s'appliquent indépendamment de toute discrimination et, «, notamment», des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. L'énoncé de ces éléments particuliers soulève plusieurs interrogations. Des individus peuvent-ils porter plainte pour déni d'égalité sur d'autres fondements? Dans ce cas, il est à se demander si le test de recevabilité de la cause en litige différera de celui qu'on applique dans les causes où la discrimination présumée s'appuie sur l'un des éléments énoncés? A titre d'exemple, est-ce que les tribunaux seront portés à juger plus sévèrement une cause de discrimination fondée sur l'âge, élément qui est contenu à l'article 15, qu'une cause de discrimination fondée sur l'orientation sexuelle, lequel élément n'est pas énoncé spécifiquement? Si c'est le cas, quel serait le principe qui prévaudrait dans l'établissement d'une hiérarchie des éléments de discrimination? L'emploi du terme «notamment» à l'article 15 porte à croire que l'énoncé des éléments sur la base desquels toute discrimination est interdite, laisse le champ libre: l'énoncé à l'article 15 de ces éléments particuliers n'est pas exhaustif. Dans l'hypothèse où les tribunaux s'appuient sur les décisions judiciaires rendues en vertu de la Déclaration des droits, ils rendront tout probablement leur décision sur la base des éléments énoncés. Est-ce qu'ils agiront différemment lorsqu'il s'agira de juger une question de discrimination fondée sur d'autres éléments que ceux énoncés? Un individu alléguant un déni des droits à l'égalité en vertu de certains éléments qui ne sont pas mentionnés à l'article 15 peut devoir faire la démonstration qu'un élément particulier commande une garantie constitutionnelle; une telle condition ajouterait un fardeau à l'individu. Les tribunaux peuvent être amenés à exiger une preuve substantielle avant de juger qu'une législation est discriminatoire sur la base d'un élément non énuméré. Les tribunaux joueront certes un rôle primordial à l'égard de la mise en application au paragraphe 15(1) de la Charte. Lorsque les gouvernements prendront conscience de l'existence de pratiques discriminatoires, ils feront probablement en sorte que leurs lois s'accordent à l'esprit de la Charte. Les mentalités en matière d'égalité évoluent: la conception de l'égalité d'une génération peut sembler discriminatoire à la génération suivante. Là où les mentalités et la faculté de comprendre évoluent au-delà des exigences établies par la Charte, les gouvernements, sans doute mieux que les tribunaux, peuvent faire en sorte que les lois reflètent l'esprit général ainsi que les objectifs inhérents aux garanties contenues dans la Charte. Les droits à l'égalité, tout comme les autres droits garantis par la Charte, ne sont pas absolus. Certaines limites aux droits à l'égalité ont déjà reçu, dans le passé, l'assentiment général. A titre d'exemple, il existe diverses limites d'âge, à savoir l'âge légal de la majorité, l'âge légal pour l'exercice du droit de vote et l'âge de la retraite obligatoire. Les garanties à l'égalité contenues dans la Charte sont assujetties au pouvoir général de dérogation des législatures, ce qui signifie que les gouvernements peuvent légiférer, indépendamment de la garantie constitutionnelle générale à l'égalité. Seule l'opinion publique peut empêcher les gouvernements d'agir ainsi. De fait, les gouvernements ne sont redevables qu'à la population. Lorsque les gouvernements n'ont pas dérogé de manière explicite, à une garantie à l'égalité, le judiciaire peut tout de Même juger si une limite est justifiable, compte tenu des traditions et des règles d'une société libre et démocratique. Ainsi, toute modification à la portée et à la signification des garanties à l'égalité contenues dans la Charte dépendra de deux facteurs. En premier lieu, l'opinion publique, par l'intermédiaire de groupes de pression, peut exiger l'attribution des garanties à l'égalité à d'autres groupes et peut s'avérer un facteur déterminant dans l'exercice du pouvoir des gouvernements à imposer des limites aux droits à l'égalité en vertu de la clause générale de dérogation. En second lieu, l'interprétation judiciaire des garanties des droits à l'égalité et des limites justifiables se rapportant aux droits à l'égalité dans le cadre d'une société libre et démocratique, aura des conséquences importantes. Il sera, par ailleurs, nécessaire d'accorder une attention toute particulière à l'éventualité qu'on établisse des distinctions entre les éléments spécifiés faisant l'objet d'une garantie des droits à l'égalité, ou entre les motifs pour lesquels les gouvernements ne peuvent, en vertu de la Constitution, exercer des pratiques discriminatoires. Certains chercheurs ont estimé qu'il serait approprié de se référer à une approche élaborée aux États-Unis. La clause portant sur les droits à l'égalité dans la Constitution américaine ne précise pas les éléments sur la base desquels toute discrimination est interdite. Ainsi, les tribunaux américains ont dû définir, en se fondant sur l'histoire des États-Unis, les éléments les plus susceptibles d'engendrer la discrimination et élaborer des normes d'application dans le cadre de l'examen d'une législation portant atteinte à certains droits. Un strict examen judiciaire est généralement effectué, par exemple, lorsqu'une loi contient des distinctions fondées sur la race et la nationalité. Cela signifie que les tribunaux ont invalidé une loi qui est discriminatoire sur la base de ces éléments, à moins que le gouvernement puisse faire la preuve que cette loi est capitale et que de telles distinctions sont indispensables pour atteindre ses objectifs. S'agissant d'une discrimination fondée sur le sexe, les tribunaux ont utilisé une forme de contrôle intermédiaire. Dans ce cas, les motifs invoqués pour justifier une pratique législative discriminatoire doivent s'appuyer sur un intérêt supérieur du gouvernement, car autrement les tribunaux jugeront cette loi comme constituant une violation des droits à l'égalité garantis constitutionnellement. Les tribunaux ont défini des formes de contrôle minimales dans le cas de législations discriminatoires pour d'autres causes, en exigeant simplement que les distinctions soient établies de façon rationnelle afin qu'elles puissent avoir un rapport avec un objectif du gouvernement qui soit admissible sur le plan constitutionnel. Au Canada, le cadre constitutionnel portant sur la protection des droits à l'égalité diffère de celui qui existe aux État-Unis. Notre Charte stipule explicitement que la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge, les déficiences mentales ou physiques sont des éléments qui se doivent d'être garantis sur le plan constitutionnel. Cependant, les raisons justifiant une distinction en fonction de l'âge contenue dans une loi peuvent être différentes de celles que l'on peut invoquer pour l'un ou l'autre des éléments énoncés. Ainsi, un gouvernement poursuivant un certain objectif peut être justifié à faire des distinctions selon l'âge et non pas selon la race; les garanties de protection accordées aux enfants en constituent un exemple. Il appert que dans le cadre de l'article 15 de la Charte et de la clause limitative générale contenue à l'article 1, divers types de justification peuvent être reconnus. D'autres articles de la Charte peuvent avoir une incidence sur le niveau de la garantie constitutionnelle attribuée aux membres d'un groupe particulier: soit qu'elles augmentent, soit qu'elles diminuent les garanties des droits à l'égalité énoncées à l'article 15. A titre d'exemple, la disposition spéciale selon laquelle tous les droits mentionnés dans la Charte s'appliquent également aux personnes des deux sexes (article 28) aura sans doute comme conséquence de renforcer l'interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe. De Même, les garanties de droits à l'égalité de religion à l'article 15, peuvent être consolidées par la garantie générale de liberté religieuse en tant que «liberté fondamentale» énoncée dans une autre disposition de la Charte. Néanmoins, la garantie constitutionnelle accordée aux écoles confessionnelles peut avoir pour effet de restreindre ou de préciser ces droits. De plus, alors que l'article 15 garantit des droits à l'égalité indépendamment de toute discrimination fondée sur l'âge, la Loi constitutionnelle de 1867 impose des limites d'âge maximum aux membres du Sénat ainsi qu'aux membres des cours supérieures. La solution ne consiste peut-être pas à suivre l'approche américaine des trois niveaux d'examen; cependant, nos tribunaux peuvent être amenés à exiger diverses formes de justification en vue de garantir différentes catégories de droits à l'égalité. Les droits à l'égalité et les groupes ethniques. La Charte interdit, au même titre que la Déclaration des droits qui l'a précédée, toute discrimination fondée sur la race et l'origine nationale ou ethnique. Cependant, contrairement à la Déclaration des droits, la Charte énonce également les circonstances dans lesquelles ces distinctions s'avèrent pertinentes par rapport aux garanties des droits des Canadiens. Cela s'applique aux dispositions qui traitent des droits linguistiques. Bien que les expressions «origine nationale» et «langue maternelle» ne soient certes pas synonymes, les garanties à l'éducation dans la langue de la minorité établissent des distinctions entre les néo-Canadiens fondées en grande partie, sinon indirectement, sur leur origine nationale, au même titre que les garanties établissant des distinctions entre d'une part, les Canadiens qui ne se réclament ni du français ni de l'anglais comme langue maternelle et, d'autre part, ceux qui s'en prévalent. La garantie des droits ancestraux de même que ceux issus de traités des peuples autochtones prévue dans la Charte sont peut-être le meilleur exemple du conflit qui peut surgir entre les droits à l'égalité de la personne et ceux qui sont propres au caractère ethnique des groupes. Les articles 35 et 37 de la Loi constitutionnelle de 1982 et l'article 25 de la Charte reconnaissent les droits ancestraux ou issus de traités des peuples autochtones. Certains des commentaires qui suivent vont souligner le caractère collectif de ces droits et leur conflit possible avec l'esprit de certaines dispositions de la Charte et, tout particulièrement, avec les droits à l'égalité. La Loi constitutionnelle de 1982 ne contient aucune autre disposition comparable se rapportant à d'autres groupes. En plus de reconnaître et de confirmer les droits des autochtones, l'article 35 de la Loi constitutionnelle reconnaît, pour la première fois dans l'histoire du Canada, comme peuples autochtones du Canada, non seulement les Indiens et les Inuits, mais également les Métis. A la suite d'un projet de modification, lors de la Conférence constitutionnelle des Premiers ministres en mars 1984, l'article 35 garantit également aux personnes des deux sexes l'application des droits des peuples autochtones énoncés audit article. Grâce à cette modification, l'article 35 est maintenant conforme à la disposition de la Charte traitant du droit à l'égalité fondée sur le sexe. L'article 37 de la Loi constitutionnelle de 1982, au caractère particulièrement novateur, prévoyait la participation des autochtones aux discussions futures sur les questions constitutionnelles qui intéressent directement les peuples autochtones du Canada. Les réunions qui suivirent furent «une première» dans l'histoire du Canada: les leaders des principaux groupes autochtones y participèrent au même titre que les Premiers ministres. L'article 25 de la Charte stipule que celle-ci ne devra pas être interprétée de façon à porter atteinte aux droits des autochtones. Cet article n'entend pas créer de nouveaux droits; au même titre que certaines autres dispositions de la Charte ? celles portant sur la langue (article 21) ou sur d'autres droits non mentionnés dans la Charte (article 26) - , le but de l'article 25 est d'assurer que la Charte n'entend pas restreindre les droits et libertés qui existent en dehors d'elle. Tel que modifié en 1984, l'article 25 stipule que: Le fait que la présente Charte garantisse certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés ? ancestraux. issus de traités ou autres - peuples autochtones du Canada [...]. Les dispositions traitant des droits des autochtones dans la Charte soulèvent plusieurs questions. Est-ce que l'article 25 peut être invoqué pour contester les lois en vigueur qui ont restreint ou aboli les traités ou les droits territoriaux? Les tribunaux devront répondre à cette question. De manière plus générale, comment pouvonsnous et comment devrions-nous concilier les droits de la personne de tous les Canadiens avec les droits collectifs de certains groupes dans le contexte de la collectivité nationale toute entière? Ce sont les Canadiens dans leur ensemble qui devront répondre à ces questions. Les garanties des droits et libertés de la personne constitue l'idéologie politique dominante en Amérique du Nord. Cette idéologie s'est reflétée au Canada dans la Déclaration des droits de 1960, dans les législations provinciales et fédérale sur les droits de la personne et, depuis 1982, dans notre Charte. La culture des peuples autochtones revêt cependant une autre signification. Dans le Rapport de 1981 intitulé «Native People and the Constitution of Canada» préparé par «The Metis and Non Status Indian Constitutional Review Commission», il est affirmé: [...] la personne, les droits de la personne et la propriété sont les éléments de définition du libéralisme, doctrine fondamental de la pensée économique et socio-politique au Canada. Cette doctrine s'oppose au système de valeurs des peuples autochtones en ce qu'ils privilégient, de façon plus marquée, la collectivité ou la communauté. Il est étonnant de constater que les Canadiens qui ne sont pas d'origine autochtone, ne puissent comprendre malgré leur héritage d'idées libérales, l'importance que revêt pour les peuples autochtones ou pour tout autre groupe minoritaire conscient de ce qu'il est, le fait d'être reconnu en tant que collectivité. Ils ne semblent pas réaliser jusqu'à quel point une minorité culturelle est menacée d'extinction par assimilation lorsque le système politique les oblige en tant qu'individus à se référer à la culture de la majorité. C'est sur la base de ces différences et, d'une certaine manière, de ces questions de principe au niveau culturel que des problèmes surgissent en ce qui concerne la protection des droits de la personne dans le cadre des collectivités autochtones. On peut se demander quel système de valeurs prévaudra lorsqu'il y aura conflit entre les droits de la personne et ceux de la collectivité. Est-ce que ce sera celui de la société canadienne non autochtone ou celui de la collectivité des peuples autochtones? Qu'arriverait-il si un individu attaché à un groupe autochtone autonome contestait une décision de sa collectivité d'appartenance en vertu des droits de la personne enchâssés dans la Charte des droits et libertés? Certains chercheurs ont soutenu que l'article 25 avait été inscrit en vue d'assurer la priorité des droits relatifs aux autochtones sur les autres dispositions de la Charte. L'autonomie politique des autochtones, destinée à assurer la protection de leurs droits collectifs soulève des complications au niveau de la garantie des droits de la personne dans le domaine de compétence des gouvernements autonomes. Les organisations autochtones sont particulièrement sensibles à cette question et reconnaissent la nécessité d'établir un équilibre entre les droits individuels et collectifs. Certains soutiendraient que toutes les personnes au sein des collectivités autochtones devraient avoir droit à la protection entière de la Charte et des tribunaux canadiens. La Charte devrait s'appliquer aussi bien aux domaines de compétence des gouvernements autochtones qu'à ceux des gouvernements fédéral et provinciaux. Les personnes devraient avoir accès à des procédures indépendantes d'appel. Ainsi que l'a soutenu la Commission au chapitre portant sur les gouvernements autochtones autonomes, les membres des collectivités autochtones devraient conserver leurs droits en tant que citoyens canadiens. La Commission considère la Charte comme un outil de développement de la notion de citoyenneté canadienne. Exempter les collectivités autochtones des garanties des droits à la personne contenus dans la Charte équivaudrait à amoindrir de manière significative le caractère de citoyenneté des autochtones canadiens. Les préoccupations relatives à la protection des intérêts des individus par rapport à ceux de la collectivité ne sont pas de simples questions abstraites, comme le démontre la controverse prolongée concernant l'article 12(1)b) de la Loi sur les indiens qui pénalise les Indiennes épousant des non indiens. De tels cas se produisent dans la réalité. Des conflits entre les droits collectifs des autochtones et les droits de la personne sont à prévoir; les personnes habitant au sein des communautés autochtones vont devoir faire appel à des éléments extérieurs de protection. La solution que nous apporterons à de tels conflits sera étroitement liée à notre conception du Canada. Le fait que la Charte vise plusieurs objectifs s'avère une source possible de conflit entre les droits de la personne et ceux des groupes. En effet, non seulement la Charte englobe les droits individuels des Canadiens, mais elle touche également aux préoccupations contemporaines ayant trait à la cohésion nationale. La Commission a examiné auparavant de quelle façon la protection des intérêts des communautés dans les provinces?par le biais, d'une part, des dispositions spécifiques relatives aux droits personnels de liberté de circulation et d'établissement et, d'autre part, de la clause de dérogation générale?pouvait empiéter sur les droits à la liberté de circulation des citoyens canadiens de même que sur les autres garanties de droits. Elle a souligné que l'utilisation abusive de ces pouvoirs législatifs risquait d'amener de telles différences à travers le pays que la notion de droits de la personne dans l'optique de la collectivité nationale pouvait être ébranlée. La Commission a reconnu que les dispositions autorisant de telles divergences reflétaient la réalité historique de la collectivité canadienne et a soutenu que le recours à ces dispositions serait limité par l'esprit de la Charte. La Charte reconnaît aux Canadiens certains droits et certaines libertés fondamentaux garantis par la constitution. Ce nouveau statut accordé aux droits des citoyens exige que les dérogations aux normes constitutionnelles énoncées soient justifiées par les autorités qui les introduisent. La Commission estime qu'à partir de ce principe, il est possible de comprendre les dispositions relatives au statut spécial des divers groupes culturels du Canada. Le visage multiculturel du Canada, le statut officiel des deux langues et la confirmation officielle plus récente des droits des autochtones sont autant d'éléments qui traduisent un choix délibéré du processus politique. Nous tenons au caractère culturel distinct de nos diverses ethnies et nous avons délibérément choisi de faire de ce pays, un pays d'accueil. A certains moments critiques de notre histoire nationale, nous avons choisi de nous développer en tant que nation bilingue où la langue maternelle comportait certains droits spécifiques. Pourtant cette consécration des différences entre les groupes constitue tout au plus la moitié de notre personnalité collective. Nous formons également une société fondée sur l'individu, nourrie aux sources du libéralisme démocratique. Dans une telle société, l'on se doit de ne pas entraver à la légère les droits à l'égalité des citoyens. De même, la consécration des différences entre les groupes n'est pas une raison pour empêcher les individus d'avoir toutes les chances de développer pleinement leur potentiel. A juste titre, le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés garantit de façon générale le droit à l'égalité de toute personne et interdit toute discrimination fondée sur des éléments tels que la race et l'origine nationale ou ethnique. Là réside l'engagement fondamental du Canada à rechercher l'égalité véritable. Les programmes de promotion sociale. Le paragraphe 15(2), une contrepartie du paragraphe 15(1), protège les gouvernements de toute contestation de nature constitutionnelle dans les cas où ils auraient adopté des mesures visant à corriger la situation de groupes défavorisés par suite de pratiques discriminatoires. Le paragraphe 15(2) constitue une exception au paragraphe (I) dans lequel l'objet des lois, des programmes ou des activités est d'améliorer le sort de certains individus et de certains groupes. Cette disposition a été insérée dans la Charte afin d'éviter les problèmes que la mise en application de programmes d'action positive a entraîné aux États-Unis. Dans un certain nombre de décisions, la Cour suprême des États-Unis a déclaré ces programmes inconstitutionnels, car constituant une pratique discriminatoire contraire aux garanties des droits à l'égalité. Afin d'éviter qu'une telle situation se produise, les créateurs de la Charte canadienne ont clairement précisé que tout programme de promotion sociale élaboré à des fins justes serait exempté du paragraphe 15(1) . Bien que le paragraphe 15(2) n'oblige pas les gouvernements à appliquer des mesures d'action positive, il y a tout de même lieu de croire que les tribunaux, en vertu des recours contenus dans la Charte, peuvent exiger l'adoption de telles mesures visant à corriger une situation où des distinctions auraient été faites dans le passé. Alors que les tribunaux peuvent agir ainsi, le paragraphe 15(2) donne aux gouvernements un mécanisme précieux pour l'adoption de mesures visant la réalisation de l'égalité au Canada. Dans un chapitre précédent de ce Rapport, la Commission a conclu que les mesures de promotion sociale contribuaient à la réalisation d'une plus grande égalité des chances et de salaires entre les hommes et les femmes sur le marché du travail. Les mesures d'action positive peuvent être adoptées dans le but de faire obstacle à des pratiques et à des attitudes discriminatoires et de fournir des modèles de mécanismes d'exécution à l'intention des groupes défavorisés. Au cours des dernières années, l'action sociale est devenue l'instrument par excellence pour s'attaquer à ce qu'il est convenu maintenant de nommer «la discrimination systémique». La Commission royale sur l'égalité en matière d'emploi (la Commission Abella), mise sur pied récemment, recommandait que les gouvernements fédéral et provinciaux adoptent des programmes obligatoires d'équité en matière d'emploi pour favoriser l'égalité d'accès aux emplois pour les femmes, les personnes handicapées, les minorités «visibles» et les autochtones. Parallèlement, le Comité spécial de la Chambre des communes sur les minorités «visibles, dans la société canadienne, constitué récemment, recommandait la mise en oeuvre de programmes volontaires d'action positive afin d'aider les minorité visibles» à surmonter les effets néfastes de la discrimination systémique dont ils sont l'objet. En 1981, le Comité spécial de la Chambre des communes sur les invalides et les handicapés recommandait que les ministères et organismes du gouvernement fédéral ainsi que les sociétés d'État amplifient ou mettent en oeuvre des programmes d'action positive en matière d'emploi. Cette approche a déjà été employée par le passé, dans le but de favoriser la participation des francophones et des autochtones aussi bien que celle des personnes invalides et des femmes dans la fonction publique. Lors des audiences de la Commission, plusieurs individus et groupes ont abordé le sujet des différentes formes que pouvait revêtir la discrimination systémique. Cette forme de discrimination n'est pas manifeste et procède souvent d'une conduite inconsciente, ayant évolué à travers les âges et faisant partie intégrante de notre culture. Elle diffère de la discrimination non déguisée puisque cette dernière est la conséquence d'un préjugé exprimé ouvertement. A titre d'exemple, il y a discrimination non déguisée lorsqu'un propriétaire dit: «Je ne louerai pas l'appartement à une famille qui vit sur le bien-être social» ou un employeur dit: «Je n'embaucherai pas une femme». La loi interdit cette forme de discrimination et une personne victime d'un tel préjugé peut obtenir réparation auprès des Commissions des droits de la personne et par d'autres mesures juridiques de protection. La discrimination systémique est d'une toute autre nature; elle peut s'exercer de façon inconsciente de telle sorte que les individus peuvent ne pas se rendre compte que leur conduite et leurs attitudes sont discriminatoires à l'égard de certaines personnes. Par exemple, l'établissement de normes quant à la taille et au poids requis dans le cadre des exigences d'emploi peut avoir pour effet d'exclure une grande partie de la population. L'élimination de la discrimination systémique n'est pas une tâche facile. Pour que des changements interviennent au niveau des mentalités, il faut une modification des attitudes et des traditions dans nos institutions et dans nos pratiques économiques et publiques aussi bien que dans notre vie personnelle. C'est ainsi que certaines intervenantes, lors des audiences, ont affirmé que les femmes auraient des chances égales d'accès à l'emploi à la condition expresse que la société change ses attitudes et ses pratiques à l'égard des responsabilités familiales, des services de garderie et du partage des tâches domestiques. Cela exige également des changements au niveau des systèmes d'éducation et de socialisation lesquels définissent, pour les garçons et les filles, des échelles de valeurs différentes. Le Conseil consultatif canadien de la situation de la femme nous a confié qu'il était désormais temps de repenser nos schèmes culturels dans ces domaines: Nous devons à nouveau nous pencher sur les questions relatives à l'éducation à la formation des adultes aux services à la communauté aux horaires de travail et aux services de soutien aux familles avec des enfants pour évaluer la mesure de l'incidence du stéréotype culturel de la famille traditionnelle celle-là même où la femme doit consacrer tout son temps au bien-être de sa famille sur ces éléments. Il est nécessaire d'apporter des mesures correctives à ces partis pris et de modifier profondément la structure de la société afin que la mère puisse acquérir en travaillant à l'extérieur la même autonomie et la même sécurité financière dont le père bénéficie. Cette entreprise ne peut réussir sans la collaboration des gouvernements à tous les niveaux et la participation de tous les intervenants sur le plan économique. Il est certain que des progrès ont été accomplis, de façon beaucoup plus marquée, au cours des dernières années, en ce qui a trait aux services d'aide dans les écoles, aux normes d'inscription dans les universités et ailleurs. Que le public soit conscient de ces réalités constitue en soi un pas de plus vers la réalisation d'une plus grande égalité. Au cours des dernières années; on a vu apparaître dans tout le pays un nombre de plus en plus grand de services à la collectivité et de centres d'aide ayant pour tâche d'assister les victimes de discrimination systémique. Au cours des audiences, de nombreux témoignages ont été entendus en faveur des services offerts par ces organismes bénévoles. Cependant, les intervenants estimaient qu'on ne pouvait pas compter uniquement sur les services bénévoles et sur les individus eux-mêmes. Une participation active de la part du gouvernement s'avérerait donc essentielle pour enrayer la discrimination systémique. Ceci s'explique pour plusieurs raisons. Dans un premier temps, un leadership vigoureux de la part du gouverne ment contribuerait à accélérer le processus, car sans une action concertée des gouvernements les individus auraient à subir, plus longtemps qu'il n'est acceptable ou nécessaire, les effets de la discrimination. En octobre 1984, le Rapport de la Commission royale sur l'égalité en matière d'emploi réclamait une prise de position concrète au niveau politique pour contrer la discrimination systémique. En deuxième lieu, comme le rappelait aux commissaires le Comité d'action de la Saskatchewan sur la situation de la femme, la question de l'égalité concerne l'ensemble de la société: La question de la condition féminine [...] en est une que tous et chacun. et non pas seulement les femmes, doivent considérer [...] Il est essentiel de considérer sérieusement tous les aspects de la situation de la femme. en ce qui a trait aux moyens à prendre pour que les femmes puissent jouir d'une autonomie complète et de l'égalité totale dans tous les domaines de l'activité humaine; nous sommes convaincues que cette situation exige rien de moins qu'une restructuration de la société afin que les femmes, en tant que minorité la plus importante dans la société, puissent y participer. Une absence d'intervention du gouvernement pourrait signifier l'acceptation tacite de sa part, et par conséquent de la société toute entière, des pratiques discriminatoires existantes. Comme le soulignait le Rapport Abella: Ou bien on planifie la suppression des obstacles, ou bien on attend indéfiniment qu'ils disparaissent, ce qui veut dire qu'entre temps on tolère la discrimination et les préjugés. En n'agissant pas nous fermons les yeux sur le caractère intrinsèquement injuste de ces distinctions qui servent d'exclure un groupe ou un autre. De ce fait nous approuvons en tant que société les stéréotypes et les manifestations opiniâtres de discrimination [...] et légitimons le traitement qui est réservé à ces groupes. Enfin, lorsque des groupes ou des individus ont été défavorisés par le passé, la simple suppression des obstacles discriminatoires ne suffit pas à les rendre égaux. C'est ainsi que lorsque la doctrine «égaux mais séparés», appliquée à la race et aux services d'éducation, fut interprétée comme étant en violation des garanties des droits à l'égalité aux États-Unis, cette victoire judiciaire n'eut pas comme résultat de placer les Noirs sur un pied d'égalité avec les Blancs. En général, les Noirs, n'ayant pas eu accès à des niveaux supérieurs d'éducation, en raison de nombreuses années de discrimination, n'ont pu en conséquence répondre à plusieurs des exigences d'emploi puisque celles-ci correspondaient aux standards d'éducation des Blancs. Les gouvernements peuvent prendre des mesures pour supprimer la discrimination systémique, en vertu de la garantie constitutionnelle canadienne de la protection égale de la loi, de concert avec la disposition portant sur la promotion sociale. Le paragraphe 15(2) de la Charte peut servir de mécanisme aux gouvernements pour promouvoir l'égalité. En premier lieu, de tels programmes auraient des résultats au sein de la fonction publique et à travers l'ensemble du «gouvernement» tel qu'énoncé dans l'article portant sur l'application de la Charte. Bien que les mesures d'action positive s'avèrent appropriées pour atténuer diverses formes de discrimination, la Commission considère qu'il ne s'agit pas d'un remède applicable à toutes les personnes défavorisées. De plus, suite aux analyses qui ont été faites en matière de sécurité sociale (chapitre 5) il faut se rappeler qu'il y a des coûts associés aux mesures de promotion sociale. Il demeure essentiel de maintenir et d'améliorer les mesures d'égalité des chances, aussi bien au sein des groupes qu'entre eux. Pour cette raison, les propositions d'action positive dans les milieux de travail sont souvent assorties de propositions en vue d'augmenter les possibilités d'accès à la formation et à l'emploi des membres les plus défavorisés d'un sous-groupe donné. Il s'avère difficile, dans le cadre de l'énoncé d'une politique, de définir le concept de groupe défavorisé. La «minorité visible» peut être de cette catégorie. Des études récentes ont montré qu'il y a de grandes différences parmi les «minorités visibles» selon les variables utilisées telles que l'éducation, le revenu, la mobilité, le niveau de vie. A titre d'exemple, dans la population masculine, les Philippins (60 pour cent) et les Coréens (57 pour cent) ont tout probablement eu davantage accès à l'éducation de niveau collégial et universitaire que les Noirs (26 pour cent) ou les autochtones (17 pour cent). De même, l'échelle de salaires des «minorités visibles» ,pour l'année 1980, variait considérablement: les hommes canadiens d'origine japonaise, diplômés universitaires, recevaient vraisemblablement un salaire moyen équivalent à 28 202 dollars, alors que celui de leurs homologues chinois s'élevait à 24 370 dollars et qu'en revanche le revenu moyen des canadiens d'origine indo-pakistanaise, diplomés universitaires, ne dépassait guère 13 186 dollars. Ces données indiquent que, si l'on ne tient pas compte des différences existantes parmi les diverses «minorités visibles», il s'ensuivra que les programmes ne bénéficieront pas à ceux qui en ont le plus besoin. Il existe un autre inconvénient majeur relié au programme d'action positive, inconvénient qui doit toujours être considéré par les législateurs lors de l'entrée en vigueur de tels programmes, à savoir qu'en privilégiant un groupe, ils peuvent en défavoriser un autre. La Charte permet cette forme de discrimination et la Commission estime que lorsqu'une collectivité décide d'apporter des mesures correctives à la situation de ses membres défavorisés, il serait souhaitable que ces mesures ne soient pas contrecarrées par la Constitution. Toutefois, le fait que la Constitution le permette ne résout pas pour autant le problème d'ordre moral qui se pose: à savoir si la volonté pour les individus en tant que groupe d'atteindre l'égalité des droits justifie une interférence inéluctable au niveau de l'égalité des chances de la personne? Dans certaines circonstances, la discrimination, générée par le système, dicte les mécanismes comme l'action positive. La société canadienne s'est d'abord et avant tout engagée à réaliser l'égalité des chances individuelles. Les programmes de courte durée qui vont à l'encontre de ce principe ne sont opportuns que dans la mesure où les Canadiens sont convaincus qu'à plus longue échéance ils contribueront à l'égalité des chances collectives. La Commission croit également qu'il existe certaines situations d'inégalité qui sont étroitement reliées au fait d'appartenir à un groupe qu'on peut identifier au sein de la société canadienne. Dans de tels cas, des mesures visant à enrayer de façon générale les situations d'inégalité doivent être prises. Cependant, nous insistons pour dire que le concept de l'égalité est, en dernier ressort, relié à la personne. Les efforts de redressement des inégalités et de promotion de l'égalité des chances pour tous les Canadiens incombent principalement aux gouvernements avec l'aide des particuliers, à titre individuel, et non parce qu'ils appartiennent à tel ou tel groupe. La Cour suprême du Canada et la Constitution: le rôle institutionnel. Le caractère fédéral de notre pays, les perceptions différentes des limites de l'action publique, l'évolution du droit privé ainsi que l'introduction-de la Charte canadienne des droits et libertés, voilà autant de facteurs qui taxent le pouvoir décisionnel de la Cour suprême du Canada. Un certain nombre d'analystes croient que l'existence de la Charte amènera les tribunaux canadiens à prendre un plus grand nombre de décisions politiques. De fait, certains parlent de la politisation du régime judiciaire et croient que nous devons nous attendre à ce que cette tendance persiste. Ce phénomène reflète en partie l'importance croissante du droit dans la société, puisque de plus en plus, depuis la Seconde Guerre mondiale, les questions qui font l'objet d'un débat public soulèvent des controverses et aboutissent devant les tribunaux à la recherche d'une solution judiciaire. Les demandes d'intervention de la Cour suprême ont des conséquences sur la structure et sur l'élaboration du régime judiciaire. Les commissaires ne croient pas que la réforme institutionnelle du régime judiciaire soit prioritaire pour le pays. Il s'agit toutefois d'une question importante en raison de l'extension du rôle de la Cour. Dans notre bref examen des principaux aspects de cette question, nous désirons mettre l'accent sur le besoin de sensibilisation à l'égard de la nature du régime judiciaire et sur les obligations particulières de nos tribunaux dans l'ensemble de notre cadre institutionnel. Le fédéralisme, la Charte et la composition de la Cour suprême. Le régime judiciaire a souvent été au centre des divergences relatives à la nature de la société canadienne. Le fédéralisme canadien, dont les deux ordres de gouvernement responsables devant leur législature possèdent des champs de compétences qui se chevauchent, impose à la Cour suprême du Canada l'obligation de régler les affaires constitutionnelles. L'abolition des appels en matière civile, devant le Comité judiciaire du Conseil privé en 1949, a entraîné le remplacement d'un arbitre externe par un tribunal canadien nommé aux termes d'une loi du Parlement du Canada. Depuis, l'interprétation finale de la Constitution canadienne appartient à la Cour suprême. Au cours des années 1950 et 1960, le partage des compétences a donné lieu à peu de litiges constitutionnels. Toutefois, pendant les années 1970, l'intensification des différends intergouvernementaux et le recours croissant aux pouvoirs de réglementation ont contribué beaucoup à augmenter le nombre des affaires constitutionnelles soumises à la Cour suprême. Les gouvernements y ont cherché soit une solution définitive à leurs conflits, soit un moyen d'augmenter leur pouvoir de négociation, alors que les parties privées ont tenté d'invoquer le partage des compétences pour restreindre l'intervention de l'État. Sur des questions litigieuses, telles l'énergie et la réforme constitutionnelle, les décisions de la Cour ont été d'une importance capitale. Évidemment, certains observateurs ont mis en cause la légitimité de la Cour à titre d'arbitre fédéralprovincial. Un tribunal nommé par un ordre de gouvernement, se sont-ils demandés, peut-il agir comme arbitre impartial dans les affaires qui touchent le partage des compétences? Même si certaines études des décisions de la Cour depuis 1949 montrent qu'elle s'est acquittée de sa tâche en faisant preuve de pondération et de jugement, sa légitimité continue de soulever des points d'interrogation. La fonction de la Cour suprême dans le régime fédéral a fait l'objet de plusieurs propositions de réforme, dont la plupart ont porté sur la méthode de nomination et sur la composition de la Cour, envisagées surtout sous l'angle de la représentativité de ses membres. La plupart des recommandations récentes ont surtout visé la représentativité des régions, jusqu'à ce que la Charte des droits provoque des demandes de représentation d'un autre ordre. Depuis 1949, au moins cinq provinces n'ont toujours pas de juge à la Cour suprême. De même, depuis cette date, il n'y a jamais eu de représentant de l'un ou l'autre des territoires, ni de Terre-Neuve ou de l'Ile-du-Prince-Édouard; durant plusieurs décennies, aucun juge de la Colombie-Britannique n'a siégé à la Cour suprême. Certains commentateurs ont fait valoir qu'il fallait garantir une meilleure représentation des régions à la Cour suprême. Si les juges provenaient de toutes les parties du Canada, la Cour serait davantage sensibilisée aux particularités de toutes les régions du pays. Cet argument présume que les liens d'un juge avec le droit d'une province ou avec les situations régionales lui confèrent une connaissance particulière de cette région ou de cette province. Cet argument reprend aussi les préoccupations exprimées par les Canadiens avant 1949, alors que le Conseil privé à Londres constituait le tribunal de dernier ressort pour l'interprétation du droit canadien, notamment du droit constitutionnel. On fait valoir qu'un tribunal, dont les membres seraient choisis en fonction de leur appartenance régionale, refléterait davantage le caractère fédéral de la Constitution canadienne et faciliterait l'acceptation des décisions. Cet argument a reçu d'autant plus d'appuis, au cours des dernières années, que les tribunaux ont eu à rendre, en matière constitutionnelle, un grand nombre de décisions d'extrême importance pour le fédéralisme canadien. On conteste souvent l'importance d'avoir des juges issus des différentes régions du pays, en disant que souvent ce caractère régional est non seulement difficile à définir, mais qu'il n'aurait que peu d'influence sur le mécanisme décisionnel de la Cour. Certains observateurs ont aussi fait valoir que cette proposition ne tenait pas compte des différences au sein des régions. En ce qui a trait aux nominations à la Cour suprême, la Colombie-Britannique peut se demander pourquoi elle fait partie de la même région que l'Alberta, le Manitoba et la Saskatchewan. L'histoire législative, politique, sociale et juridique de Terre-Neuve n'est commune à aucune des provinces maritimes, et pourtant la plupart des propositions qui préconisent une représentation régionale assimilent ces quatre provinces pour le choix d'un juge. Si les facteurs géographiques et la connaissance des situations locales sont de fait importantes dans le mécanisme décisionnel judiciaire, les nominations des juges du Québec et de l'Ontario devraient peut-être alors tenir compte de la répartition géographique des candidats dans ces deux provinces, à la fois vastes et diversifiées. Les membres de la magistrature et du Barreau, à l'extérieur de Toronto et d'Ottawa, ou de Québec et de Montréal, devraient peut-être avoir des représentants à la Cour suprême. En plus de ne pas tenir compte des différences à l'intérieur des provinces, les partisans du régionalisme semblent aussi faire abstraction de l'indépendance des tribunaux. Comme le soulignait feu le juge en chef Bora Laskin: Cela me chagrine que l'on manifeste si peu de compréhension de la nature du travail de la Cour ou de l'importance de la fidélité de ses membres à leur serment d'office et que l'on apprécie si peu la cohésion et la collégialité dont la Cour fait preuve dans l'accomplissement de sa tâche, une tâche qui n'a aucune attache régionale ni, certainement, politique. La Cour suprême traite de questions nationales et d'affaires importantes pour le public en général, qui ne présentent pas d'intérêt régional particulier. La Cour est une institution nationale, mais sa nature diffère de celle du Sénat ou du pouvoir exécutif fédéral dont elle peut avoir à juger les actes. De plus, cet argument voulant qu'on mette l'accent sur les facteurs régionaux lors des nominations pourrait perdre du poids si la proportion des causes relatives au partage des compétences soumises à la Cour venait à diminuer. La Commission fait sienne l'opinion récemment exprimée par un auteur qui a étudié à fond le système judiciaire: Lorsque nous examinons à la fois les questions que la Cour suprême doit trancher et la nature du mécanisme décisionnel judiciaire, il est difficile d'accepter que la représentation des intérêts régionaux doive ou puisse constituer un facteur important devant la Cour suprême. Il semble très discutable qu'il y ait un point de vue de l'Ouest, de l'Atlantique, de l'Ontario ou du Québec qui devrait s'exprimer lors des délibérations de la Cour pour que celle-ci puisse rendre des décisions valables dans les domaines qui forment maintenant la majeure partie du rôle de la Cour, c'est-à-dire la révision du mécanisme administratif fédéral, l'interprétation du Code criminel et des autres lois fédérales ainsi que les différends qui découlent de la Constitution, notamment de la Charte des droits et du partage des compétences. Comme le Comité sur la Constitution de l'Association du barreau canadien le soulignait, «un tribunal n'est pas un conseil d'arbitrage. C'est un organisme judiciaire». Dans le régime institutionnel et constitutionnel canadien, les membres de la Cour suprême du Canada n'exercent pas de fonction représentative. Il n'y a qu'un seul critère pour évaluer la composition de la Cour et son rendement: c'est la façon dont elle s'acquitte de sa fonction judiciaire. Par conséquent, les commissaires ne retiennent pas les arguments qui veulent que les membres de la Cour suprême soient représentatifs des régions. La disposition de la Loi sur la Cour suprême, portant sur la nomination de juges du Québec, se fonde sur la tradition juridique distincte de cette province, et on devrait la conserver. Jusqu'à récemment, les affaires constitutionnelles devant la Cour suprême consistaient surtout en litiges ou en renvois relatifs aux compétences législatives fédérales et provinciales. C'est surtout dans ce contexte que la Cour s'est prononcée sur les relations entre les citoyens et l'État, bien qu'elle ait aussi examiné, dans le cadre de la Déclaration canadienne des droits, certaines affaires mettant en cause des particuliers. L'augmentation des litiges reliés à la Charte aura probablement pour effet à augmenter le nombre des affaires qui touchent les relations entre l'État et les citoyens. Si l'on en juge d'après les requêtes en autorisation d'appel accueillies par la Cour, on constate que les causes relatives à la Charte dépassent déjà le volume des autres affaires constitutionnelles. Pareille situation peut entraîner des demandes de représentation fondée sur d'autres critères, soit le milieu social et économique des juges. Pourtant, les commissaires ne considèrent pas que ces critères doivent être retenus dans le choix des juges de la Cour suprême. Le mode de nomination des juges de la Cour suprême. On confond souvent le mode de nomination des juges de la Cour suprême avec la question de la représentation des régions. En d'autres termes, ceux qui considèrent la Cour suprême comme un organisme représentatif, un point de vue que les commissaires ne partagent pas, s'attendent à ce que la méthode de nomination soit également représentative. Suite aux demandes fondées sur de nouveaux critères de représentation, il faut s'attendre à ce que la méthode de nomination suscite de nouveau l'intérêt du public. Nous croyons que le manque relatif d'intérêt à l'égard de cette question, que nous avons pu observer au cours de nos audiences, est attribuable à la qualité exceptionnelle des nominations faites dans le cadre de la procédure existante. Quel que soit le nouveau système adopté, et nous ne voyons pas de besoin immédiat de modifier la procédure existante, il faudrait que le principal critère de nomination demeure le mérite, c'est-à-dire l'aptitude à occuper une fonction judiciaire. On reproche surtout au mode de nomination de ne pas permettre une participation suffisante de toutes les parties qui composent notre régime politique. Même si la procédure officieuse, suivie actuellement par le Premier ministre avant de faire des nominations à la Cour suprême, comporte de nombreuses consultations, certains Canadiens estiment que cette procédure ne tient pas suffisamment compte des intérêts ou des conseils des personnes concernées. De nombreuses solutions de rechange ont été proposées. Le Rapport de la Commission royale d'enquête sur les problèmes constitutionnels (la Commission Tremblay), publié en 1956, proposait que les provinces participent à la nomination des juges de la Cour suprême. Les propositions de 1971 de la Charte de Victoria prévoyaient une formule complexe, afin d'obtenir l'accord du gouvernement fédéral et celui des dirigeants des provinces intéressées à une nomination à la Cour. Il était recommandé que le Procureur général du Canada consulte le Procureur général de la province avec laquelle le candidat éventuel avait les liens les plus étroits. Si les deux procureurs généraux ne s'entendaient pas sur la personne à nommer, le Procureur général du Canada devait convoquer un collège dont la composition pouvait, à la discrétion du Procureur général de la province, prendre l'une des deux formes prévues. Le collège était composé principalement des procureurs généraux du Canada et des provinces ou des personnes que ceux-ci désignaient. Le Procureur général du Canada devait soumettre au collège le nom d'au moins trois personnes, parmi lesquelles celui-ci choisissait un candidat dont il recommandait la nomination. Le Comité spécial mixte sur la Constitution de 1972 a accepté les méthodes de consultation proposées dans la Charte de Victoria, mais il a recommandé que les provinces puissent aussi présenter des candidats aux collèges chargés de faire des recommandations. Certains auteurs canadiens favorisent une formule de consultation ou de collaboration, par exemple une commission permanente chargée des nominations, à laquelle on aurait recours non seulement pour les nominations à la Cour suprême du Canada, mais à toutes les cours supérieures. Cette Commission pourrait comprendre des membres du Parlement et des législatures provinciales, issus de tous les partis politiques, ainsi que des personnes qui ne seraient pas avocats. Elle pourrait établir une liste de candidats éventuels qu'elle considèrerait aptes; les autorités responsables de la nomination feraient un choix parmi ces candidats. Le projet de loi sur la réforme constitutionnelle, présenté en 1978, a incorporé les propositions de la Charte de Victoria et y a ajouté un élément nouveau. Le projet prévoyait qu'après que le Procureur général du Canada et le Procureur général de la province se soient entendus ou, en cas de désaccord, après que le comité ou collège ait recommandé un candidat, la nomination aurait été entérinée par la «Chambre de la Fédération». Selon ce projet de loi, cette Chambre aurait remplacé le Sénat actuel et aurait été plus représentative des composantes de la Fédération. La Chambre aurait été dans l'obligation d'entériner ou de rejeter la nomination proposée dans un délai précis. La ratification des nominations à la Cour suprême par une Chambre haute renouvelée a obtenu de nouveaux appuis au cours du débat constitutionnel des années 1970. Le gouvernement de la Colombie-Britannique favorisait la nomination des juges par le gouvernement fédéral, après consultation avec les provinces, et la ratification par un nouveau Sénat. Le Comité sur la Constitution de l'Association du barreau canadien, la Commission Pépin Robarts sur l'Unité canadienne et le Livre beige du Parti libéral du Québec ont présenté des recommandations dans le même sens. L'Alberta avait proposé que seuls les gouvernements provinciaux soumettent des candidats à un Comité spécial sur la Constitution dont elle recommandait l'établissement. Le Rapport de la Commission Pépin-Robarts préconisait que le Cabinet fédéral consulte le Procureur général de la province de Québec, avant de combler une vacance de cette province. Quand il y a vacance d'un poste de common law le Cabinet devait consulter les procureurs généraux des neuf autres provinces. Les réformes suggérées sont variées, mais toutes préconisent une consultation ou une négociation avec les procureurs généraux des provinces ou avec les représentants de la province qui feraient partie d'une Chambre haute renouvelée. Alors que la Cour suprême doit traiter de plus en plus d'affaires relatives à l'interprétation de la Charte, les commissaires s'attendent à ce que les propositions, concernant les méthodes de nomination, tiennent compte des facteurs économiques et sociaux, de la même façon que les propositions antérieures ont insisté sur l'accord entre les gouvernements. Puisque la Cour suprême doit se prononcer sur des questions d'ordre culturel, économique et social, les nouvelles méthodes de nomination devraient pouvoir évaluer toutes les qualités pertinentes des candidats éventuels. Dans un document de recherche rédigé pour la Commission, les auteurs ont étudié la possibilité d'établir un conseil des nominations, qui examinerait les candidats et déciderait qui devrait, par la suite, être nommé à la Cour suprême. Idéalement, l'expérience de travail, l'âge, le statut économique et social, l'orientation idéologique ainsi que l'origine raciale, ethnique et régionale des membres du conseil devraient être variés. Au lieu de choisir les juges selon les régions ou selon d'autres critères sociologiques, le conseil présenterait lui même un profil de l'ensemble du Canada. Les facteurs partisans et régionaux seraient étudiés lors du choix des membres du conseil des nominations, plutôt que lors de la nomination des juges. Les commissaires ne sont pas convaincus toutefois de la nécessité d'une réforme aussi draconienne. Dans un sens institutionnel très large, le mécanisme de nomination est essentiellement politique. Les mesures, qui visent à relever le Premier ministre de sa responsabilité pour confier celle-ci à un groupe désigné ou à une institution, ont nécessairement pour effet de substituer un mécanisme politique à un autre. Les commissaires, qui se veulent conséquents dans leur façon d'envisager le rôle du Parlement, croient que si de nouvelles ententes devaient remplacer les consultations politiques, menées actuellement par le Premier ministre, ce mécanisme devrait inclure la participation du Parlement et envisager une consultation aussi étendue que possible. Le Sénat élu, que nous avons recommandé, serait un organisme tout à fait approprié pour s'acquitter de la fonction de ratification dans un mécanisme de nomination modifié. Un Sénat élu serait à la fois très représentatif et sensible aux aspirations régionales, et il pourrait aussi répondre aux préoccupations traditionnelles des provinces et aux questions socio-économiques qui découlent de l'application de la Charte des droits et libertés. Le statut constitutionnel. Bien que la Cour suprême ait une certaine reconnaissance constitutionnelle comme en font foi les articles 41 et 42 de la Loi constitutionnelle de 1982 et l'article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867, le débat reste ouvert sur la question de savoir si elle est enchâssée dans la Constitution, de façon à ce que toute modification apportée à ses caractéristiques essentielles exige la participation des deux ordres de gouvernement. Plusieurs arguments militent en faveur d'un enchâssement constitutionnel plus précis. Certaines personnes n'approuvent pas le fait que le tribunal appelé à trancher la question du partage des compétences dans notre régime fédéral soit une création législative du Parlement. Même si jusqu'ici la Cour a fait preuve d'impartialité, les critiques soutiennent qu'il faudra renforcer son image de neutralité. En outre, vu l'entrée en vigueur récente de la Charte, nous devons, en tant que Canadiens, nous assurer que rien ne puisse empêcher ou entraver le pouvoir judiciaire dans son rôle de protection du citoyen contre toute action inconstitutionnelle de la part du gouvernement. L'octroi d'un statut constitutionnel à la Cour confirmerait et garantirait l'importance symbolique de son rôle de gardienne des valeurs essentielles de la société canadienne. Les commissaires recommandent donc l'enchâssement constitutionnel explicite du statut de la Cour suprême du Canada et notamment de son indépendance; nous croyons toutefois qu'il n'est pas nécessaire de confier à un organisme autre que le gouvernement fédéral la responsabilité de l'administration de cette Cour.