*{ Conseil consultatif canadien pour la situation de la femme. 1992 } La Constitution canadienne: un guide féministe. Introduction. Pourquoi les femmes devraient-elles s'intéresser à la Constitution du Canada? La personne moyenne doit-elle se préoccuper d'un texte juridique somme toute assez aride? La Constitution ne renferme-t-elle pas des lois sans importance pour Madame Tout-le-Monde? Comment un texte constitutionnel peut-il répondre à la première préoccupation des femmes du Canada, soit leur inégalité économique et sociale? Depuis quelques années, le débat s'anime sur des questions constitutionnelles comme la Charte canadienne des droits et libertés, l'autodétermination des Autochtones, l'Accord du lac Meech et la réforme du Sénat. Plus sensibilisée, la population canadienne saisit de mieux en mieux les répercussions de la Constitution sur son bien-être économique et social. Les femmes, quant à elles, constatent que le processus constitutionnel est dominé par les hommes, peut-être plus encore que toute autre sphère de la vie publique. Or il s'agit d'un processus d'importance capitale: les décisions qu'y prennent les hommes transforment la vie des femmes. Examinons par exemple la question de la grossesse et de l'accouchement. Un couple marié, les Schachter, attend un enfant. Pour de nombreuses raisons, il est décidé que le père demeurera à la maison avec le nourrisson et que la mère reprendra son travail après s'être remise de l'accouchement. Mais il y a un hic: la Loi sur l'assurance-chômage n'accorde des prestations qu'à la mère, alors que si les Schachter avaient adopté un enfant, elle aurait accordé 15 semaines de prestations ou bien à la mère, ou bien au père. Shalom Schachter estime que la Loi est inconséquente et injuste, et décide de la contester en vertu des dispositions sur les droits à l'égalité de la Charte (qui fait partie de la Constitution). Le Fonds d'action et d'éducation juridiques pour les femmes (FAEJ) intervient, faisant valoir deux arguments: d'abord, que les parents biologiques et les parents adoptifs devraient recevoir les mêmes prestations d'assurance-chômage, c'est-à-dire que le congé parental de 15 semaines devrait être offert ou bien à la mère, ou bien au père; ensuite, que ce congé parental devrait non pas remplacer les prestations de maternité prévues par la Loi, qui sont offertes pour permettre aux femmes de se rétablir après l'accouchement, mais bien s'y ajouter. Le tribunal de première instance donne raison à Shalom Schachter, et la Cour d'appel fédérale fait de même. Cette affaire montre clairement comment la Constitution, et la façon dont l'interprètent les tribunaux, peut faire éclater les stéréotypes sur la parentalité. C'en est maintenant fait de l'idée que la mère, plutôt que le père, doit se charger des soins aux nouveau-nés. Dans une autre affaire portant sur la grossesse, la Constitution a amené les tribunaux à tirer une conclusion qu'ils avaient écartée il y a quelques années, soit que la discrimination fondée sur la grossesse est en fait une discrimination fondée sur le sexe. Susan Brooks est caissière dans un supermarché Safeway. Elle devient enceinte. Son employeur offre un ensemble intéressant d'avantages sociaux, mais le régime d'assurance contre les accidents et la maladie exclut les femmes enceintes pendant les 17 semaines entourant la date de l'accouchement. Autrement dit, au cours de cette période, Susan Brooks est inadmissible au régime si elle est incapable de se rendre au travail en cas d'accident ou de maladie, que son incapacité soit reliée ou non à sa grossesse. Même si elle se fracture une jambe, elle n'a pas droit aux prestations. Susan Brooks porte plainte en vertu de la Loi sur les droits de la personne du Manitoba. Sa plainte se rend jusqu'en Cour suprême du Canada, et le FAEJ intervient encore une fois. Le juge en chef Brian Dickson tient les propos suivants: «en faisant une distinction entre la grossesse et tous les autres motifs de santé justifiant une absence du travail, le régime impose des désavantages injustes aux femmes enceintes». Le tribunal rend à l'unanimité un jugement en faveur de Susan Brooks et affirme que la discrimination fondée sur la grossesse est en fait fondée sur le sexe. Même si la logique de cette conclusion peut sembler inébranlable, il reste qu'encore en 1978, la Cour suprême du Canada avait dit le contraire, dans l'affaire Bliss. En effet, elle avait jugé que Stella Bliss n'avait pas été victime de discrimination parce qu'elle est une femme, mais plutôt parce qu'elle était enceinte, comme si un homme enceint aurait pu subir le même sort! Plus tard dans l'affaire Brooks, la Cour suprême réfléchit sur la situation: «L'arrêt Bliss a été rendu il y a plus de dix ans. Pendant cette période, la participation des femmes dans la main-d'oeuvre a changé en profondeur. Avec dix ans de recul et d'expérience en matière de litiges relatifs à la discrimination dans les droits de la personne et la jurisprudence qui en a résulté, je suis prêt à dire que l'arrêt Bliss est erroné ou, du moins, que maintenant on ne pourrait plus rendre le même arrêt. Allier travail salarie et maternité et tenir compte des besoins des femmes enceintes au travail sont des impératifs de plus en plus pressants. Il semble aller de soi que celles qui donnent naissance à des enfants et favorisent ainsi l'ensemble de la société ne devraient pas en subir un désavantage économique ou social». Il n'y a pas que le temps qui distingue les arrêts Bliss et Brooks. Entre 1979 et 1989, les dispositions assurant les droits à l'égalité de la Charte sont entrées en vigueur, et les tribunaux ont reconnu les dispositions sur les droits de la personne en tant que partie intégrante de la Constitution. Cependant, il est tout aussi facile de montrer en quoi la Constitution défavorise les femmes. Par exemple, une femme abandonnée avec ses enfants pourrait réclamer de son ex-conjoint une pension alimentaire pour elle-même et les enfants, ainsi que le droit de demeurer dans le foyer familial. En vertu de notre Constitution, les gouvernements fédéral et provinciaux se partagent la compétence en la matière, et chaque ordre de gouvernement compte son propre appareil judiciaire. En raison du partage des compétences énoncé par la Constitution, cette femme devra ou bien s'en remettre à deux tribunaux différents, ou bien intenter une poursuite au tribunal supérieur, ce qui suppose des frais plus élevés et peut-être même le besoin de retenir les services d'un avocat ou d'une avocate et de se déplacer pour comparaître. Songeons également au mode d'élection aux assemblées législatives des provinces, des territoires et du gouvernement fédéral. Les femmes sont peu nombreuses au Parlement du Canada et aux assemblées législatives, et compte tenu du fait qu'elles composent la moitié de la population, elles y sont carrément sous-représentées. Il serait possible de modifier notre régime électoral pour assurer une représentation plus juste des femmes. Mais un choix a été fait dans notre Constitution: seule la représentation géographique est assurée. Les sièges sont donc partagés entre les provinces et les territoires, ou entre les régions d'une province ou d'un territoire donné. Nous avons préparé le présent texte pour deux raisons précises. D'abord, parce que les dossiers constitutionnels revêtent une grande importance pour la population canadienne et, ensuite, parce que le point de vue des femmes est souvent exclu du débat constitutionnel. Vous trouverez dans le présent texte réponse à des questions de base en matière constitutionnelle: qu'est-ce qu'une constitution? quel est son rôle? comment reflète-t-elle et influence-t-elle les valeurs et la culture d'un peuple? Vous y trouverez aussi réponse à des questions sur la Constitution du Canada: quelles en sont les composantes? quels en sont les effets sur les femmes? comment a- telle vu le jour? quel est son cadre historique? Finalement, vous y découvrirez où en sont les femmes par rapport au processus constitutionnel et verrez comment il serait possible d'accroître leur participation. Qu'est-ce qu'une constitution? Si vous avez déjà été membre d'un groupe sans but lucratif, comme une association communautaire, un syndicat ou un club philanthropique, le principe d'une constitution ne vous est pas étranger. Dans sa constitution, un groupe sans but lucratif précise qui sont ses membres, qui sont ses dirigeants et dirigeantes, comment on les élit, quels sont leurs pouvoirs et leurs responsabilités, quand se tiennent les assemblées, qui en sont les membres votants, et ainsi de suite. De plus, le groupe souligne habituellement sa raison-d'être dans sa constitution. Quand tout va bien, la constitution est rarement consultée: les membres du groupe sont au courant de ses grandes lignes, mais n'y ont habituellement recours qu'en cas de litige. Bref, le groupe vaque en général à ses affaires et établit au fil du temps une façon de faire et des traditions, qui ne font pas partie de sa constitution écrite mais qui sont néanmoins bien comprises et respectées par les membres du groupe. La constitution d'un pays comme le Canada ressemble un peu à la constitution d'un groupe sans but lucratif. Elle réunit elle aussi des principes énoncés dans des documents écrits et découlant de traditions non écrites (nous ne laissons aucunement entendre qu'un pays est comme un organisme sans but lucratif, dont les membres acceptent librement de respecter la constitution et les règlements. De vifs débats entourent la question théorique qu'est la source de l'autorité étatique. Nous ne nous aventurerons pas sur ce terrain). La constitution d'un pays vise beaucoup plus de gens, des relations fort complexes et un pouvoir très grand. Elle peut porter sur les questions suivantes: Les droits de l'État sur l'individu. Comment définir le crime et le criminel? La police peut-elle incarcérer et interroger quelqu'un sans d'abord l'inculper? Qui peut demeurer au pays et qui peut en être déporté? Les autorités de protection de l'enfance peuvent-elles parfois enlever des enfants à leurs parents? Les liens entre les diverses composantes de l'État. Les autorités de l'immigration peuvent-elles établir de nouveaux règlements, ou cette responsabilité incombe- telle à l'assemblée législative? Un magistrat ou une magistrate peuvent-ils décider de ne pas mettre en application une loi adoptée par une assemblée législative? Si le ou la chef d'État déclare la guerre, les assemblées législatives ou les tribunaux peuvent-ils renverser sa décision? Le rapport entre les diverses parties géographiques d'un pays. Certaines questions relèvent-elles exclusivement du gouvernement central? D'autres, du gouvernement d'une province ou d'un État? Quels sont les pouvoirs des gouvernements municipaux? Quels gouvernements peuvent percevoir des impôts et des taxes? De qui? Comment les dirigeants et les dirigeantes sont-ils choisis? Comment sont-ils relevés de leurs fonctions? Qui a le droit de vote? Qui peut se présenter à une charge publique? Quel est le rôle des partis politiques? Comment forme-t-on un gouvernement? Comment relève-t-on un dirigeant ou une dirigeante politique de ses fonctions? Comment les magistrats et les magistrates sont-ils choisis? A qui doivent-ils rendre des comptes? Tout au moins, une bonne constitution permet de faire obstacle à un mauvais gouvernement. Mais elle peut aussi s'élever au rang de manifeste, de credo politique, voire de testament, et susciter à ce titre le respect, l'affection et, bien sûr, l'obéissance du peuple, comme ne saurait le faire aucun autre texte purement juridique. Le Royaume-Uni, qui a servi de modèle à de nombreuses structures politiques canadiennes, ne compte aucune constitution officielle et écrite. Pour les Britanniques, la constitution est essentiellement le moyen par lequel sont établies les règles gouvernant l'interaction entre les diverses composantes de l'État. Par contraste, la constitution des États-Unis revêt une importance symbolique énorme. Elle est l'expression, et on la voit comme le véhicule, des valeurs fondamentales comme la liberté individuelle. La constitution des ÉtatsUnis est, d'une certaine manière, comme un texte sacré: son contenu est irréprochable, et elle doit être défendue contre toute attaque. Au Canada, la Constitution ne revêt que peu d'importance symbolique avant l'adoption de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982. Avant ce moment, le principal texte constitutionnel du Canada est l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867, qui énonce les règles gouvernant les rapports entre les diverses composantes de l'État et qui partage les compétences entre le gouvernement fédéral et ses homologues des provinces. Bref, il s'agit d'un texte pragmatique, qui ressemble un peu à un contrat d'affaires. Le peuple canadien n'a jamais été porté à voir en sa constitution un texte sacré, étant donné son contenu terre-à-terre. Contrairement aux textes constitutionnels d'autres pays, l'Acte de l'Amérique du Nord britannique ne vibre d'aucun engagement à l'égard des droits de la personne ou des libertés, dont témoigne ce célèbre paragraphe de la déclaration d'indépendance des États-Unis: «Nous estimons que ces vérités sont évidentes, que tous les hommes ont été créés égaux et qu'ils sont dotés par leur Créateur de certains droits inaliénables, dont la vie, la liberté et la recherche du bonheur». Les artisans de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique se sont concentrés non pas sur les droits et les libertés de la population, mais plutôt sur «la prospérité des provinces» et sur le besoin de «favoriser les intérêts de l'Empire britannique». Rien, dans l'Acte, ne ressemble à un énoncé de principe, si ce n'est la locution «la paix, l'ordre et le bon gouvernement», qui sert à décrire le pouvoir législatif du gouvernement fédéral. La distinction entre la constitution des États-Unis et celle du Canada tire son origine dans l'histoire de ces deux pays, dans la façon dont chacun s'est séparé du Royaume-Uni. La constitution des États-Unis est le produit d'une longue lutte, dont le point culminant est la guerre révolutionnaire et un nouveau début pour «Nous, le peuple». La Constitution du Canada, quant à elle, est le produit non pas d'une révolution, mais plutôt de rébellions sporadiques, quoique fières, et d'une succession de changements graduels. Le politicologue Alan Caims explique ainsi l'absence de signification culturelle et symbolique de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique: «La nature même de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique nous fournit des éléments de réponse. Il s'agit d'un texte assommant, qui ne consacre aucun principe éternel et qui n'est animé d'aucun grand sentiment. Il n'est pas né d'un contexte révolutionnaire ou populiste et ne s'est agrémenté d'aucun symbolisme au fil des ans. Le mouvement vers la confédération ne correspondait nullement au rejet de l'Europe, mais plutôt à une réaction pragmatique par rapport à l'évolution économique, politique, militaire et technique. La situation au Canada s'est nettement distinguée de celle des États-Unis , où la création d'une nouvelle entité politique a suscité de grandes doctrines politiques qui ont subjugué le peuple américain pendant des générations». Dans le droit fil de l'histoire, la réforme constitutionnelle au Canada s'est toujours faite selon une démarche descendante, qui exclut la participation du public. Notre Constitution gagne en importance culturelle depuis 1982, et ce, pour plusieurs raisons. L'absence du Québec aux modifications constitutionnelles de 1982, la conclusion de l'Accord constitutionnel de 1983 sur les droits des Autochtones et une prise de conscience par rapport aux questions autochtones dans l'optique de la Constitution, voilà des éléments qui font de la Constitution la question de l'heure au Canada. Sans oublier bien sûr la lutte menée par les femmes et les autres groupes défavorisés pour obtenir une interprétation large et significative des droits à l'égalité de la Charte. Cette nouvelle façon de voir la Constitution ressort nettement de la remarque suivante faite par la députée Ethel Blondin: «Une constitution, c'est comme un miroir. Il faut s'y voir quand on la regarde». Qu'est-ce qu'une perspective féministe? Jusqu'à maintenant, nous n'avons rien avancé d'inédit sur les constitutions. Mais nous voulons aller plus loin que les publications traditionnelles et voir les constitutions, et surtout la Constitution du Canada, dans une perspective féministe. En quoi consiste, précisément, l'étude de la Constitution selon une perspective féministe? D'abord, il s'agit de comprendre que les principes qui sous-tendent notre Constitution n'ont pas été créés par le bon Dieu ou par les forces de la nature. Au fil du temps et d'un processus fort complexe, des hommes blancs, chrétiens, favorisés économiquement et bien portants, ont forgé la Constitution du Canada. Les femmes ont été laissées pour compte. La constitution de la société canadienne, comme celles des sociétés française et anglaise qui l'ont inspirée, est essentiellement faite par des hommes. Ensuite, il s'agit de faire valoir les besoins et les intérêts des femmes, au même titre que ceux des hommes. Étant donné que la Constitution du Canada est le reflet des besoins et des intérêts des hommes qui l'ont façonnée, et pas nécessairement de ceux des femmes, ses principes sont contestables. Une perspective féministe ne s'inspire pas de la fausse prémisse que «homme» égale «personne» et vise à redresser les situations fondées sur une telle erreur. Qui plus est, il ne faut pas assimiler les expériences des femmes blanches, bien portantes et relativement privilégiées à celles de toutes les femmes. Ainsi, tout principe de base de la Constitution du Canada dont le choix et la formulation ne tiennent pas compte des besoins et des intérêts de l'ensemble des femmes est également douteux. Finalement, il s'agit de se reporter au contexte. La Constitution du Canada existe dans une société et s'exprime dans une langue qui dévalorisent les femmes. Elle traduit le point de vue de l'élite mâle sur ce qui importe et, en l'exprimant, elle rend ce point de vue effectif. Mais modifier le libellé d'une constitution n'amène pas d'emblée l'évolution sociale, et l'évolution sociale peut se faire sans modification de la constitution. Il reste toutefois que l'un va rarement sans l'autre. Preuve à l'appui, la définition du mot «personne». Quand les «pères» de la Confédération ont rédigé en 1867 l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, ils ont prévu que le gouverneur général pouvait nommer «des personnes ayant les qualités requises» au Sénat. Soixante ans plus tard, aucune femme n'était encore sénatrice, et Emily Murphy, juge d'Edmonton, décida d'y voir. En 1919, elle reçoit, à titre de première présidente de la Fédération des Instituts féminins du Canada, un appui sans réserves pour revendiquer la nomination d'une femme au Sénat. Le Conseil national des femmes du Canada et le Montréal Women's Club adoptent des résolutions semblables et mettent de l'avant la candidature de madame Murphy. Après huit années de vains efforts, Emily Murphy décide de raviver une disposition de la Loi sur la Cour suprême: forte de l'appui de quatre collègues suffragettes de l'Alberta, elle demande que soit interprété, en vertu de la Constitution, le sens du mot «personne» contenu dans l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. Le tribunal lui répond à l'unanimité qu'une personne est un homme. Madame Murphy et compagnie en appellent au Conseil privé de la Grande-Bretagne, qui renverse ce jugement et donne aux femmes le statut constitutionnel de personnes. Cette affaire est désormais connue sous le nom de l'affaire «personne». L'affaire «personne» montre comment le temps change bien des choses. En 1927, la Cour suprême du Canada a présumé (avec raison sans doute) que les pères de la Confédération n'auraient jamais envisagé, en 1867, qu'une femme puisse être une personne apte à occuper une charge publique, l'idée étant trop radicale pour même les effleurer. Même si l'affaire dont fut saisie la Cour en 1927 a fait valoir que les femmes peuvent aussi bien contribuer à la vie publique que les hommes et qu'il faut tenir compte de leurs besoins et de leurs intérêts, la Cour suprême a choisi une interprétation traditionnelle, dans le droit fil de la pensée de ses prédécesseurs soixante ans auparavant. Quant au jugement en dernière instance du Conseil privé de la Grande-Bretagne, on ne le doit pas au libellé de la Constitution, ni aux finesses du discours juridique, mais plutôt à la perspective adoptée par les magistrats. Ceux-ci avaient en effet compris que le rôle des femmes avait évolué dans la société et qu'elles possédaient désormais les qualités requises pour être nommées au Sénat. Le Conseil privé s'est interrogé en 1930 à savoir non pas pourquoi le mot «personne» devrait inclure les femmes, mais plutôt pourquoi il devrait les exclure (leur point de vue est repris 45 ans plus tard dans le thème de la campagne canadienne de sensibilisation à l'Année internationale de la femme, «Pourquoi pas?»). Ce qui est sans doute plus important encore, c'est que le Conseil privé a dit qu'une constitution doit être vue comme un arbre vivant, capable de croître à l'intérieur de ses limites naturelles. Selon le Conseil, donc, peu importe ce que pensaient les pères de la Confédération des femmes et de la vie publique en 1867, la question devait être tranchée dans le contexte social de 1930, année où l'affaire lui fut soumise. Il reste toutefois que le rapport entre une modification de la Constitution et l'évolution sociale tarde souvent à se manifester, comme le montre le faible nombre de femmes parlementaires plus de 60 ans après l'affaire «personne»: à la Chambre des communes, il n'y a que 40 femmes sur 295 députés, soit 13,5 pour 100 de la Chambre, et au Sénat, 15 femmes sur 103 sénateurs, soit une proportion de 14,6 pour 100. La Constitution du Canada, de quoi s'agit-il? Où est la Constitution? Bien que chaque province compte sa propre constitution, seule la Constitution du Canada nous intéresse dans le présent document. Elle se compose de textes officiels et de «conventions» (pratiques et traditions). Les textes officiels. Étonnamment, il n'existe aucun document complet qui s'appelle «Constitution du Canada». La Constitution est en effet composée de divers textes constitutionnels qui relèvent de deux catégories principales, les suivantes: 1- Les textes énumérés - inviolables et suprêmes. Dans la Loi constitutionnelle de 1982, une série de textes sont énumérés à la définition de la «Constitution du Canada». Ces textes ne peuvent être révisés que par voie de modification spéciale de la Constitution; ils sont donc inviolables. Toutes les lois du Canada doivent être conformes à ces textes; ils sont donc suprêmes. Voici les documents énumérés: (a) La Loi de 1982 sur le Canada. Il s'agit de la loi adoptée en 1982 par le Parlement du Royaume-Uni, comme suite à l'entente conclue entre le gouvernement du Canada et les gouvernements de toutes les provinces, sauf du Québec. Cette loi met en vigueur la Loi constitutionnelle de 1982, dans laquelle on trouve une formule permettant au Canada de modifier sa Constitution, ainsi que la Charte canadienne des droits et libertés. La Loi de 1982 sur le Canada est la loi qui a permis au Canada de prendre sa Constitution en main et qui a mis fin au droit du Parlement du Royaume-Uni d'adopter des lois touchant le Canada, y compris des lois modifiant la Constitution (la Charte, la partie la plus récente de la Constitution, fait l'objet d'une étude approfondie plus loin). (b) La Loi constitutionnelle de 1867, dont l'ancien nom est l'Acte de l'Amérique du Nord britannique, ainsi que ses modifications. Adoptée par le Parlement du Royaume-Uni en 1867, cette loi confirme la confédération des quatre provinces originales du Canada. Elle partage de plus la compétence législative entre le gouvernement fédéral et les gouvernements des provinces (c'est-à-dire qu'elle détermine quel ordre de gouvernement a le droit d'adopter une loi sur une question donnée) et prévoit l'ajout de nouvelles provinces à la Confédération, entre autres questions (cette loi fait l'objet d'une étude plus approfondie dans le survol historique qui suit et dans l'analyse du partage des compétences). (c) Diverses lois accueillant des provinces ou des territoires dans la Confédération ou en modifiant les limites (ces lois ne sont pas abordées dans le présent texte). (d) Le Statut de Westminster de 1931, qui limite le pouvoir législatif du Parlement du Royaume-Uni visant les dominions, comme le Canada et l'Australie. En dépit de cette loi, les modifications à la Constitution du Canada devaient tout de même prendre la forme d'une loi du Parlement impérial du Royaume-Uni (cette loi est abordée dans la partie historique sur l'évolution de la Constitution). 2- Les textes non énumérés. Cette catégorie comprend de nombreux documents qui ne sont pas énumérés dans la Loi constitutionnelle de 1982, dont la Proclamation royale du 7 octobre 1763, l'Acte de Québec de 1774, l'Acte constitutionnel de 1791 et la Loi sur la Cour suprême. Ces textes ne sont ni inviolables, ni suprêmes, mais on les considère tout de même comme des textes fondamentaux qui énoncent l'essentiel des relations entre les colons européens et les Autochtones et comme des textes de statut équivalent à celui de la Grande Charte. Les conventions. Une série de règles bien précises, nommées «conventions», régit de nombreux aspects du processus constitutionnel. Ces conventions auraient pu être consignées par écrit et comprises dans les textes officiels, mais tel ne fut pas le cas. Les conventions ont donc le statut de règles non juridiques. Elles sont d'importance capitale, car elles précisent l'exercice des pouvoirs juridiques. La Cour suprême du Canada en dit ce qui suit: «L'objet principal des conventions constitutionnelles est d'assurer que le cadre juridique de la Constitution fonctionnera selon les principes ou valeurs constitutionnelles dominantes de l'époque». Voici deux exemples importants de conventions constitutionnelles: 1- Le gouvernement responsable. L'expression «gouvernement responsable» décrit le régime britannique. Le premier ministre, ou la première ministre, et les ministres sont des membres élus de la Chambre des communes, et ils forment le gouvernement tant et aussi longtemps qu'ils jouissent de la confiance de la Chambre. On ne trouve rien sur le «gouvernement responsable» dans les textes officiels, mais dans le préambule de la Loi constitutionnelle de 1867, il est précisé ce qui suit: les quatre provinces «ont exprimé le désir de s'unir en fédération pour former un seul et même dominion sous la Couronne du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande, avec une constitution semblable dans son principe à celle du Royaume-Uni». Étant donné que la constitution du Royaume-Uni comprend les principes du gouvernement responsable, par convention et par tradition ces principes font partie intégrante de la Constitution du Canada. 2- Le gouverneur général ou la gouverneure générale exerce ses pouvoirs suivant l'avis du gouvernement. Les textes officiels de notre Constitution laissent entendre que le gouverneur général ou la gouverneure générale, nommée par la Couronne, jouit de pouvoirs absolus. Mais cela n'est bien sûr pas le cas. Par convention, le gouverneur général ou la gouverneure générale exerce ses pouvoirs uniquement à la demande du premier ou de la première ministre, et du cabinet. Cette convention régit même des pouvoirs précis comme la capacité du gouverneur général ou de la gouverneure générale et de la reine de refuser d'accorder la sanction royale à une loi adoptée par les deux chambres. La convention veut que la sanction royale ne soit jamais refusée. Bien que les tribunaux ne mettent pas en application les conventions constitutionnelles, ils les ont parfois reconnues, notamment dans l'affaire Renvoi relatif au projet de résolution constitutionnelle. Rappelons qu'en 1981, le gouvernement fédéral propose de demander au Parlement du Royaume-Uni de modifier la Constitution du Canada d'une manière qui se répercuterait sur les compétences des provinces. Certaines provinces font valoir qu'il existe une convention, même une règle juridique, qui empêche le gouvernement fédéral d'agir unilatéralement, c'est-à-dire sans le consentement des gouvernements des provinces. Dans son arrêt, la Cour suprême du Canada précise que la Constitution du pays comprend aussi bien des textes juridiques que des conventions, ajoutant qu'il existe une convention, mais non une règle juridique, voulant que le gouvernement fédéral obtienne un «degré appréciable de consentement provincial». Cette affaire montre bien les limites et l'importance des conventions. Puisque c'est par convention et non par règle juridique que le gouvernement fédéral doit chercher à obtenir un degré appréciable de consentement des provinces, la Cour suprême ne peut l'y obliger. Le gouvernement fédéral peut donc aller de l'avant sans enfreindre la loi, mais les conséquences politiques d'un tel geste seraient énormes. C'est pourquoi le gouvernement fédéral décide de reprendre les négociations avec ses homologues des provinces. Neuf des dix provinces (toutes sauf le Québec) acceptent la proposition du gouvernement fédéral. Plus tard, dans une poursuite intentée par le gouvernement du Québec, la Cour suprême du Canada juge que le consentement du Québec n'est pas nécessaire pour se conformer à la convention. La Loi constitutionnelle de 1982 est donc entérinée. Pourquoi des conventions si importantes n'ont-elles jamais été consignées ou incluses aux textes officiels? Voilà une question qui a fait l'objet de vifs débats, surtout avant la réforme constitutionnelle de 1982. Vraisemblablement, les conventions n'ont jamais été versées aux textes officiels de la Constitution parce qu'un grand nombre d'entre elles portent à controverse et que quelques-unes seraient difficilement exprimables clairement et brièvement dans une langue qui conviendrait à toutes les parties. Il aurait été très difficile en 1981-1982, et il le serait encore aujourd'hui, de s'entendre sur la façon d'exprimer les conventions dans un texte écrit. Mais il y a un avantage à ces conventions «officieuses»: elles insufflent une certaine souplesse au processus constitutionnel. Comme feu Eugène Forsey l'a expliqué: «Les «silences» de notre Constitution écrite sont, en fait, parmi ses plus beaux fleurons. Ils nous permettent d'adapter, d'innover, de faire des essais, de nous épanouir. Ils permettent l'exercice du «simple bon sens», évoqué par Borden». Mais en tant que féministes, naturellement méfiantes vis-à-vis de toute entente conclue sur une poignée de main, et en tant que citoyennes, nous nous inquiétons que notre Constitution passe sous silence de si nombreuses questions. Quels sont les principes importants de la Constitution du Canada? La Couronne. La reine est la chef de l'État canadien. Ses représentants et représentantes, le gouverneur général ou la gouverneure générale du Canada et les lieutenants-gouverneurs ou lieutenantes-gouverneures des provinces, possèdent de vastes pouvoirs en théorie, mais presque aucun en pratique. Certaines personnes avancent qu'un gouvernement responsable est impraticable sans chef d'État doté du pouvoir nécessaire pour veiller à ce que le gouvernement reste dans les limites de son autorité et pour maintenir l'ordre en cas de chute du gouvernement. Par exemple, le gouverneur général ou la gouverneure générale du Canada peut démettre de ses fonctions un premier ministre ou une première ministre qui refuse de démissionner ou de convoquer une élection après avoir perdu la confiance de la Chambre. L'absence d'un tel pouvoir pourrait donner lieu à des impasses législatives qu'il serait peut-être tentant de régler en dehors de la loi. Par ailleurs, il est préférable d'avoir un ou une chef d'État distinct du ou de la chef du gouvernement afin d'éviter la concentration d'un trop grand pouvoir chez une seule personne. L'admiration que voue le peuple américain à son président et qui parfois nous semble excessive au Canada serait sans doute atténuée si le président ne cumulait pas les fonctions de chef d'État et de chef du gouvernement. Pendant 73 des 124 années depuis la Confédération, le poste symbolique de chef d'État du Canada a été occupé par des reines, c'est-à-dire des femmes. Dans toute l'histoire du Canada, une femme a été gouverneure générale, la très honorable Jeanne Sauvé. Les pouvoirs du gouvernement. La Constitution accorde au gouvernement trois pouvoirs, le législatif, l'exécutif et le judiciaire, qui sont interreliés mais distincts. 1- Le pouvoir législatif. Les lois sont créées de deux façons: par les juges, en vertu du processus de la common law (le droit prétorien), et par les assemblées législatives, qui adoptent les lois. Le pouvoir législatif fédéral relève du Parlement, qui comprend la reine, le Sénat et la Chambre des communes. Les personnes qui siègent à la Chambre des communes sont élues par les citoyens et les citoyennes âgés de 18 ans et plus, qui peuvent être jugés inhabiles à voter dans certaines circonstances. Les sénateurs et les sénatrices sont nommés par le gouverneur général ou la gouverneure générale, suivant l'avis du cabinet fédéral. Les lois doivent être adoptées par la Chambre des communes et par le Sénat. Il arrive que les sénateurs et les sénatrices retardent l'adoption d'une loi, mais la pratique veut que puisqu'ils sont nommés, ils doivent se plier à la volonté des députés et des députées, qui sont élus. La représentation des femmes au Parlement ne s'accroît que très lentement. 2- Le pouvoir exécutif. Le pouvoir exécutif appartient au premier ministre ou à la première ministre et au cabinet (par convention, étant donné qu'il n'est fait mention ni du premier ministre ou de la première ministre, ni du cabinet dans la Loi constitutionnelle de 1867). Le gouverneur général ou la gouverneure générale a choisit» le premier ministre ou la première ministre, mais est tenu par convention de choisir quelqu'un capable de former un gouvernement acceptable à la Chambre des communes. Autrement dit, le gouverneur général ou la gouverneure générale fait appel au ou à la chef du parti politique qui détient la majorité des sièges à la Chambre. Si aucun parti n'est majoritaire, le gouverneur général ou la gouverneure générale choisit habituellement le ou la chef du parti qui a le plus de chances de maintenir un gouvernement minoritaire stable. Le premier ministre ou la première ministre désigne ensuite les membres de son cabinet et en avise le gouverneur général ou la gouverneure générale qui, par convention, les nomme ministres de la Couronne. Par convention toujours, les ministres doivent siéger à la Chambre des communes ou au Sénat au moment de leur nomination ou doivent y accéder dans les plus brefs délais. Le cabinet possède l'autorité exécutive d'élaborer le programme législatif du Parlement et a la responsabilité d'administrer tous les ministères du gouvernement. Il incombe aux fonctionnaires d'élaborer, d'administrer et de mettre en oeuvre la politique du gouvernement, tâche qui peut leur conférer officieusement un grand pouvoir. Les femmes sont bien représentées aux échelons inférieurs de la fonction publique (par exemple, dans les postes de soutien), mais très mal aux échelons supérieurs. Dans un rapport paru récemment sur les barrières auxquelles se heurtent les femmes dans la fonction publique fédérale, les auteures en arrivent à la conclusion suivante: «Nous avons démontré que, dans la fonction publique fédérale, les femmes sont refoulées aux échelons inférieurs en ce qui concerne la rémunération et le prestige et qu'elles sont confinées à quelques groupes professionnels nombreux qui ne donnent guère accès à des promotions; que leur avancement se fait par étapes, relativement petites et fréquentes, depuis les échelons inférieurs et à l'intérieur des groupes professionnels plutôt qu'entre ceux-ci; que si rien ne change, on pourrait attendre au moins un demi-siècle avant de parvenir à un semblant d'équité; et que les femmes se voient buter en raison de leur sexe, à des obstacles à l'avancement dans la fonction publique fédérale et qu'elles peuvent clairement les décrire». Sylvia Bashevkin, politicologue, explique bien les répercussions de l'absence des femmes dans le haut fonctionnariat: «selon toute apparence, les hauts fonctionnaires du Canada exercent une plus grande influence politique que la plupart des législateurs et législatrices, et sans doute que certains et certaines ministres. Cela signifie que politiquement, il pourrait s'avérer futile d'élire plus de femmes à la Chambre des communes, le sommet de la fonction législative, à moins de recruter en même temps des femmes dans le haut fonctionnariat, surtout auprès des organismes centraux du gouvernement fédéral». Officieusement, le premier ministre exerce un grand pouvoir. Voici les propos de Peter Hogg: «En critiquant la «présidence impériale» des États-Unis, on peut donner l'impression que le président des ÉtatsUnis détient plus de pouvoir à l'intérieur du régime présidentiel de gouvernement que ne détient le premier ministre ou la première ministre d'un gouvernement fédéral ou provincial dans le cadre d'un régime de gouvernement responsable. Mais cela est faux. Dans une situation normale de gouvernement majoritaire, le premier ministre ou la première ministre détient les rênes du parti majoritaire à la Chambre des communes. Grâce à une stricte discipline de parti et de sa capacité de dissoudre le Parlement, le premier ministre ou la première ministre est doté d'un pouvoir inégalé dans le régime présidentiel (ou dans celui des gouvernements des États)». La coutume veut que le premier ministre ou la première ministre soit aussi la personne qui convoque et préside les conférences fédérales-provinciales, ce qui accroît encore davantage son pouvoir. La pratique du «fédéralisme exécutif», c'est-à-dire où les dossiers importants touchant les deux ordres de gouvernement, notamment les questions constitutionnelles, sont réglés pendant des séances à huis clos réunissant le premier ministre ou la première ministre du gouvernement fédéral et ses dix homologues des provinces, consolide le pouvoir des personnes présentes. Jusqu'à ce que la vice-première ministre Rita Johnston remplace par nomination le premier ministre de la Colombie-Britannique Bill Vander Zalm au printemps de 1991, aucune femme n'avait été première ministre d'une province ou du pays. Audrey McLaughlin, chef du Nouveau Parti démocratique, est la première femme élue à la direction d'un parti national. Peu de femmes ont dirigé les principaux partis provinciaux. Au cabinet fédéral, la représentation des femmes atteint son apogée en 1989: on y trouve alors six femmes sur 39 ministres, soit une proportion de 15,4 pour 100. L'accent que l'on met sur les qualités de chef pendant les campagnes électorales fait obstacle à la participation des femmes en politique, étant donné que ces qualités sont habituellement assimilées aux caractéristiques stéréotypées des hommes, soit la dureté, la fermeté et l'aptitude à dominer. Bon nombre de femmes possèdent en fait ces qualités. Mais le style de direction de ces personnes n'est pas la seule façon de procéder, ni nécessairement la meilleure. 3- Le pouvoir judiciaire. Le pouvoir judiciaire relève des divers tribunaux qui tranchent les litiges. Les juges ont la responsabilité de définir la common law et d'interpréter les lois. La common law, c'est l'ensemble du droit prétorien invoqué, par exemple, quand une personne en poursuit une autre pour rupture de contrat ou fracture d'une jambe. Les lois sont adoptées par les assemblées législatives. Le diagramme A, qui décrit le régime judiciaire au Canada, montre qu'il existe deux tribunaux à l'échelon national, la Cour suprême du Canada et la Cour fédérale du Canada. Créée en 1875, la Cour suprême du Canada devient le tribunal de dernier ressort du pays en 1949. Neuf juges y sont nommés suivant la recommandation du cabinet fédéral, dont trois doivent venir du Québec. La convention veut que trois juges viennent de l'Ontario, deux des provinces de l'Ouest et un ou une des provinces de l'Atlantique, et la pratique veut que le poste de juge en chef soit occupé en alternance par des francophones et des anglophones. La première femme nommée à la Cour suprême est la juge Bertha Wilson en 1982; deux femmes y siègent actuellement, la juge Claire L'Heureux-Dubé et la juge Beverley McLachlin. La plupart du temps, les neuf juges instruisent ensemble un appel. En tant que tribunal de dernier ressort pour toutes les provinces, la Cour suprême du Canada est le plus haut tribunal du pays. Elle n'instruit que très peu d'appels, qui peuvent relever du droit civil ou criminel ou encore porter sur des questions purement constitutionnelles. La Cour peut renverser ses propres arrêts, ce qui est parfois arrivé, mais aucun autre tribunal ne peut les contester. Par ailleurs, tous les tribunaux doivent se conformer à ses arrêts le cas échéant. Dans de nombreuses situations, toutefois, les arrêts de la Cour suprême peuvent être infirmés par le Parlement ou les assemblées législatives des provinces, en vertu du principe constitutionnel de la suprématie parlementaire (nous analysons plus loin l'incidence de la Charte canadienne des droits et libertés sur ce principe). Le processus constitutionnel du Canada est unique en ce sens qu'il permet les «renvois» en vertu de la Loi sur la Cour suprême, c'est-à-dire que le gouvernement fédéral peut demander l'avis de la Cour suprême sur des questions précises, ce qu'il ne fait toutefois que rarement, sauf pour des questions constitutionnelles. L'affaire «personne» était un renvoi. Les lois provinciales permettent également aux gouvernements provinciaux de solliciter l'avis de leurs tribunaux d'appel. La Cour fédérale du Canada a compétence pour certaines questions de ressort fédéral, notamment l'impôt sur le revenu, l'immigration et l'assurance-chômage. Ses juges sont également nommés par le gouvernement fédéral. La Cour compte deux sections, la section de première instance et la section d'appel. Le besoin d'une cour fédérale fait l'objet de vifs débats, car selon de nombreuses personnes, les cours supérieures des provinces pourraient très bien trancher les litiges dont est saisie la Cour fédérale. Le gouvernement fédéral a de plus créé des cours territoriales pour le Yukon et les Territoires du Nord-Ouest, auxquelles il nomme les juges. Finalement, le gouvernement fédéral nomme les juges des cours supérieures des provinces, y compris des cours d'appel et des cours de première instance. Tout comme la Cour suprême du Canada et la Cour d'appel fédérale, les cours d'appel provinciales délèguent au moins trois juges pour instruire une affaire. Les tribunaux de première instance se nomment habituellement «Cour du Banc de la Reine», «Cour suprême» ou «Cour supérieure». A cet échelon, un seul magistrat ou une seule magistrate instruit une cause. On appelle parfois les tribunaux décrits jusqu'à maintenant «les tribunaux de l'article 96», car c'est en vertu de l'article 96 de la Loi constitutionnelle de 1867 que le gouvernement fédéral a la compétence d'y nommer les juges. A un autre échelon, on trouve les cours provinciales, mises sur pied par les gouvernements des provinces, et auxquelles les cabinets des provinces nomment les juges. Les juges des cours provinciales instruisent des affaires criminelles moins graves ou préliminaires, certaines affaires touchant le droit de la famille et quelques litiges de droit civil qui mettent en cause des sommes relativement petites. Les juges ne sont plus nommés à vie. Les magistrats et magistrates des tribunaux de l'article 96 peuvent rester en fonction jusqu'à l'âge de 75 ans, à moins qu'ils ne soient démis de leurs fonctions pour inconduite grave. Une fois nommés, les juges sont autonomes, bien que le gouvernement exerce une certaine influence sur le pouvoir judiciaire par ses nominations, qui ne sont jamais exemptes de népotisme. Qui plus est, les juges nommés sont issus des barreaux, c'est-à-dire d'un segment relativement favorisé de la population. Les juges sont censés être au-dessus de la politique partisane, mais leur optique sociale et politique peut influer sur leurs jugements. Les exemples en sont nombreux. Rappelons l'époque où les femmes ont tenté d'accéder au barreau. En 1915, Annie Macdonald Langstaff présente une pétition à la Cour supérieure du Québec afin de pouvoir subir les examens préliminaires du barreau de cette province. Le juge Saint-Pierre rejette sa pétition, pour les raisons suivantes: «Je dirais qu'il est possible, mais certainement pas souhaitable, qu'une femme soit admise à la profession d'avocat ou d'avoué. Cependant, j'estime qu'admettre une femme, et plus particulièrement une femme mariée, à la profession d'avocat plaidant, qui doit développer oralement une affaire auprès des juges ou jurys en salle d'audience, devant le public, serait rien de moins qu'une attaque flagrante envers l'ordre public et une violation directe des règles de la moralité et des bonnes moeurs. Imaginons une femme qui se présente en cour comme avocate de la défense ou de la poursuite dans un cas de viol. Imaginons cette femme qui pose à la plaignante les questions nécessaires afin d'établir la preuve et ainsi confirmer ou infirmer les faits en l'espèce. Une femme le moindrement pudique ne pourrait se présenter ainsi en cour sans porter atteinte à sa propre dignité et sans attirer le plus grand mépris de l'honneur et du respect que mérite son sexe». Jusqu'à tout récemment, les femmes ont été fort peu nombreuses à la magistrature. Pendant son premier mandat, le premier ministre Mulroney a consacré 17,8 pour 100 de ses nominations judiciaires aux femmes. Il reste qu'à moins de neuf pour cent pour l'ensemble du pays, le pourcentage de femmes à la magistrature des cours supérieures demeure très faible. 4- Les rapports entre les trois pouvoirs du gouvernement. Les rapports, on peut l'imaginer, ne sont pas toujours harmonieux entre les trois pouvoirs du gouvernement. Nombre des règles gouvernant l'autorité et les responsabilités de chacun relèvent de conventions plutôt que de textes écrits, ce qui fait que les cloisons entre ces pouvoirs ne sont pas toujours étanches. Les principes sont illustrés au diagramme B. On y voit au haut le ou la chef de l'État, c'est-à-dire la reine ou ses représentants et représentantes, soit le gouverneur général ou la gouverneure générale et les lieutenants-gouverneurs ou lieutenantes-gouverneures. Selon le régime du gouvernement responsable (qui, nous l'avons dit, repose presque exclusivement sur des conventions), le ou la chef d'État doit agir suivant la direction ou «l'avis» du premier ministre ou de la première ministre et du cabinet (le pouvoir exécutif). Les acteurs du pouvoir exécutif demeurent en fonction tant et aussi longtemps qu'ils jouissent de la confiance des membres élus de la Chambre des communes (le pouvoir législatif). Le pouvoir exécutif met habituellement en branle le processus législatif. Toute loi doit être adoptée par la Chambre des communes puis par le Sénat, et ensuite recevoir la signature du ou de la chef d'État, après quoi la fonction publique se charge de mettre la loi en oeuvre, sous la direction du pouvoir exécutif. Le pouvoir judiciaire est régi par des lois adoptées par le pouvoir législatif, qui approuve aussi le financement des tribunaux. Les juges sont nommés par le pouvoir exécutif. Une fois que les juges sont nommés, on s'attend à ce qu'ils et elles soient indépendants du processus politique; tel est d'ailleurs leur droit. Les juges en chef ou les juges de la Cour suprême du Canada peuvent, à l'occasion, représenter le ou la chef d'État. Il s'agit là d'un vestige du passé, quand les juges anglais siégeaient en tant que représentants du ou de la monarque. 5- La participation des femmes. Aussi bien dans le pouvoir judiciaire qu'exécutif et législatif, les femmes sont très peu nombreuses. A l'origine, des barrières juridiques empêchaient la participation des femmes: interdiction de voter, de briguer une charge publique, d'occuper un poste de fonctionnaire après le mariage, d'être avocate, d'être juge, d'être jurée. Ces barrières juridiques sont maintenant tombées, mais les institutions gouvernementales demeurent l'affaire des hommes. De nombreuses façons, en fait, nos institutions ne reflètent pas du tout la diversité de la population dans son ensemble. Et plus on monte dans la hiérarchie du pouvoir, plus la situation s'aggrave. Par exemple, les premiers ministres et les juges de la Cour suprême du Canada ont toujours été blancs. Les conférences fédérales-provinciales sont l'exemple le plus flagrant de non-représentativité: jusqu'à maintenant, elles ne réunissent que des hommes, blancs, bien portants, âgés de 40 à 65 ans, et chrétiens pour la plupart. Quel serait l'effet d'une plus grande présence des femmes aux assemblées législatives, au cabinet, dans le haut fonctionnariat et dans l'appareil judiciaire? De toute évidence, il serait moins probable que les intérêts des femmes soient laissés pour compte ou balayés, bien que la chose demeure possible. Mais, surtout, si l'allure du gouvernement était ainsi transformée, un plus grand nombre de femmes éprouveraient un sentiment d'appartenance par rapport au processus, ce qui les encouragerait sans doute à être plus exigeantes à son endroit. Prenons par exemple l'appareil judiciaire. La juge Bertha Wilson de la Cour suprême du Canada a affirmé que la plus grande participation des femmes avait transformé la Cour, pour la simple raison que les femmes ne voient pas la réalité selon la même optique. L'arrêt de la Cour dans l'affaire Lavallée montre bien cette transformation. Lyn Lavallée est inculpée du meurtre de son conjoint de fait, et elle plaide la légitime défense. Son avocat fait valoir que le conjoint de madame Lavallée était violent depuis longtemps, et que les agressions dont elle a été victime ont influé sur le geste qu'elle a posé. Un psychiatre vient témoigner des effets généraux de la violence répétée sur les femmes et des raisons pour lesquelles de nombreuses femmes demeurent dans des relations violentes. La Cour passe en revue certains principes existants de droit criminel et juge que madame Lavallée peut plaider la légitime défense parce qu'elle a été victime d'agressions physiques répétées, même si elle a abattu son conjoint à un moment où il ne l'agressait pas. Cet arrêt tient compte du fait que les dispositions concernant la légitime défense ont été élaborées dans l'optique de l'expérience des hommes (par exemple, les bagarres de tavernes) et non de celle des femmes (par exemple, l'incapacité de se sortir d'une relation violente). Des six juges qui ont signé le jugement majoritaire de madame Wilson, trois sont des femmes. L'importance d'accroître la participation des femmes dans l'ensemble du gouvernement n'a pas à être prouvée. Il n'est plus besoin de prétendre, par exemple, que toutes les femmes voient la réalité du même oeil, ou que toutes les femmes ne voient pas la réalité de la même façon que les hommes. De telles généralisations sont indéfendables et risquées. Mais nous pouvons justifier notre présence pour les raisons suivantes: 1- les personnes visées par les lois devraient être représentées dans les institutions qui les élaborent, les adoptent et les mettent en vigueur, 2- les femmes vivent des situations inconnues aux hommes, parce que la société traite les femmes et les hommes inégalement et aussi parce que les femmes peuvent devenir enceintes et donner naissance (ce qui veut dire, par exemple, que les femmes courent plus de risques de vivre dans la pauvreté en tant que parents seuls); 3- sans des exemples à suivre, les jeunes filles n'aspireront pas à la politique, à l'appareil judiciaire ou à la gestion, et l'exclusion des femmes durera. Le partage des compétences. 1- Le concept. Le partage des compétences entre le gouvernement fédéral et les gouvernements des provinces est au coeur du processus constitutionnel du Canada, à telle enseigne qu'il est difficile de l'analyser objectivement. Mais cet arrangement, comme tout arrangement entre êtres humains, est fort révélateur sur les personnes qui l'ont pris et sur les circonstances entourant leur décision. Les constitutions de certains pays sont unitaires, c'est-à-dire qu'elles prévoient un seul gouvernement central doté du pouvoir suprême de légiférer pour l'ensemble du pays. On trouve de telles constitutions au Royaume-Uni et en Nouvelle-Zélande. D'autres pays, comme le Canada, les États-Unis et l'Australie, ont arrêté des constitutions fédérales, qui habituellement prévoient deux ordres de gouvernement: un gouvernement central dont l'autorité s'étend à l'ensemble du pays pour certaines questions, et des gouvernements autonomes des provinces ou des États, habilités à gouverner sur leur territoire pour d'autres questions. Les gouvernements des provinces ou des États ne relèvent pas du gouvernement central; en effet, ils sont autonomes dans leur sphère de compétence. Par les négociations de 1867, les provinces du Haut-Canada (Ontario), du Bas-Canada (Québec), de la NouvelleÉcosse et du Nouveau-Brunswick ont concrétisé la confédération dans un document nommé Acte de l'Amérique du Nord britannique (que l'on appelle aujourd'hui Loi constitutionnelle de 1867) et créé un État fédéral plutôt qu'unitaire. Les parties souhaitaient asseoir un gouvernement central puissant tout en préservant l'autonomie régionale et culturelle, car des caractéristiques fondamentales bien ancrées distinguaient les provinces. Bien que la création d'un État unitaire ait été peu réaliste, certaines personnes y tenaient tout de même, surtout en Ontario. Sir John A Macdonald, qui favorisait un État unitaire, a dû se résigner à l'État fédéral, mais a néanmoins réussi à produire une constitution dont le pivot est un gouvernement central puissant. Par contraste, la constitution des États-Unis prévoyait à l'origine des gouvernements d'États puissants. Le fait que la Constitution du Canada penche maintenant pour la décentralisation et que celle des États-Unis tend plutôt vers un gouvernement central puissant montre bien qu'un texte constitutionnel n'est pas le seul facteur à déterminer la situation constitutionnelle d'un peuple. Les gestes posés par les gouvernements et la façon dont les tribunaux interprètent le texte constitutionnel peuvent transformer les arrangements initiaux. Au Canada, les notions de territorialité et d'autorité sous-tendent le concept du partage des compétences entre le gouvernement fédéral et les gouvernements des provinces. En tant que féministes, nous établissons un parallèle entre ces notions et la domination territoriale historiquement exercée par les hommes. Le régime de partage des compétences est le reflet de l'époque et du lieu où vivaient les pères de la Confédération, dans toute sa diversité géographique et culturelle, et surtout de l'identité de ces hommes. La façon dont les choses ont par hasard été faites il y a plus d'un siècle n'est de toute évidence pas la seule façon de procéder. 2- La mise en oeuvre. L'article 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 dresse la liste des domaines de compétence fédérale, et l'article 92, celle des domaines de compétence provinciale. Le gouvernement fédéral est habilité à «faire des lois pour la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada, relativement à toutes les matières ne tombant pas dans les catégories de sujets exclusivement assignés aux législatures des provinces». Outre ce pouvoir général, le Parlement jouit de l'autorité exclusive vis-à-vis de nombreuses autres questions, notamment «le service militaire», «le service postal», «la réglementation des échanges et du commerce», «le recensement», «la dette publique», «les poids et mesures», «l'intérêt de l'argent», «le cours monétaire», «les banques», «la navigation et les expéditions par eau», «le droit criminel», «les brevets d'invention et de découverte», «les Indiens et les terres réservées aux Indiens», ainsi que «la naturalisation et les aubains». Par l'article 92, les provinces reçoivent le pouvoir de légiférer sur diverses questions, entre autres «les maisons de correction», «l'administration des hôpitaux, asiles, institutions et hospices de charité», «les institutions municipales», «les ouvrages et entreprises de nature locale», «la propriété et les droits civils dans la province», et de nombreuses autres questions d'intérêt local ou touchant l'administration du gouvernement dans les provinces. L'article 93 accorde aux provinces la compétence exclusive en matière d'éducation, sous réserve des dispositions prévues à l'époque à l'égard des écoles confessionnelles. Chaque ordre de gouvernement a le droit de produire un revenu en prélevant des impôts et des taxes. Le Parlement et les assemblées législatives des provinces se partagent la responsabilité de l'appareil judiciaire. La compétence en matière d'exportation des ressources naturelles, des pensions de vieillesse, de l'immigration et de l'agriculture est commune, c'est-à-dire que les deux ordres de gouvernement ont le pouvoir de légiférer en ces domaines. La question de la langue ne figure pas parmi les sphères de compétence partagées entre les deux ordres de gouvernement en 1867. L'Acte de l'Amérique du Nord britannique exige que les deux langues soient permises au Parlement, à l'assemblée législative du Québec, dans les tribunaux de ressort fédéral et ceux du Québec, et que les lois du Canada et du Québec soient publiées dans les deux langues. Cette disposition est plus tard appliquée au Manitoba, quand cette province se joint à la Confédération en 1870. Les questions linguistiques et religieuses sont traitées indirectement, en ce sens que l'Acte confère le pouvoir de l'éducation aux provinces, tout en précisant toutefois que les systèmes séparés existants doivent être maintenus. Parallèlement, les artisans de l'Acte n'avaient pas prévu en 1867 certains aspects de la politique sociale et du droit social qui revêtent aujourd'hui une grande importance. Il a donc fallu les y ajouter plus tard. Songeons par exemple à l'assurance-chômage (1940), ainsi qu'aux pensions de vieillesse et aux prestations d'invalidité (1964). Normalement, ces programmes seraient de ressort provincial, mais par le biais de modifications constitutionnelles, ils ont pris la forme de programmes nationaux. Les nouveautés techniques ont également supposé de nouvelles interprétations. Les tribunaux ont statué, par exemple, que la réglementation en matière d'aéronautique relève de la compétence fédérale, étant donné que «la paix, l'ordre et le bon gouvernement du Canada» font partie de ses responsabilités. Il n'a jamais existé un domaine de compétence nommé «égalité entre les sexes». Jamais la question de savoir si des dispositions à cet égard étaient nécessaires n'a été débattue, encore moins celle de savoir si elles relèveraient du gouvernement fédéral, des gouvernements des provinces ou des deux à la fois. Voilà pourquoi les questions touchant l'égalité entre les sexes peuvent tomber sous le coup de lois fédérales ou provinciales, selon les circonstances. Par exemple, les deux ordres de gouvernement ont adopté des lois touchant les droits de la personne dans le but de proscrire la discrimination dans l'emploi. Quelle loi s'applique dans un cas donné? Il faut déterminer si l'employeur relève de la compétence fédérale ou provinciale. La compétence fédérale comprend la fonction publique fédérale, les sociétés d'État, la navigation et les expéditions par eau, le transport interprovincial et la communication. Dans tous les autres cas, les lois des provinces s'appliquent, étant donné que la réglementation des relations du travail relève de la catégorie «la propriété et les droits civils dans la province». Les tribunaux ont la responsabilité de trancher les litiges en matière de compétence entre les gouvernements fédéral et provinciaux. Par exemple, si les tribunaux jugent qu'une province a adopté une loi qui relève du droit criminel, domaine de compétence fédérale, ils l'invalideront pour les motifs qu'elle est inconstitutionnelle. A ce chapitre, la Constitution du Canada se distingue de celle du Royaume-Uni, qui ne permet pas l'examen législatif par les tribunaux. Jusqu'en 1982, notre Constitution se distingue aussi de celle des États-Unis, qui prévoit l'examen judiciaire des lois pour en assurer la conformité avec les droits et les libertés fondamentales, ainsi qu'avec les règles en matière de compétence. Ce n'est qu'en adoptant la Charte que le Canada a doté ses tribunaux du plus grand pouvoir d'examen dont ils jouissent à l'heure actuelle. Il arrive que les deux ordres de gouvernement adoptent des lois dans le même domaine. Par exemple, il peut exister une disposition au Code criminel contre le racolage et un arrêté municipal (qui relève de la compétence provinciale) contre les nuisances. Que faire si les deux lois sont conformes à la Constitution mais conflictuelles? Selon la règle de la suprématie parlementaire, la loi fédérale a préséance. Au fil des ans, les gouvernements fédéral et provinciaux en sont arrivés à des compromis pour régler leurs litiges en matière de compétence, notamment pour ce qui touche le programme d'assurance-chômage et les programmes sociaux évoqués plus haut. Les conférences fédérales-provinciales servent typiquement d'instrument de compromis: il s'agit d'une rencontre entre les premiers ou premières ministres, ou entre les ministres responsables d'un dossier précis. Ces conférences, qui vont dans le droit fil des arrangements très sérieux concrétisés dans la Loi constitutionnelle de 1867, peuvent également porter sur certains autres aspects de la Constitution, y compris les droits prévus à la Charte. Les pièges de ces rencontres sont ressortis au grand jour pendant la conférence fédérale-provinciale d'une semaine, en juin 1990, sur l'Accord du lac Meech. 3- Les écueils. Le silence de la Loi constitutionnelle de 1867 sur l'égalité entre les sexes va de pair avec un appareil judiciaire peu sensibilisé à la question. La plupart des causes de droit constitutionnel dont sont saisis les tribunaux avant l'adoption de la Charte portent sur des questions de compétence. Par la force des choses, tout litige est formulé de ce point de vue. Avant la Charte, même les causes touchant la liberté d'expression ou la discrimination fondée sur la race se limitent à tenter de déterminer quel gouvernement a le pouvoir de restreindre les droits, et lequel ne l'a pas. Il existe certes de meilleures façons de protéger les droits et les libertés fondamentales. Même si elles n'ont pas eu voix au chapitre, les femmes sont nettement touchées par le partage des compétences énoncé à la Loi constitutionnelle de 1867. En fait, le partage des compétences entre les gouvernements fédéral et provinciaux fragmente la vie des femmes. Le droit de la famille en est un bon exemple. Le gouvernement fédéral est responsable en matière de mariage et de divorce, alors que les gouvernements des provinces ont le pouvoir quant à la célébration des mariages et à la régie de la propriété et des droits civils. Les provinces peuvent donc promulguer des lois exigeant le versement de pensions alimentaires, assurant le partage du patrimoine familial et prévoyant la mise en tutelle, la garde, l'adoption et la légitimité des enfants. Mais la Loi sur le divorce confère au gouvernement fédéral des pouvoirs relatifs aux pensions alimentaires et aux ordonnances de garde et de droits de visite, bien qu'elle ne compte aucune disposition sur les ordonnances de partage du patrimoine familial. Qui plus est, les provinces sont habilitées à légiférer sur la célébration du mariage, mais non sur sa dissolution. Quel est l'effet sur les femmes du partage des compétences en matière de droit de la famille? Souvent, une femme qui tente d'obtenir et de faire exécuter une ordonnance de partage du patrimoine familial, de garde ou de pension alimentaire pour elle et ses enfants est renvoyée d'un tribunal à un autre, et même d'une province à une autre. Si, en raison de nouvelles circonstances, elle doit faire modifier une ordonnance, elle peut se buter encore à d'autres écueils en matière de compétence. Les pères de la Confédération n'avaient de toute évidence pas à l'esprit le bien-être des familles quand ils ont déterminé le partage des compétences et les attributions des divers tribunaux: ils visaient plutôt à créer des structures qui répondraient aux besoins juridiques des gouvernements et du secteur commercial. La possibilité de litiges touchant par exemple le partage du patrimoine familial ou la garde des enfants ne leur aurait même pas effleuré l'esprit car, à cette époque, le divorce n'est qu'exceptionnellement accordé, les femmes n'ont aucun droit touchant les biens de leurs conjoints, et les hommes jouissent du droit presque absolu de garde des enfants. On ne s'est que récemment attelé à la tâche d'aplanir les difficultés créées par le partage des compétences, en mettant sur pied des cours unifiées de la famille dans certaines provinces. Les programmes sociaux sont un autre exemple de fragmentation. En vertu du partage des compétences, les gouvernements des provinces sont habilités à légiférer en matière de régimes de retraite, de prestations d'invalidité, de financement des garderies, de refuges pour femmes battues, bref, de presque tous les programmes sociaux. Mais le gouvernement fédéral a de plus vastes pouvoirs fiscaux, ce qui signifie que l'élaboration et le financement des programmes sociaux d'envergure nationale s'inscrivent dans un processus très long et fort complexe. Le gouvernement fédéral perçoit les impôts nécessaires et verse aux provinces des paiements de transfert destinés aux programmes d'assistance sociale, d'assurance-santé et d'éducation. Ces questions étant de compétence exclusivement provinciale, les provinces s'opposent à ce que des conditions soient rattachées au versement des fonds. Pour sa part, le gouvernement fédéral accepte mal que les provinces puissent affecter ces fonds à l'aménagement d'autoroutes ou de stades, c'est-à-dire à des fins qui n'ont rien à voir avec les programmes sociaux. La modification de la Constitution. 1- Avant 1982. Avant 1982, la plupart des modifications apportées à la Constitution doivent prendre la forme d'une loi adoptée par le Parlement du Royaume-Uni. La convention veut que le Parlement britannique adopte d'office une loi soumise par le Canada, mais rien ne garantit le respect de cette convention (surtout si le gouvernement fédéral procède unilatéralement). L'arrêt de la Cour suprême dans le Renvoi relatif au projet de résolution constitutionnelle montre sans équivoque que c'est par convention, et non en vertu d'une règle juridique, que les modifications sont faites à la demande conjointe du gouvernement fédéral et d'un nombre important de provinces. Le processus de modification a lui-même été modifié dans la Loi de 1982 sur le Canada, adoptée par le Parlement du RoyaumeUni. 2- La situation actuelle. La Loi constitutionnelle de 1982 prévoit cinq processus différents de modification de la Constitution: 1) L'article 38 énonce une formule générale de modification, selon laquelle la Constitution peut être modifiée par des résolutions du Parlement fédéral et des assemblées législatives des deux tiers des provinces dont la population représente 50 pour 100 de la population du pays. L'exigence en matière de population signifie qu'une résolution de l'Ontario ou du Québec est essentielle. L'exigence en matière de nombre signifie qu'aucune modification ne peut être entérinée sans l'accord d'au moins une des provinces de l'Ouest et d'au moins une des provinces de l'Atlantique (l'exigence des deux tiers correspond à sept provinces à l'heure actuelle). Cette formule de modification s'applique dans tous les cas, outre ceux qui sont expressément prévus à la Loi. Ainsi, par exemple, elle s'applique aux modifications de la Charte canadienne des droits et libertés et aux cas précisés à l'article 42, notamment les suivants: a) le principe de la représentation proportionnelle des provinces à la Chambre des communes; b) les pouvoirs du Sénat, le mode de sélection des sénateurs et des sénatrices et le nombre de sénateurs et de sénatrices par lesquels une province est habilitée à être représentée; c) la Cour suprême du Canada (sauf pour ce qui est de sa composition, qui ne peut être modifiée sans le consentement unanime de toutes les parties); d) la création de nouvelles provinces et le rattachement des territoires aux provinces existantes. L'article 39 impose un délai de trois ans à l'adoption des résolutions nécessaires. Si toutes les conditions sont remplies, le gouverneur général ou la gouverneure générale peut proclamer la modification, qui entre ainsi en vigueur (dans les dernières heures de l'Accord du lac Meech, on a pu constater que l'application de ce délai n'est pas du tout évidente). 2) L'article 41 précise que toutes les assemblées législatives (fédérale et provinciales) doivent se mettre d'accord sur les modifications à la Constitution touchant: a) la charge de Reine, celle de gouverneur général ou de gouverneure générale et celle de lieutenant-gouverneur ou de lieutenante-gouverneure; b) le nombre de députés et de députées d'une province à la Chambre des communes; c) l'usage du français ou de l'anglais (dans certains cas); d) la composition de la Cour suprême du Canada; e) la modification du processus de modification. 3) L'article 43 prévoit un processus de modification des dispositions touchant certaines provinces seulement (notamment la modification des frontières interprovinciales). Dans de tels cas, le Parlement et les assemblées législatives des provinces touchées doivent se mettre d'accord. 4) L'article 44 prévoit le processus de modification relativement au pouvoir exécutif fédéral, au Sénat ou à la Chambre des communes (sauf pour les questions touchant les droits des provinces, en vertu des articles 41 ou 42). Le Parlement a compétence exclusive dans ces cas. 5) L'article 45 permet aux assemblées législatives des provinces de modifier leurs constitutions, sauf s'il s'agit de la charge de lieutenant-gouverneur ou de lieutenante-gouverneure. Si l'on étudie les constitutions d'autres États fédéraux, on constate que l'exigence d'unanimité que renferme notre Constitution est exceptionnelle. Or elle s'explique par notre cheminement historique plutôt que par la raison. L'échec de l'Accord du lac Meech montre bien que l'unanimité peut faire obstacle à la modification de la Constitution. La Charte canadienne des droits et libertés. 1- Structure générale de la Charte. La Charte canadienne des droits et libertés fait partie de la Loi constitutionnelle de 1982. Tous les articles de la Charte sont entrés en vigueur le 17 avril 1982, sauf pour l'article 15 qui énonce les droits à l'égalité, dont l'adoption a été retardée jusqu'au 17 avril 1985. Avant la Charte, rien ne protégeait vraiment la population contre la violation par le gouvernement des droits et libertés fondamentales comme la liberté d'expression, la liberté de religion et l'égalité devant la loi. Il existait bien sûr une Déclaration canadienne des droits, adoptée en 1960, qui protégeait certains de ces droits et libertés, mais la Déclaration n'était qu'une loi comme toutes les autres; son libellé est d'ailleurs beaucoup plus limité que celui de la Charte. De plus, la Déclaration ne s'appliquait qu'au gouvernement fédéral alors que la Charte vise tant le gouvernement fédéral que les gouvernements des provinces (et vraisemblablement les gouvernements secondaires comme ceux des municipalités). La Charte est inviolable, c'est-à-dire qu'elle fait partie intégrante de la Constitution et qu'elle ne peut être modifiée qu'en vertu du processus de modification de la Constitution. Le gouvernement fédéral ou celui d'une province est donc incapable de modifier facilement ou unilatéralement la Charte. Celle-ci fait partie de la «loi suprême du Canada», ce qui veut dire que toute loi qui va à son encontre est invalide. La Cour suprême du Canada énonce ces principes généraux dans l'un de ses premiers arrêts concernant la Charte: «La Constitution d'un pays est l'expression de la volonté du peuple d'être gouverné conformément à certains principes considérés comme fondamentaux et à certaines prescriptions qui restreignent les pouvoirs du corps législatif et du gouvernement. Elle est, comme le déclare l'art. 52 de la Loi constitutionnelle de 1982, la «loi suprême» de notre pays, qui ne peut être modifiée par le processus législatif normal et qui ne tolère aucune loi incompatible avec elle. Il appartient au pouvoir judiciaire d'interpréter et d'appliquer les lois du Canada et de chacune des provinces et il est donc de notre devoir d'assurer que la loi constitutionnelle a préséance». Article 1 - Garanties et limites. «La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énoncés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique». Cet article a deux fonctions importantes. D'abord, il garantit les droits et libertés précisés ailleurs dans la Charte. Ensuite, il donne le droit aux gouvernements d'empiéter sur ces droits dans certaines circonstances. L'arrêt récent de la Cour suprême sur le racolage en vue de la prostitution montre bien la double fonction de l'article 1. En vertu de l'alinéa 213(1)(c) du Code criminel, «est coupable d'une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire quiconque, dans un endroit soit public soit situé à la vue du public et dans le but de se livrer à la prostitution ou de retenir les services sexuels d'une personne qui s'y livre arrête ou tente d'arrêter une personne ou, de quelque manière que ce soit, communique ou tente de communiquer avec elle». Selon la majorité de la Cour, cet article est incompatible avec le paragraphe 2(b) de la Charte, qui protège le droit à la liberté d'expression, mais il est justifiable parce que le Parlement tend ainsi vers un objectif étatique essentiel, celui de supprimer la nuisance qu'est pour la société le racolage dans les rues. Qui plus est, la majorité de la Cour estime que le droit de communiquer avec quelqu'un pour discuter de l'échange d'argent contre des services sexuels n'est pas l'un des plus importants. Les juges Wilson et L'heureux-Dubé, les deux femmes à instruire l'affaire, ne sont pas d'accord. Selon elles, la loi n'est pas justifiable en vertu de l'article 1: «le fait de communiquer ou de tenter de communiquer avec quelqu'un dans un endroit public en vue de la vente de services sexuels ne crée pas automatiquement une nuisance, pas plus que le fait de communiquer ou de tenter de communiquer avec quelqu'un sur un trottoir en vue de promouvoir la candidature d'une personne pour les élections municipales. De plus, comme je l'ai déjà mentionné, la prostitution est en soi une activité parfaitement légale et l'objectif déclaré du législateur n'est pas de la rendre illégale mais seulement, comme le ministre de la Justice l'a souligné à l'époque, de s'attaquer à la nuisance créée par la sollicitation de rue. Il me semble que la criminalisation des activités de communication par des personnes qui se livrent à une activité légal ne causant de tort à personne ne peut se justifier par l'objectif que le législateur a invoqué. Elle n'est pas assez soigneusement adaptée à cet objectif et constitue une entrave plus grave à la liberté individuelle que ne pourrait justifier l'objet déclaré du législateur». Cet exemple montre le processus à suivre par les juges: il leur faut d'abord déterminer si une loi va à l'encontre de la Charte et, si oui, décider si la loi profite à la société dans son ensemble à un point tel qu'il est justifié de porter atteinte aux droits individuels en cause. Cet exemple montre aussi qu'il n'est pas facile de trancher les questions de violation de l'article 1. Les magistrats et les magistrates ont appliqué la même loi, mais en sont venus à des conclusions fort différentes dans cette affaire. La prostitution est une question sur laquelle sont partagées les féministes. Néanmoins, la plupart d'entre elles sont sans doute mal à l'aise vis-à-vis du dénouement de cette affaire. En effet, cette loi contre le racolage met les prostituées des rues en danger, car elle les encourage à se dérober aux forces policières et donc à s'exposer à des attaques. Dans une affaire antérieure, la Cour avait pourtant jugé que la communication dans le but d'un avantage pécuniaire est protégée par la garantie de liberté d'expression. En accordant plus d'importance au besoin de la société de se protéger contre la nuisance qu'au droit des prostituées à la liberté d'expression, la Cour a laissé pour compte la sécurité d'un groupe composé majoritairement de femmes. Finalement, cette affaire met en évidence les limites du pouvoir des tribunaux. Un jugement en faveur du droit des prostituées à la liberté d'expression n'aurait pas nécessairement amélioré leurs conditions de vie. Les organisations de femmes, entre autres, ont mis en doute le bien-fondé d'inclure l'article 1 dans la Charte, étant donné que les tribunaux sont ainsi habilités à permettre des violations aux droits qui y sont prévus. Mais l'article 1 permet aussi aux tribunaux de valider des lois qui profitent aux femmes et qui sont contestées parce qu'elles enfreignent les droits individuels. Songeons par exemple aux dispositions du Code criminel interdisant la publication du nom des victimes d'agression sexuelle, qui ont été validées en vertu de l'article 1. L'ancien juge en chef de la Cour, le juge Dickson, a expliqué que les tribunaux ne devaient pas consentir à ce que la Charte serve à invalider les progrès législatifs réalisés par les groupes défavorisés de la société. L'article 1 est le mécanisme par lequel la Cour peut empêcher un tel recul. L'article 1 fait par ailleurs ressortir le nouveau rôle que confère la Charte à l'appareil judiciaire, c'est- àdire celui de préciser quels sont les droits fondamentaux, de déterminer si on y a porté atteinte, puis de mettre en balance la violation de ces droits et les intérêts de la société dans son ensemble. Même si les tribunaux ont tenté d'arrêter une méthode claire et prévisible à cette fin, il va de soi que le résultat peut dépendre de l'optique sociale et politique des juges qui instruisent une affaire en particulier. D'où l'importance du processus de nomination des juges et des programmes de formation de la magistrature. Article 33 - Vulnérabilité de la Charte. 33-(1) Le Parlement ou la législature d'une province peut adopter une loi où il est expressément déclaré que celle-ci ou une de ses dispositions a effet indépendamment d'une disposition donnée de l'article 2 ou des articles 7à 15 de la présente charte. Autrement dit, le Parlement ou l'assemblée législative d'une province peut adopter une loi qui va à l'encontre de la Charte. En vertu de l'article 33, qui porte le nom de «clause dérogatoire», de «clause de dérogation» ou improprement de «clause nonobstant», la protection de nombreux droits et libertés clefs de la Charte est donc incomplète, ce qui veut dire que ces droits et libertés ne sont pas inviolables. Seuls certains des droits et libertés énumérés sont exclus de l'article 33, soit les droits démocratiques, la liberté de circulation et d'établissement, les droits linguistiques et l'article 28 (qui précise que tout ce qui est dans la Charte s'applique également aux femmes et aux hommes). La plupart des droits et libertés dont nous avons parlé sont assujettis à la clause dérogatoire, notamment les suivants: - les libertés fondamentales (de religion, d'expression, de réunion pacifique, d'association); - les garanties juridiques (le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne, le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives); - les droits à l'égalité de l'article 15. La seule restriction au recours à l'article 33, c'est la mesure de temporisation qui limite la dérogation à une période de cinq ans. Seuls deux gouvernements ont eu recours à la clause dérogatoire jusqu'à maintenant, ceux de la Saskatchewan et du Québec. L'article 33 suscite la controverse parce qu'il dilue la protection absolue des droits prévus à la Charte. Certaines personnes estiment toutefois qu'un tel article est conforme au régime de gouvernement responsable, car dans bien des cas, il donne le dernier mot aux assemblées électives plutôt qu'à la magistrature. La présence des articles 1 et 33 distingue nettement notre Constitution de celle des États-Unis, qui ne contient aucune clause de ce genre. Les articles d'interprétation: 28, 27 et 25. Trois articles de la Charte orientent les tribunaux en matière d'interprétation des droits et libertés: 28- Indépendamment des autres dispositions de la présente charte, les droits et libertés qui y sont mentionnés sont garantis également aux personnes des deux sexes. 27- Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. 25- Le fait que la présente charte garantit certains droits et libertés ne porte pas atteinte aux droits ou libertés ancestraux, issus de traités ou autres des peuples autochtones du Canada, notamment: a) aux droits ou libertés reconnus par la proclamation royale du 7 octobre 1763; b) aux droits ou libertés existants issus d'accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d'être ainsi acquis. L'article 28 est manifestement de toute importance pour les femmes, et il s'agit de la clause d'interprétation exprimée avec le plus de conviction. En vertu de cet article, l'égalité entre les sexes est jugée de telle importance qu'il est interdit d'avoir recours à l'article 33 si une loi refuse un droit ou une liberté garantis par la Charte aux femmes (ou aux hommes). L'article 28 n'a pas été invoqué souvent dans les litiges basés sur la Charte, mais sa présence a peut-être influé sur la façon dont les tribunaux ont abordé ces litiges et d'autres questions, comme le droit à la liberté en matière de reproduction. C'est entre autres parce que l'article 28 n'était pas mentionné dans une partie de l'Accord du lac Meech que les organisations de femmes favorisaient le remaniement de l'Accord. Les articles 27 et 25 sont bien sûrs importants pour les femmes visées, c'est-à-dire les membres des communautés culturelles et les Autochtones. Mais ils sont aussi importants pour toutes les femmes du Canada, car ils témoignent du respect envers la diversité, élément clef des revendications égalitaires des femmes. Les recours - articles 24 et 52. L'inclusion d'un droit dans la Charte ne signifie pas pour autant qu'il est soutenu, et dans la plupart des cas, des mesures sont nécessaires pour en assurer le respect. Parfois, il faut agir dans le domaine politique, c' està-dire faire voir au gouvernement la nécessité de modifier les lois, les politiques ou les pratiques administratives pour les rendre conformes à la Charte. Voici, dans cette optique, le texte du paragraphe 52(1) de la Loi constitutionnelle de 1982: 52-(1) La Constitution du Canada est la loi suprême du Canada; elle rend inopérantes les dispositions incompatibles de toute autre règle de droit. Cet article devrait inciter les gouvernements à modifier les lois incompatibles avec les dispositions de la Constitution, mais ce n'est pas toujours le cas. En effet, il arrive souvent qu'on ne puisse s'entendre sur la compatibilité d'une loi ou d'une pratique avec la Charte. Le recours aux tribunaux peut être la solution à une telle impasse. Voici le texte du paragraphe 24(1) de la Charte: 24-(1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances. Cette disposition permet aux tribunaux, après avoir instruit une affaire, de rendre des ordonnances rendant effectives les dispositions de la Charte. Mais un tribunal ne peut agir que si une affaire se rend jusqu'à lui, et il est souvent fort difficile, sinon impossible, de soulever une question par voie judiciaire. En effet, il faut beaucoup, et même énormément, d'argent et de temps pour saisir les tribunaux d'une affaire. Pour certains types de litiges, on peut obtenir une aide financière limitée ou encore l'appui de groupes d'intervention, mais le processus judiciaire demeure habituellement hors de la portée de la personne moyenne. Il importe donc de songer à d'autres façons de provoquer le changement, d'autant plus qu'un litige porté devant les tribunaux n'est pas toujours la meilleure façon de procéder. Voilà donc en gros la structure de la Charte et les limites imposées aux droits et libertés qu'elle renferme. Voyons maintenant le contenu de la Charte, ainsi que les droits et libertés qu'elle prévoit. 2- Contenu de la Charte. Les droits et libertés que renferme la Charte relèvent de quatre catégories, les suivantes: les droits et libertés, les garanties juridiques, les droits du vingtième siècle et les clauses Canada. (a) Les droits et libertés. (i) Les libertés fondamentales. L'article 2 de la Charte, qui s'intitule «Libertés fondamentales», garantit les «libertés civiles» que l'on trouve traditionnellement dans toutes les déclarations des droits écrites. Ces libertés sont l'aboutissement d'une longue lutte vers la liberté individuelle dans la société occidentale. Voici le texte de cet article: 2. Chacun a les libertés fondamentales suivantes: a) liberté de conscience et de religion; b) liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression, y compris la liberté de la presse et des autres moyens de communication; c) liberté de réunion pacifique; d) liberté d'association. L'exercice de ces libertés est garanti aussi bien aux femmes qu'aux hommes (sans équivoque en vertu de l'article 28). D'une certaine manière, les libertés fondamentales garanties à l'article 2 consolident l'égalité des femmes. Par exemple, la juge Bertha Wilson de la Cour suprême du Canada a basé sa décision dans l'affaire Morgentaler sur la garantie de «liberté de conscience et de religion», qui empêche par ailleurs l'imposition d'une religion officielle au Canada. La liberté de réunion et d'association protège le droit des femmes de se réunir en groupes, de manifester, et ainsi de suite. Mais dans le contexte de l'activité syndicale, la majorité de la Cour suprême du Canada a interprété limitativement la liberté d'association. La décision de la Cour sur la constitutionnalité des organisations restreintes à l'un des sexes est fort attendue par les femmes. La garantie de liberté de pensée, de croyance, d'opinion et d'expression est une arme à double tranchant. Le paragraphe 2(b) garantit aux femmes le droit d'avoir et d'exprimer leurs points de vue, mais il ne leur garantit pas l'accès aux médias et donc à la diffusion de leurs points de vue. Voilà qui confère encore plus de pouvoir aux quelques personnes dont l'opinion est effectivement diffusée. Dans l'affaire Keegstra, la Cour suprême du Canada a jugé que les lois qui interdisent la fomentation de la haine contre les groupes minoritaires comme les Juifs contreviennent en fait à la liberté d'expression, mais sont justifiables en vertu de l'article l. Selon la Cour, ces lois sont fort précises et visent à promouvoir l'égalité en vertu de l'article 15 de la Charte, ainsi que le multiculturalisme prévu à l'article 27. La Cour ne s'est toujours pas prononcée dans une affaire concernant la constitutionnalité des dispositions du Code criminel sur la pornographie. La liberté d'expression peut faire échec aux droits des femmes sur un autre plan, celui de la protection de l'identité des survivantes d'agressions sexuelles pendant un procès. La Cour suprême du Canada a confirmé les dispositions du Code criminel à cet égard, rejetant les arguments d'un consortium de journaux voulant qu'elles portent atteinte à sa liberté d'expression. (ii) Les droits démocratiques. Les droits démocratiques prévus aux articles 3, 4 et 5 de la Charte vont de pair avec l'article 2, les libertés civiles. Voici le texte de l'article 3: 3- Tour citoyen canadien a le droit de vote et est éligible aux élections législatives fédérales ou provinciales. Ce n'est qu'au vingtième siècle que les femmes ont obtenu le droit de vote et le statut de personne. L'article 3, consolidé par l'article 28 (tous deux à l'abri de la clause dérogatoire), garantit aux femmes qu'à moins d'une modification de la Constitution, elles ne seront jamais privées du droit de vote par une assemblée législative. Selon l'interprétation que font les tribunaux de l'article 3, il doit être raisonnablement possible d'exercer son droit de vote et il faut atteindre, autant que faire se peut, le suffrage égalitaire. La Cour suprême du Canada a toutefois statué que le but premier de l'article 3 n'est pas de garantir la représentation selon la population, mais bien la représentation efficace. Le droit de vote est indispensable à la participation politique, mais il ne garantit toutefois pas la représentation positive. Il n'a pas su assurer aux femmes une participation minimale au processus de modification de la Constitution. Voilà pourquoi on doit s'interroger à savoir si des modes de scrutin qui assurent une meilleure représentation existent et si la démocratie représentative est le meilleur régime démocratique qui soit. Nous y reviendrons. (iii) La vie, la liberté et la sécurité de sa personne. Bien que l'article 7 de la Charte relève de la rubrique «garanties juridiques», il correspond de bien des façons aux libertés civiles. En voici le texte: 7- Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale. La garantie à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne que renferme l'article 7 n'est pas absolue, car elle est assujettie aux principes de justice fondamentale. Si ces principes sont respectés, les assemblées législatives peuvent adopter des lois permettant d'incarcérer, de soumettre à des fouilles et peut-être même d'exécuter quelqu'un. Quoi qu'il en soit, si la vie, la liberté ou la sécurité d'une personne est menacée par une loi ou une mesure du gouvernement, il est possible en vertu de l'article 7 d'en vérifier la conformité avec les principes de justice fondamentale. Les tribunaux ont statué qu'une loi contrevient à l'article 7 si elle permet la privation de la vie, de la liberté ou de la sécurité d'une personne sans équité procédurale. Ainsi, la Cour a invalidé en vertu de l'arrêt Singh les dispositions sur l'évaluation des demandes de statut de réfugié que contenait la Loi sur l'immigration, car elles ne prévoyaient aucune audience. Toute loi incompatible avec les principes fondamentaux de notre régime juridique contrevient sans doute à l'article 7. Voilà pourquoi a été jugée inconstitutionnelle une loi provinciale qui permettait l'incarcération d'une personne qui conduisait son véhicule sans savoir que son permis lui avait été retiré provisoirement. Qui a droit à la protection de l'article 7? La Cour suprême du Canada a statué que les sociétés en sont exclues, mais elle n'a toujours pas déterminé si «chacun» comprend un foetus, ce qui revêt une grande importance pour les femmes. Bien que le statut constitutionnel du foetus n'ait pas été tranché par la Cour, celle-ci dit sans détour dans les affaires Daigle C Tremblay et R C Sullivan et Lemay qu'à moins qu'une assemblée législative ne décide du contraire (et encore là), un foetus n'est pas une «personne» en vertu du Code criminel, ni dans la common law anglo-saxonne, ni dans le droit civil du Québec. Les tribunaux en sont à donner un sens aux expressions «la vie, la liberté et la sécurité de sa personne». Selon certains tribunaux, la liberté englobe non seulement la liberté physique, mais aussi le droit d'exercer une profession, entre autres. Mais ils ont également statué que l'article 7 ne comprend pas les droits de propriété et les droits économiques. Quant aux droits sociaux comme le droit à l'alimentation, à l'abri et aux soins de santé, les tribunaux n'ont pas encore déterminé s'ils sont protégés par l'article 7. Si c'était le cas, les gouvernements seraient obligés de mettre sur pied et de financer les programmes nécessaires. De telles ordonnances ne sont habituellement pas rendues par les tribunaux ou respectées par les gouvernements, ce qui les rend donc fort improbables. Dans l'affaire Morgentaler, la juge Bertha Wilson dent les propos suivants sur la notion de «liberté»: «Ainsi, un aspect du respect de la dignité humaine sur lequel la Charte est fondée est le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l'État. Ce droit constitue une composante cruciale du droit à la liberté». De plus, elle a ceci à dire au sujet de la décision d'une femme de se faire avorter: «Ce n'est pas seulement une décision d'ordre médical; elle est aussi profondément d'ordre social et éthique. La réponse qu'elle (la femme) y donne sera la réponse de tout son être. Il est probablement impossible pour un homme d'imaginer une réponse à un tel dilemme, non seulement parce qu'il se situe en dehors du domaine de son expérience personnelle, mais aussi parce qu'il ne peut y réagir qu'en l'objectivant et en éliminant par le fait même les éléments subjectifs de la psyché féminine qui sont au coeur du dilemme». Selon la juge Wilson, l'histoire des droits humains est aussi l'histoire des hommes qui luttent contre un appareil étatique impérieux. Le but de la lutte pour les droits des femmes, c'est de mettre les femmes dans la même situation que les hommes: «Ainsi les besoins et les aspirations des femmes se traduisent seulement aujourd'hui en des droits garantis. Le droit de se reproduire ou de ne pas se reproduire, qui est en cause en l'espèce, est l'un de ces droits et c'est à raison qu'on le considère comme faisant partie intégrante de la lutte contemporaine de la femme pour affirmer sa dignité et sa valeur en tant qu'être humain». En revanche, c'est en invoquant le droit à la «sécurité de sa personne» et non à la «liberté» que la majorité de la Cour a invalidé l'ancienne loi sur l'avortement, plus précisément l'article 251 du Code criminel, dans l'affaire Morgentaler. (b) Les garanties juridiques. Les garanties juridiques correspondent à la protection de l'individu contre l'exercice du pouvoir étatique, que ce soit par l'entremise de la police, de l'administration gouvernementale ou des tribunaux. Les garanties juridiques relèvent de trois catégories: les protections fondamentales, les droits en matière de droit criminel et les droits des témoins. (i) Les protections fondamentales (articles 7, 8, 9, 10 et 12). Nous avons parlé de l'article 7 dans le contexte des «droits fondamentaux». Y est énoncé le principe de base qui sous-tend toutes les garanties juridiques, à savoir que si l'État s'immisce dans la vie, la liberté ou la sécurité d'une personne, il doit justifier ses actes. L'article 7 énonce le droit général, qui est appliqué à des cas précis dans les articles allant de 8 à 14. Voici le texte de l'article 8: 8- Chacun a droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives. L'individu est ainsi protégé contre toute loi ou activité (de la police ou d'un autre corps) concernant les fouilles (d'une personne), les perquisitions (d'un lieu) et les saisies (d'un objet). La Cour suprême du Canada a statué que l'article 8 consolide l'aspiration raisonnable d'un individu à la vie privée. Comme certains des autres droits protégés par la Charte, le droit à la vie privée est à double tranchant pour les femmes. Aux États-Unis, la protection constitutionnelle du droit à l'avortement a été basée sur le droit à la vie privée, mais les décisions rendues depuis montrent qu'il s'agit là d'une base précaire. Parallèlement, s'ils font valoir le caractère «privé» ou «domestique» de la violence conjugale, les arguments à l'appui du droit à la vie privée peuvent exposer les femmes à l'isolement domestique et aux agressions. Les articles 9 et 12 limitent eux aussi la portée du pouvoir étatique en matière d'arrestation ou de détention, d'une part, et de traitements cruels et inusités, d'autre part. L'article 10 énonce les droits des personnes arrêtées ou détenues par la police, les autorités douanières ou par d'autres mandataires de la loi. (ii) Les droits en matière de droit criminel (article 11). Les droits prévus à l'article 11, ceux d'être jugé dans un délai raisonnable et de bénéficier d'un procès public et équitable devant un tribunal indépendant et impartial, sont à l'origine de litiges qui battent en brèche certains objectifs féministes. Par exemple, dans l'arrêt Seaboyer rendu en 1991, la Cour suprême du Canada statue que les dispositions du Code criminel interdisant la présentation d'éléments de preuve sur le comportement sexuel antérieur d'une plaignante vont à l'encontre du droit à un procès équitable prévu au paragraphe 11(d). Même si elles sont loin d'être parfaites, ces dispositions ont été arrachées après une longue lutte par les organisations de femmes qui jugeaient essentielle une telle protection. (iii) Les droits des témoins (articles 13 et 14). L'article 13 s'applique à quiconque est témoin dans une procédure de droit criminel ou civil. En voici le texte: 13- Chacun a droit à ce qu'aucun témoignage incriminant qu'il donne ne soit utilisé pour l'incriminer dans d'autres procédures, sauf lors de poursuites pour parjure ou pour témoignages contradictoires. L'article 13 est la version canadienne du cinquième amendement de la constitution des États-Unis, à ceci près qu'en vertu du droit canadien, les témoins ne peuvent pas refuser de répondre à une question pour le motif qu'elle est susceptible de les incriminer. Il leur faut donc répondre (sous peine de sanction), mais l'article 13 garantit que leur réponse ne servira pas à les incriminer dans d'autres procédures. Dans bien des cas, une conjointe est traitée comme tout autre témoin, c'est-à-dire qu'on peut l'obliger à témoigner contre son conjoint. L'article 14 revêt une grande importance pour les femmes malentendantes ou qui ne parlent pas la langue dans laquelle se déroule une procédure. En voici le texte: 14- La partie ou le témoin qui ne peuvent suivre les procédures, soit parce qu'ils ne comprennent pas ou ne parlent pas la langue employée, soit parce qu'ils sont atteints de surdité, ont droit à l'assistance d'un interprète. Même si l'on fournit les services d'interprétation depuis un bon moment déjà dans la plupart des tribunaux, il est tout de même important que cette pratique soit inscrite à titre de droit inviolable dans la Constitution. Le libellé de l'article ne laisse aucun doute: il s'applique à toute procédure, qu'elle soit de droit criminel ou de droit civil, ou qu'il s'agisse d'une audience devant un corps comme un tribunal du travail. (c) Les droits du 20e siècle. Cette expression désigne les droits qui ne sont protégés que depuis quelques années au Canada et ailleurs dans le monde. Il s'agit des droits à l'égalité prévus aux articles 15 et 28 et des droits des groupes énoncés aux articles 25 et 27. (i) Les droits à l'égalité. Voici le texte de l'article prévoyant les droits à l'égalité: 15-(1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques. (2) Le paragraphe (1) n'a pas pour effet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer la situation d'individus ou de groupes défavorisés, notamment du fait de leur race, de leur origine nationale ou ethnique, de leur couleur, de leur religion, de leur sexe, de leur âge ou de leurs déficiences mentales ou physiques. Au moment où la Charte a été élaborée, les articles 15 et 28 étaient d'importance capitale pour les femmes. Quoique imparfaits, ces articles permettront éventuellement d'asseoir une base constitutionnelle pour les litiges en matière d'égalité qui soit beaucoup plus solide que dans la plupart des autres pays. Jusqu'à maintenant, peu de litiges basés sur les droits des femmes en vertu de l'article 15 ont été portés devant les tribunaux. Mais il y a lieu d'être optimistes, car certains arrêts de la Cour suprême font mention des droits à l'égalité et des lois sur les droits de la personne. Qui plus est, étant donné que la Charte est considérée comme le reflet des valeurs du pays, de solides dispositions sur l'égalité peuvent donner le ton à la politique et à la prise de décisions. En 1989, le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme a publié un livre intitulé La Charte canadienne et les droits des femmes: progrès ou recul?, rédigé par Gwen Brodsky et Shelagh Day. Les auteures y font un examen minutieux des litiges fondés sur les droits à l'égalité dont sont saisis les tribunaux dans les trois années qui suivent l'entrée en vigueur de l'article 15. Elle avancent aussi certaines théories sur l'égalité. Pour éviter de reproduire leur travail, nous passerons brièvement sur la question des droits à l'égalité. L'article 15 a notamment soulevé la préoccupation suivante: même s'il vise à supprimer les désavantages subis par les groupes traditionnellement victimes de discrimination, il peut servir d'autres fins. Ainsi, bon nombre des premiers litiges déposés en vertu de l'article 15 font valoir que la réglementation gouvernementale des commerces occasionne une inégalité en vertu de la Constitution. Par exemple, on a avancé que les règlements de zonage qui imposent des exigences différentes selon le quartier sont inconstitutionnels. Il était fort dangereux que le sens du mot «égalité» de l'article 15 soit galvaudé par de tels litiges. La Cour suprême du Canada a rejeté les trois premiers litiges de cet ordre. Selon la Cour, tout litige fondé sur l'article 15 doit porter sur les motifs énumérés de discrimination, par exemple la race, la religion et le sexe, ou sur des motifs semblables, et elle a fait ressortir le fil conducteur des motifs énumérés: il s'agit des caractéristiques de groupes historiquement victimes de discrimination, qu'elle décrit comme étant des minorités distinctes et isolées. Elle a de plus précisé que pour déterminer si un groupe est protégé en vertu de l'article 15, il faut voir «la place occupée par le groupe dans les contextes social, politique et juridique de notre société». La Cour pourrait donc dresser par exemple un parallèle entre la discrimination basée sur l'orientation sexuelle et la discrimination pour les motifs énumérés à l'article 15, déterminer que l'orientation sexuelle est un motif semblable aux motifs énumérés et conclure qu'une loi ou qu'un acte du gouvernement est inconstitutionnel et donc invalide. Dans ces arrêts, la Cour s'est basée sur les principes élaborés en vertu des lois sur les droits de la personne pour définir le mot a discrimination». Dans l'optique de sa définition, l'article 15 de la Charte proscrit toute discrimination, qu'elle soit voulue ou non. Par exemple, si une université conçoit un pavillon dépourvu d'ascenseurs menant aux bureaux du personnel enseignant, ce n'est pas nécessairement pour empêcher les étudiants et les étudiantes en fauteuil roulant de consulter leurs professeurs et leurs professeures. Mais telle en serait la conséquence. Les tribunaux ont statué que ce mode de discrimination involontaire est interdit en vertu des lois sur les droits de la personne. Une telle optique implique également que les principes élaborés en vertu de litiges fondés sur les droits de la personne, comme le fut Brooks C Canada Safeway (affaire qui porte sur l'exclusion des femmes enceintes des régimes d'assurance-invalidité), seront applicables aux litiges fondés sur la Charte. Les femmes enceintes défavorisées par la loi pourraient avancer qu'on a enfreint leurs droits en vertu de la Charte. L'arrêt Brooks permet également de faire valoir que l'avortement est une question d'égalité, ce qui signifie qu'une loi provinciale limitant le financement public des avortements en vertu du régime d'assurance-maladie serait inconstitutionnelle. Finalement, dans l'arrêt Brooks, la Cour suprême du Canada reconnaît concrètement la valeur de la maternité, et les femmes enceintes en récolteront de nouveaux avantages. Puisque l'accouchement et le soin des enfants ont toujours été le travail des femmes, travail non payé et souvent dévalorisé, il s'agit là d'une rupture fort heureuse avec la tradition. La Cour suprême, dans un autre litige fondé sur les droits de la personne et tranché au même moment que l'affaire Brooks, a déterminé que les lois sur les droits de la personne interdisant la discrimination fondée sur le sexe assurent également une protection contre le harcèlement sexuel, et qu'un employeur a l'obligation de fournir un milieu de travail exempt de harcèlement sexuel. La Cour a par ailleurs tenu compte des répercussions sur les employées du déséquilibre du pouvoir dans notre société: «Le harcèlement sexuel en milieu de travail est un abus de pouvoir tant économique que sexuel. Le harcèlement sexuel est une pratique dégradante, qui inflige un grave affront à la dignité des employés forcés de le subir. En imposant à un employé de faire face à des gestes sexuels importuns ou à des demandes sexuelles explicites, le harcèlement sexuel sur le lieu de travail est une atteinte à la dignité de la victime et à son respect de soi, à la fois comme employé et comme être humain». Les femmes peuvent augurer de cette approche de l'égalité une interprétation effective de l'article 15. Le paragraphe 15(2), qui prévoit les programmes de promotion sociale ou d'action positive, devrait nous permettre d'éviter ici le débat qui fait rage sur de telles mesures aux États-Unis. Que ces programmes soient prévus à la définition même des droits à l'article 15 fait nettement ressortir la signification de ces droits. Les programmes de promotion sociale sont destinés à éliminer le désavantage relatif, plutôt que de le perpétuer en traitant tout le monde de la même façon, peu importent les circonstances. (d) Les clauses Canada. Les clauses Canada sont ainsi nommées parce qu'elles portent sur des questions propres au Canada et sont le reflet de compromis politiques. Elles énoncent la relation entre les divers groupes de Canadiens et de Canadiennes définis par la langue, le statut d'Autochtone, la religion, les antécédents ethniques ou la région économique du pays. Contrairement aux droits de la Charte qui protègent l'individu contre l'État, les clauses Canada prévoient des droits collectifs destinés à préserver ou à promouvoir la situation des groupes dans la société. De l'article 16 à l'article 22, la Charte traite des langues officielles au Canada. Le français et l'anglais sont les langues officielles du Canada et du Nouveau-Brunswick; les neuf autres provinces n'ont pas choisi d'être officiellement bilingues, mais une province pourrait être incluse à ces articles si la Constitution était modifiée par une résolution de son assemblée législative, du Sénat et de la Chambre des communes. L'article 23 prévoit les droits à l'instruction dans la langue de la minorité. Dans certains cas, il est possible d'inscrire ses enfants à une école primaire et secondaire dans la langue minoritaire (français ou anglais). La Constitution comprend deux dispositions sur les Autochtones, l'une dans la Charte l'article 25, énoncé cidessus) et l'autre à l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, dont voici le texte: 35-(1) Les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés. (2) Dans la présente loi, «peuples autochtones du Canada» s'entend notamment des Indiens, des Inuit des Métis du Canada. (3) Il est entendu que sont compris parmi les droits issus de traités, dont il est fait mention au paragraphe (1), les droits existants issus d'accords sur des revendications territoriales ou ceux susceptibles d'être ainsi acquis. (4) Indépendamment de toute autre disposition de la présente loi, les droits - ancestraux ou issus de traitésvisés au paragraphe (1) sont garantis également aux personnes des deux sexes. Le paragraphe 35(4) a été ajouté en 1983 pour de nombreuses raisons, notamment parce que les femmes autochtones étaient traditionnellement victimes de discrimination en vertu de la Loi sur les Indiens. Quand une femme autochtone épousait un homme non autochtone, elle et ses enfants perdaient le statut. Mais quand un homme autochtone épousait une femme non autochtone, il conservait son statut et le transférait de plus à sa conjointe et à leurs enfants. Cette règle, empreinte de patriarcat victorien, faisait fi des rapports de filiation des peuples autochtones. Mais la Cour suprême du Canada a validé cette règle manifestement injuste encore en 1974, dans un litige en vertu de la Déclaration canadienne des droits. Les plaignantes s'en sont ensuite remises avec succès au Comité des Nations Unies sur les droits de la personne, en faisant valoir qu'une membre d'une communauté culturelle a le droit d'avoir des rapports avec les autres membres du groupe. Mais ce n'est qu'en 1985 que la Loi sur les Indiens est modifiée, et encore là, imparfaitement. En effet, les femmes autochtones qui ont perdu leur statut par mariage peuvent le recouvrer, mais elles n'ont pas d'office le droit d'adhérer à une bande ou d'avoir part aux ressources de la bande; qui plus est, les enfants de ces femmes ne peuvent recouvrer le statut, même si les enfants d'hommes autochtones et de femmes non autochtones jouissent toujours de leur statut. L'article 29 protège les arrangements constitutionnels existants relativement aux écoles confessionnelles, notamment le financement par le gouvernement de l'Ontario des écoles séparées catholiques romaines. L'article 27 traite de la composition ethnique et culturelle du Canada: 27- Toute interprétation de la présente charte doit concorder avec l'objectif de promouvoir le maintien et la valorisation du patrimoine multiculturel des Canadiens. Cet article prend tout son sens dans les cas où une loi est susceptible ou bien de favoriser les intérêts multiculturels, ou bien d'y faire échec. Par exemple, les dispositions du Code criminel interdisant la fomentation de la haine sont à l'avantage des groupes multiculturels. Mais les lois qui obligent la fermeture des commerces le dimanche, en présumant que le dimanche est la journée de repos de tout le monde, peuvent y porter atteinte. Finalement, la liberté de circulation et d'établissement prévue à l'article 6 permet à toute Canadienne et à tout Canadien à de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir» et prévoit que «tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit de gagner leur vie dans toute province». La seule restriction à cette liberté, c'est l'exigence «de justes conditions de résidence en vue de l'obtention des services sociaux publics». Cette restriction limite la liberté de circulation et d'établissement des personnes (surtout des femmes et des enfants) qui dépendent de ces services. Le paragraphe 6(4) permet aux provinces de prendre des mesures pour élever leur niveau de vie. Il préserve en effet le droit des gouvernements d'adopter des lois ou de mettre sur pied des programmes «destinés à améliorer la situation d'individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d'emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale». (e) Les silences de la Charte. Entre autres questions passées sous silence dans la Charte. il y a le droit de propriété, pourtant inclus dans la Déclaration canadienne des droits. La constitutionnalisation du droit de propriété revient sur le tapis de temps à autre, mais on n'est jamais allé de l'avant, entre autres parce qu'on n'en voit pas le besoin. La common law développée au fil des siècles s'est essentiellement intéressée à la réglementation et à la préservation du droit de propriété. D'autant plus que même si les tribunaux affirment que la Charte ne garantit pas le droit de propriété, ils rendent souvent des décisions qui vont dans le sens d'un tel droit. Par exemple, dans un des premiers litiges basés sur la Charte à lui être soumis, la Cour suprême a protégé un consortium de journaux contre une perquisition en vertu de la Loi sur la concurrence. Dans la principale affaire sur la liberté de circulation et d'établissement, la Cour a invalidé une loi qui empêchait les avocats et avocates de travailler dans des études nationales. En définitive, la constitutionnalisation du droit de propriété ne serait pas à l'avantage des femmes, parce qu'elles possèdent moins de biens que les hommes, d'autant plus qu'elle pourrait amoindrir les lois provinciales qui prévoient un juste partage du patrimoine familial en cas de divorce; dans la plupart des cas, les femmes sont la partie qui revendique le partage du patrimoine familial, non pas celle qui y résiste. Qui plus est, la constitutionnalisation du droit de propriété pourrait faire obstacle à la création et au maintien de programmes sociaux. Les femmes étant défavorisées sur le plan économique et assumant la responsabilité première du soin des enfants et des parents âgés, elles dépendent beaucoup plus des programmes sociaux que les hommes. La Charte passe également sous silence les droits sociaux, comme le droit à l'alimentation, à l'abri, aux services de santé et à l'éducation. Mais on pourrait voir dans certains articles de la Charte une protection tacite de ces droits. Certes, des expressions comme le «même bénéfice de la loi» à l'article 15 et «la sécurité de sa personne» à l'article 7 vont dans ce sens. De plus, l'article 36 de la Loi constitutionnelle de 1982 mérite qu'on s'y attarde. En voici le texte: 36-(1) Sous réserve des compétences législatives du Parlement et des législatures et de leur droit de les exercer, le Parlement et les législatures, ainsi que les gouvernements fédéral et provinciaux, s'engagent à: a) promouvoir l'égalité des chances de tous les Canadiens dans la recherche de leur bien-être; b) favoriser le développement économique pour réduire l'inégalité des chances; c) fournir à tous les Canadiens, à un niveau de qualité acceptable, les services publics essentiels. (2) Le Parlement et le gouvernement du Canada prennent l'engagement de principe de faire des paiements de péréquation propres à donner aux gouvernements provinciaux des revenus suffisants pour les mettre en mesure d'assurer les services publics à un niveau de qualité et de fiscalité sensiblement comparables. Cet article n'est pas de portée suffisante pour permettre aux femmes de revendiquer, par exemple, des ressources adéquates pour elles et leur enfants, mais il énonce néanmoins un principe qui pourrait s'avérer d'importance dans les décisions politiques ou judiciaires. Finalement, les droits prévus à la Charte n'engagent que les gouvernements et l'appareil judiciaire; ils excluent les individus. Par conséquent, si un propriétaire particulier refuse de louer un logement à une mère seule, celle-ci doit s'en remettre aux lois provinciales sur les droits de la personne. La Charte ne lui serait d'aucun secours dans de tels cas de discrimination. Qu'est-ce qui a façonné notre Constitution? Les années de l'avant-Charte. Les premières personnes qui colonisent le Canada arrivent d'Europe avec l'idée d'une constitution officielle et écrite, qu'elles imposent aux régimes autochtones déjà en vigueur en Amérique du Nord afin de réglementer l'exercice de leur pouvoir. Les colons poursuivent de plus la tradition de la subordination des femmes et, plus précisément, de leur exclusion de la prise des décisions publiques. Le système militaire et seigneurial, ainsi que l'Église de la Nouvelle-France, relèguent les femmes à un statut subordonné, quoique moins étouffant que celui de leurs soeurs européennes. Les femmes d'origine britannique sont vouées essentiellement au même sort dans le Nouveau-Monde. En tant qu'épouses ou filles, religieuses, servantes ou esclaves, les femmes travaillent dans les champs et les commerces, élèvent des enfants et entretiennent la flamme du foyer, tout un exploit dans les hivers rigoureux de leur pays d'accueil. La conquête de la Nouvelle-France en 1759 et le Traité de Paris qui en résulte en 1763 provoquent l'union des colonies sous la bannière britannique. En vertu des lois britanniques de colonisation, les colons imposent leur régime juridique au nouveau pays. La participation politique des femmes se limite à cette époque au rôle que jouent les femmes autochtones dans leurs communautés. Un grand nombre de femmes autochtones sont parmi les signataires des traités entre leurs peuples et les colons britanniques. En 1791, les colonies du Haut-Canada et du Bas-Canada se dotent de leur première constitution, à la britannique. Conçue en réaction à la guerre d'indépendance des États-Unis, elle traduit la loyauté des colonies à la monarchie et leur engagement à une autorité centrale puissante, soit le gouverneur choisi par la GrandeBretagne. Celui-ci à son tour nomme les membres d'un conseil exécutif, choisis parmi la riche élite de la société. La Constitution prévoit la création d'assemblées législatives au Haut-Canada et au Bas-Canada, mais celles-ci sont dépourvues de vrai pouvoir étant donné qu'elles sont limitées dans leur capacité de percevoir des impôts et des taxes et d'engager des dépenses. A le droit de vote toute «personne» du Haut-Canada et du Bas-Canada qui possède un certain minimum de biens immobiliers. Il semble aller de soi à l'époque que les femmes n'ont pas le droit de vote, mais l'assemblée législative du Nouveau-Brunswick juge tout de même qu'il est nécessaire de le préciser. Dans les autres colonies, les femmes profitent de l'ambiguïté et se rendent aux urnes. Bien que limitée, cette pratique suscite une vive controverse. En 1832, l'assemblée du Bas-Canada adopte une mesure interdisant aux femmes de voter. Le gouvernement britannique lui emboîte le pas la même année. Après l'union du Haut-Canada et du Bas-Canada, leur assemblée législative interdit à son tour aux femmes de voter en 1849. On avance maintes raisons pour justifier ces mesures, y compris la vulnérabilité des femmes à l'influence de leurs pères et de leurs conjoints et aux dangers d'un processus politique tumultueux. Officiellement donc, les femmes se voient refuser la participation au processus électoral, mais certaines d'entre elles réussissent tout de même à l'influencer indirectement. Épouses ou maîtresses d'hommes puissants, travailleuses dans les écoles, les usines, les établissements de santé et les ordres religieux, les femmes militent politiquement, tout en se tenant à leur place. Les femmes autochtones jouent un rôle de premier plan dans la traite des fourrures et dans d'autres activités commerciales, ainsi que dans leurs communautés. Les femmes contribuent au passage clandestin des esclaves américains en fuite, à la rébellion de 1837-1838 et à de nombreuses questions d'ordre local. Par exemple, elles mettent sur pied des associations religieuses ou des groupes de bienfaisance en réponse au crime et à la pauvreté dans les villes. Au cours des années 1850, trois groupes de femmes soumettent une pétition à l'assemblée législative du Haut-Canada, qui réclame le droit pour les femmes mariées de posséder en leur nom un bien immobilier. Elles obtiennent ce droit en 1859: la loi nécessaire est adoptée ici sans qu'il y ait eu précédent en Grande-Bretagne. Mais de toute évidence, il s'agit là d'un événement isolé. Ce n'est qu'un peu plus tard que les femmes revendiquent avec persistance l'amélioration de leur statut politique et économique. La première version de l'Acte de l'Amérique du Nord britannique est improvisée par des délégués du Canada, de Terre-Neuve, de la Nouvelle-Écosse, de l'Ile-du-Prince-Édouard et du Nouveau-Brunswick lors d'une réunion à Québec en 1864. Rejetée pendant une élection générale au Nouveau-Brunswick et jamais soumise à l'assemblée de la NouvelleÉcosse, cette version est néanmoins modifiée par les délégués de quatre provinces (le Haut-Canada, le BasCanada, la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick) et adoptée par le Parlement britannique en 1867. Plus tard, six autres provinces se joignent à la Confédération, la première étant le Manitoba en 1870 et la dernière, Terre-Neuve en 1949. Les femmes sont exclues des négociations sur l'Acte de l'Amérique du Nord britannique. Il n'existe au Canada aucune Abigail Adams, qui écrit en 1776 à son conjoint John Adams pour lui demander le traitement juste des femmes dans les lois de la nouvelle république américaine: «Dans le nouveau code de lois que vous devrez vraisemblablement élaborer, je vous prie de ne pas oublier les dames et de faire preuve à leur égard d'une plus grande magnanimité que ne l'ont fait vos ancêtres. Veuillez ne pas consentir aux époux un pouvoir illimité. Souvenez-vous que tous les hommes sont des tyrans en puissance. Si nous ne recevons pas dans votre code une attention particulière, nous sommes décidées à fomenter une rébellion. Je vous préviens que nous ne nous estimerons pas liées par un code de loi dans lequel nous n'avons aucune voix ou représentation». Malheureusement, ses conseils restent lettre morte, et à terme la rébellion s'avère nécessaire. S'il y a eu des mères de la Confédération, même dans les coulisses, les archives n'en font pas état. L'artisan de la Confédération, Sir John A Macdonald, est veuf pendant la période des négociations constitutionnelles. Un tableau de la reine Victoria, voilà la seule présence féminine dans la représentation des dernières négociations à Londres en 1866. Les préoccupations des femmes sont laissées pour compte dans le processus d'élaboration de la Constitution. Qui plus est, les femmes sont par la suite expressément exclues du développement politique du nouveau dominion du Canada. On leur interdit de voter. On les dissuade de prendre la parole en public. Peu après la Confédération, les femmes mettent en branle une campagne pour obtenir le droit de vote. En 1873, les femmes propriétaires en Colombie-Britannique sont les premières à obtenir le droit de vote, mais seulement aux élections municipales. Quand trois femmes décident d'exercer leur droit, elles sont accueillies dans le chahut et les railleries. Un droit juridique ne se traduit pas d'office en droit réel, et nombreux sont les obstacles officieux à la participation politique. Il reste qu'acquérir le droit juridique est une première étape indispensable. Le climat juridique entourant la campagne des suffragettes ressort des remarques d'un juge américain, cité par le juge Barker de la Cour suprême du Nouveau-Brunswick. Nous sommes en 1905, et la Cour interdit à une femme, Mabel Penery French, de poursuivre la carrière d'avocate: «Le droit civil, ainsi que la nature elle-même, ont toujours reconnu une vaste différence entre les sphères et les destinées respectives des hommes et des femmes. Le rôle de l'homme est, ou du moins devrait être, la protection et la défense des femmes. La timidité et la délicatesse naturelles et appropriées des femmes la rendent de toute évidence inaptes à de nombreux aspects de la vie publique. La destinée et le rôle premier des femmes, c'est de remplir les charges nobles et bienfaisantes d'épouse et de mère. Telle est la loi du Créateur. Les règles de la société civile doivent s'adapter à l'ordre naturel des choses et ne sauraient se baser sur des exceptions». La lutte contre «l'ordre naturel des choses» se poursuit, et les femmes militent pour le droit de vote sur de nombreux fronts. Il leur faut convaincre individuellement chaque assemblée législative provinciale et le Parlement fédéral. De 1916 à 1918, leurs efforts sont couronnés de succès au Manitoba, en Saskatchewan, en Colombie-Britannique, en Ontario et en Nouvelle-Écosse. En 1917, un gouvernement conservateur en quête d'appuis pour sa position pro-conscription accorde le droit de vote aux sujettes britanniques âgées de plus de 21 ans et qui comptent un membre de leur proche famille dans les forces armées canadiennes ou britanniques. Réélu, le gouvernement Borden étend l'année suivante le droit de vote aux femmes selon les mêmes modalités qu'aux hommes. En 1920, les femmes obtiennent le droit d'occuper une charge politique et de siéger au Parlement. Mais les Canadiennes ressortissantes de la Chine, du Japon et du Sud-est asiatique n'obtiennent totalement le droit de vote qu'après la Deuxième Guerre mondiale. Quant aux femmes de statut autochtone, elles ne peuvent voter aux élections fédérales qu'en 1960. Mais toutes ces réalisations ne font pas tomber la barrière législative à la participation politique des femmes, et plusieurs provinces s'entêtent dans leur refus. Le Québec est la dernière province à céder, n'accordant le droit de vote aux femmes qu'en 1940. A Terre-Neuve, les femmes ne peuvent exercer leur droit de vote qu'une fois âgées de 25 ans ou plus, et ce, jusqu'en 1946. Il reste encore à cette époque bien d'autres obstacles à franchir, car même des termes neutres peuvent exclure les femmes. Par exemple, quand les femmes demandent la représentation au Sénat, on leur répond que l'Acte de l'Amérique du Nord britannique les exclut expressément de cette charge, car il y est précisé que le Sénat doit se composer de «personnes ayant les qualités requises». Il faut l'affaire «personne» pour régler la question. La participation des femmes à la vie politique du Canada continue de se buter à des obstacles manifestes et cachés. Avant d'obtenir le droit de vote, la plupart des femmes demeurent à l'écart des partis politiques établis, étant donné leur corruption ou, au mieux, leur indifférence envers les intérêts des femmes. Mais après, certaines femmes s'engagent dans la politique partisane, notamment Agnès Macphail, élue à la Chambre des communes en 1921. Cette victoire politique n'a toutefois pas mené directement à l'égalité. Madame Macphail décrit ainsi ses premières années à la Chambre: «Certains députés me voyaient comme une intruse, d'autres se moquaient de moi, et seuls quelques-uns étaient franchement ravis d'avoir une femme parmi eux. D'une manière ou d'une autre, on me rappelait trop bien que j'étais une femme». Agnès Macphail siège jusqu'en 1940. Elle est la seule femme dans la Chambre jusqu'en 1935. De 1921 à 1971, seulement 18 femmes sont élues à la Chambre des communes, et seulement une douzaine de «personnes» de sexe féminin sont nommées au Sénat. En 1966, frustrée de l'inaction des hommes politiques dans les dossiers d'intérêt pour les femmes, une coalition d'organisations de femmes envoie des déléguées à Ottawa pour réclamer une commission royale d'enquête sur la situation des femmes. Elles essuient d'abord un refus. Mais une remarque désinvolte de la part d'une déléguée, Laura Sabia, fait la une des journaux: deux millions de femmes manifesteront sur la colline si la commission leur est refusée! Le gouvernement accède à leur demande. Nommée en 1967, la Commission royale d'enquête sur la situation de la femme au Canada a le mandat de recommander au gouvernement fédéral les mesures à prendre «afin d'assurer aux femmes des chances égales à celles des hommes dans toutes les sphères de la société canadienne». Les femmes profitent de cette première occasion de s'exprimer sur leur situation politique, juridique et économique: la Commission reçoit 468 mémoires et un millier de lettres. Dans son rapport final, la Commission décrit sans ambages la situation des femmes dans la vie publique du pays: «Dans les postes clés et surtout au gouvernement du Canada et au Parlement, la présence d'une poignée de femmes n'est qu'une vague reconnaissance symbolique de leurs droits. La voix du gouvernement est encore une voix masculine. L'élaboration de mesures politiques qui affectent la vie de tous les Canadiens demeure la prérogative des hommes. L'absurdité de la situation n'a jamais été plus apparente que lors des débats sur la modification de la loi sur l'avortement qui, à la Chambre des communes, ont été menés par 263 hommes et une femme. Les obstacles à la véritable participation des femmes à la vie politique, qu'ils viennent de préjugés, de responsabilités familiales mal réparties, ou du coût des campagnes électorales, doivent être examinés avec la réelle détermination de modifier le déséquilibre actuel». La Commission exhorte les femmes à «se montrer plus déterminées à se servir du droit qu'elles ont, en tant que citoyennes, de participer à la vie de leur pays» et formule des recommandations en vue de leur faciliter la tâche. Plus précisément, elle demande que soit accru le nombre de femmes nommées au Sénat, que soit supprimée l'exigence financière pour les sénateurs et sénatrices (soit la possession d'un terrain d'une valeur de 4 000 $ ou plus et une valeur nette de 4 000 $), que soient nommées plus de femmes à la magistrature, que toutes les provinces qui ne permettent pas encore aux femmes de siéger aux jurys soient tenues de le faire et, finalement, que soient intégrées à l'organisation de base des partis politiques les associations de femmes de ces partis. La Commission formule également des recommandations touchant la pauvreté, la famille, l'éducation, l'économie, les femmes autochtones, la liberté de choix en matière de reproduction et de nombreuses autres questions, le tout dans le but d'accroître les chances des femmes et ainsi de mettre en valeur leur aptitude à participer à la vie publique. La Commission propose en outre que le gouvernement fédéral et les gouvernements des provinces mettent sur pied des conseils de la situation des femmes chargés de voir à la mise en oeuvre de ses 167 recommandations. Elle demande que ces conseils soient comptables directement au Parlement ou aux assemblées législatives des provinces et qu'ils reçoivent les fonds et l'autorité nécessaires pour mener leur tâche à bien. Deux ans plus tard, en 1972, les femmes constatent qu'aucune suite n'a été donnée au rapport de la Commission. Elles décident donc d'y voir et s'organisent à l'échelle nationale pour créer le Comité canadien d'action sur le statut de la femme. Comme son prédécesseur du dix-neuvième siècle, le Conseil national des femmes du Canada, le Comité est un organisme de coordination non partisan qui regroupe une vaste gamme d'organisations politiques, religieuses et communautaires de femmes; et comme son prédécesseur également, le Comité consacrera le gros de ses ressources à tenter de convaincre les hommes politiques de l'importance des préoccupations des femmes. En dépit des recommandations formulées par la Commission royale d'enquête sur la situation de la femme au Canada, les femmes n'ont toujours pas de voix propre au gouvernement. Le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme et le Conseil du statut de la femme du Québec sont mis sur pied par leurs gouvernements respectifs en 1973. Mais leur pouvoir est limité parce qu'ils ne sont pas comptables directement au gouvernement ou à l'assemblée législative comme le voulait la Commission, mais plutôt à un ou une ministre. Ces conseils et les autres ont tout de même joué un rôle important en appuyant la recherche et le débat public sur les dossiers d'intérêt pour les femmes. La Loi constitutionnelle de 1982 et ses conséquences. Au moment même où les femmes multiplient leurs revendications, le gouvernement de Pierre Trudeau tente de se mettre d'accord avec les provinces sur la prise en main de la Constitution du Canada, c'est-à-dire sur le transfert de la Grande-Bretagne au Canada de l'autorité de modifier la Constitution. Ces pourparlers s'inscrivent dans une série de discussions et de propositions en ce sens depuis la Confédération. En 1931, le Parlement du Royaume-Uni adopte le Statut de Westminster, qui limite le pouvoir législatif du Parlement britannique touchant les dominions, dont le Canada. Mais une loi fait exception au Statut, soit l'Acte de l'Amérique du Nord britannique lui-même. Ainsi, le Canada est tenu de demander au Parlement britannique d'adopter une loi s'il désire modifier son document constitutionnel de base. Il en est ainsi jusqu'en 1982, année où le Parlement du Royaume-Uni adopte, à la demande du Parlement du Canada, la Loi de 1982 sur le Canada, dont fait partie la Loi constitutionnelle de 1982, qui comprend la Charte canadienne des droits et libertés, ainsi qu'un processus de modification de la Constitution du Canada. Il ne s'agissait pas simplement pour le Canada d'avoir le pouvoir nécessaire de modifier sa propre Constitution, mais aussi de pouvoir protéger constitutionnellement les droits et les libertés, qui sont à l'ordre du jour à cette époque, dans la foulée de la Crise d'octobre de 1970. Rappelons que le gouvernement invoque à ce moment la Loi sur les mesures de guerre et supprime les libertés civiles au Québec et partout ailleurs au Canada. Cette mesure gouvernementale extraordinaire fait ressortir l'absence de protection des droits et libertés fondamentales au Canada. La question des libertés civiles domine les débats politiques après la Deuxième Guerre mondiale et la Déclaration universelle des droits de l'homme proclamée par les Nations Unies en 1948. Le Parlement du Canada adopte en 1960 la Déclaration canadienne des droits (la Déclaration de Diefenbaker), qui admet certains droits de la personne et certaines libertés fondamentales, y compris «le droit de l'individu à l'égalité devant la loi et à la protection de la loi quels que soient sa race, son origine nationale, sa couleur, sa religion ou son sexe». La Déclaration n'est toutefois qu'une simple loi adoptée par le Parlement, et non un document constitutionnel inviolable. C'est pourquoi le Parlement est libre d'adopter des lois incompatibles avec ses dispositions et même de la révoquer quand bon lui semble. Sa portée est de plus restreinte par l'interprétation qu'en font les tribunaux, qui respectent le principe traditionnel de la suprématie du Parlement. Au Canada, comme dans d'autres pays occidentaux, le droit des femmes à l'égalité ne fait pas partie des libertés civiles, qui comprennent la liberté de parole, de réunion, de religion, ainsi que d'autres droits concernant les hommes. Les défenseurs des libertés civiles se préoccupent peu à cette époque de la discrimination contre les personnes fondée sur leur appartenance à un groupe précis (racial ou religieux, par exemple) et n'envisagent même pas l'appartenance des femmes à un tel groupe. En réponse à deux litiges maintenant d'une triste notoriété soumis en vertu de la Déclaration canadienne des droits, la Cour suprême du Canada maintient à cette époque des distinctions fondées sur le sexe qui sont discriminatoires envers les femmes. La réaction à ces arrêts prépare la voie à l'élaboration des dispositions sur l'égalité de la Charte. Dans d'autres domaines également, comme celui du droit de la famille, les femmes jugent inacceptables les décisions des tribunaux et des assemblées législatives. Elles se voient refuser leurs demandes d'une part du patrimoine familial, car aucune loi ne leur garantit ce droit. Par exemple, en 1974, la Cour suprême du Canada refuse à l'Albertaine Irène Murdoch une part du ranch qu'elle avait exploité avec son conjoint pendant les 25 années qu'avait duré leur mariage. La dissolution du mariage l'a laissée dans le dénuement, parce que le ranch était au nom de son conjoint uniquement. A cette époque, certaines provinces commencent à élaborer des lois prévoyant le partage du patrimoine familial au moment de la dissolution du mariage, et la plupart comptent déjà des codes des droits de la personne. Néanmoins, les droits des femmes reposent toujours sur des fondements juridiques précaires. Qui plus est, les assemblées législatives et les tribunaux, qui demeurent peu représentatifs de la population canadienne, ne sont pas au diapason des demandes des femmes pour un traitement égalitaire. Nous sommes à l'époque du mouvement de libération des femmes, du mouvement pour les droits civils aux ÉtatsUnis, du mouvement nationaliste au Québec et des revendications d'autodétermination des peuples autochtones. Les femmes veulent non seulement avoir voix au chapitre, mais aussi un rôle dans la prise des décisions qui les touchent. En dehors du cadre constitutionnel, elles sont très actives. Le mouvement des femmes suscite le débat public et fait bouger les choses par de multiples moyens: centres de femmes, refuges pour femmes victimes de violence, centres d'aide aux victimes de viol et comités syndicaux. Se font entendre les chercheuses, les militantes pour les garderies et pour toutes les réformes sociales et politiques, ainsi que les défenseures des droits juridiques des femmes, des droits des Autochtones et du droit à la liberté de reproduction. Le mouvement vibre non pas d'une voix, mais de nombreuses voix, pas toujours unies et pas toujours en harmonie. En dépit d'un militantisme fort répandu, les femmes ne sont pas mentionnées dans les archives sur la réforme constitutionnelle des années 1967-1982, dont le débat s'intensifie de 1978 à 1982. Par exemple, bien que de nombreuses femmes se fassent entendre devant le Comité spécial mixte du Sénat et de la Chambre des communes sur la constitution en 1972, le Comité ne mentionne les femmes en tant que groupe dans son rapport que pour dire qu'elles ont a avancé des arguments convaincants en faveur de l'égalité de traitement de la femme devant la loi et dans son application». En 1978, le comité de la Constitution mis sur pied par l'Association du barreau canadien publie un rapport de 148 pages, qui contient trois paragraphes sous la rubrique a Les droits à l'égalité» et rien sur les femmes. Il n'y a sans doute pas de quoi s'étonner, car le comité se compose de 12 hommes, fait appel à une équipe de recherche de deux hommes et consulte dix autres personnes, toutes des hommes. Comme au moment de la Confédération, le processus du débat constitutionnel des années 1970 est dominé par un petit groupe d'hommes - des politiques et des fonctionnaires des gouvernements fédéral et provinciaux, ainsi que des hommes de loi. Par l'entremise des conseils de la situation des femmes et du Programme de promotion de la femme du Secrétariat d'État (qui offre des fonds à divers groupes de femmes), les femmes du Canada participent plus que jamais au débat public. Mais de nombreuses barrières demeurent intactes. En 1987, les femmes composent presque 44 pour 100 de la population active, mais les travailleuses à plein temps gagnent toujours seulement 65,9 pour 100 du salaire des travailleurs à plein temps. La plupart des femmes continuent d'assumer seules le fardeau du soin des enfants et du travail ménager. Pour les femmes, les partis politiques représentent non pas une ouverture vers la vie politique, mais plutôt un obstacle de plus à surmonter. Non seulement les femmes ont moins de temps et moins d'argent que les hommes, mais elles sont aussi aux prises avec des stéréotypes tenaces sur la passivité et le rôle d'appoint des femmes dans la société et sur leur inaptitude à la vie politique. Au début des années 1980, 70 pour 100 des secrétaires de circonscriptions locales, mais seulement huit pour cent des personnes qui posent leur candidature dans ces circonscriptions, sont des femmes. La réforme constitutionnelle bat son plein vers la fin des années 1970 et le début des années 1980. Le gouvernement fédéral, incapable de s'entendre avec les provinces, annonce son intention de procéder unilatéralement à la prise en main du processus de modification de la Constitution et à l'élaboration d'une charte des droits. Un comité spécial mixte du Sénat et de la Chambre des communes tient des audiences publiques sur la charte proposée. Les groupes de femmes, entre autres, déposent des mémoires. Le comité recommande de nombreux amendements afin de renforcer le texte proposé. Au même moment, beaucoup de provinces contestent devant les tribunaux la constitutionnalité d'une mesure fédérale unilatérale. Des groupes représentant les peuples autochtones, ainsi que des délégations provinciales, exercent des pressions auprès des parlementaires britanniques, leur demandant de refuser d'adopter toute loi déposée uniquement par le gouvernement fédéral. La Cour suprême du Canada juge qu'il existe une convention constitutionnelle voulant que le gouvernement fédéral obtienne un degré appréciable de consentement provincial avant de modifier l'Acte de l'Amérique du Nord britannique d'une manière qui se répercute sur les compétences des provinces. Cette décision oblige les parties à reprendre les négociations, qui mènent à l'accord de novembre 1981. Chemin faisant, le Québec est exclu, et la voie est ainsi frayée au processus de négociations du lac Meech. Soulignons qu'à la demande de plusieurs provinces, la clause dérogatoire (l'article 33) est ajoutée à la Charte. D'autres luttes et décisions judiciaires se succèdent, et elles aboutissent finalement à un accord entre le gouvernement fédéral et neuf des dix provinces en novembre 1981. Cet accord porte sur la Charte dotée de la clause dérogatoire, le processus de prise en main de la Constitution, la compétence garantie des provinces en matière de ressources naturelles et une formule de modification de la Constitution. Dans l'accord de novembre 1981, l'article 28 de la Charte (selon lequel les droits et les libertés contenus dans la Charte sont garantis aussi bien aux femmes qu'aux hommes) est soumis à la clause dérogatoire, et la protection des droits des Autochtones est supprimée. Grâce à une intervention intense et spectaculaire du public, la priorité de l'article 28 est rétablie et les droits «existants» des Autochtones sont inscrits dans la Charte. Tous les espoirs sont permis à ce moment. Le processus qui a mené à la Charte ne marque-t-il pas le début de la participation des femmes dans le débat constitutionnel au Canada? Que non! A la première occasion, soit les négociations du lac Meech, les premiers ministres reprennent leurs mauvaises habitudes, c'est-à-dire les négociations à huis clos. Le premier ministre Brian Mulroney défend vigoureusement le bien-fondé de cette méthode, qui ferait partie intégrante de la «tradition». Voici ses propos relatés dans le Globe and Mail: «Le premier ministre dit qu'il n'a pas à s'excuser de la séance-marathon de sept jours qui a précédé l'accord des premiers ministres samedi soir. Il ne regrette en rien l'absence de débat public sur les négociations constitutionnelles». «C'est comme ça que ça se passe. Vous me demandez si j'ai des regrets? Aucun.» «Selon le premier ministre, les discussions à huis clos entre les onze hommes s'inscrivent simplement dans la tradition établie par les pères de la Confédération. Évoquant les premières négociations menant à l'entente de 1867, monsieur Mulroney a précisé que les artisans de la Constitution du Canada et le premier des premiers ministres lui-même, Sir John A Macdonald, tenaient toujours en privé leurs débats les plus importants, les arrosant abondamment et les ponctuant de remarques jamais publiées». «A Charlottetown, les gars sont arrivés par bateau et ont passé beaucoup de temps ailleurs qu'à la bibliothèque», a assuré monsieur Mulroney, pour ensuite évoquer d'autres séances de négociations constitutionnelles où l'on buvait et parlait fort». «Ça se passait comme ça. Notre Confédération est née comme ça. Aucun débat public. Presque aucune audience publique. C'est devenu une espèce de tradition». Il importe de s'arrêter à ces remarques du premier ministre pour plusieurs raisons: d'abord, il emploie sur un ton approbateur et même nostalgique des expressions comme «les gars» et les «pères de la Confédération»; ensuite, il estime que la meilleure façon de modifier la Constitution, c'est dans une ambiance de club privé réservé aux hommes; finalement, il défend un processus qui exclut toutes les femmes et qui passe sous silence leurs préoccupations, situation qui n'est pas appelée à changer dans un proche avenir, même si une ou deux femmes réussissent à devenir premières ministres. Étant donné que notre régime politique repose essentiellement sur des bases géographiques et présente toujours de nombreux obstacles à la participation politique des femmes, les intérêts de celle-ci ont tendance à ne pas être représentés dans le processus électoral. D'autant plus que le nombre de femmes parmi les hauts fonctionnaires et les conseillers et conseillères en matière constitutionnelle est fort peu élevé. Voilà pourquoi si une conférence fédérale-provinciale sur la modification de la Constitution est saisie des intérêts des femmes, l'initiative provient toujours de l'extérieur. Vraisemblablement, aucune femme n'est présente à la conférence et personne n'éprouve vraiment la responsabilité de représenter les intérêts ou les perspectives des femmes. Les femmes sont à l'extérieur, à la remorque des événements: il est donc aisé d'écarter leurs intérêts et de prétendre qu'elles constituent un «groupe d'intérêt spécial» qui fait du «lobbisme». Les préoccupations des femmes sont réduites à des «revendications spéciales». Par contre, on ne met que rarement en doute le bienfondé de la revendication des intérêts régionaux. Après l'Accord du lac Meech de 1987, l'avocate Mary Eberts a ainsi expliqué comment le processus de modification de la Constitution se passe pour les femmes: 1- Les décisions constitutionnelles d'importance pour les femmes sont prises par des hommes qui ne tiennent pas compte des femmes, qui ne les consultent pas et qui ne connaissent même pas leurs intérêts. 2- La seule chance de modifier les décisions ainsi prises, et elle est bien mince, est de réagir vite, solidairement et en très grand nombre. Les circonstances veulent que les femmes travaillent bénévolement, sans grandes ressources, étant donné qu'elles ne tiennent les rênes d'aucun processus établi et officiel de modification de la Constitution. 3- Quand on tente de faire révoquer une décision, ses artisans s'y attachent fort vite et semblent tenir presque par principe à cette nouvelle réalité qu'ils ont créée. 4- La résistance à la préoccupations des femmes en matière constitutionnelle prend plusieurs formes: on est condescendant («faites-nous confiance»), on ridiculise ou dénature la position des femmes, on réduit les femmes au silence. On peut également proférer une menace aux femmes, leur disant que si elles n'acceptent pas l'entente telle qu'elle est, pire les attend. 5- On dit aux femmes qu'elles doivent s'exprimer d'une seule voix si elles veulent qu'on les écoute. Les décisionnaires disent aussi à certaines femmes qu'étant donné leurs caractéristiques régionales, politiques ou autres, elles n'ont pas voix au chapitre. 6- Tout progrès réalisé par les femmes est précaire. Une décision peut être révoquée sans préavis ou consultation dès la prochaine rencontre constitutionnelle entre hommes. 7- Les progrès pour les femmes, et les garanties d'égalité en général, sont fort susceptibles d'être sacrifiés sur l'autel des compétences des provinces. Il reste que les femmes ont joué un plus grand rôle dans le processus de modification de la Constitution aboutissant à la Charte qu'à tout autre moment de l'histoire de notre pays. Pas étonnant que la Charte soit le premier document constitutionnel du Canada à parler expressément de l'égalité entre les sexes. Conclusion Depuis l'adoption en 1982 des garanties d'égalité de la Charte, les femmes s'intéressent de plus en plus à la Constitution. Mais l'intérêt du thème «les femmes et la Constitution» ne tient pas aux garanties d'égalité ou à la Charte elle-même, mais plutôt aux multiples possibilités qui s'ouvrent grâce à la participation des femmes au processus de modification de la Constitution et à l'adoption d'une perspective féministe sur la Constitution dans son ensemble. Le processus menant a l'adoption de la Charte a inclus les femmes plus que jamais, même si elles demeurent en marge. Jusqu'à un certain point, il y a peut-être aujourd'hui des femmes qui ont un sentiment d'appartenance vis-à-vis de la Constitution. Voici les propos du politicologue Alan Caims: «La Charte a inclus de nouveaux groupes dans le giron constitutionnel et. dans le cas des peuples autochtones, a mis en valeur une situation constitutionnelle existante. Elle a court-circuité les gouvernements pour s'adresser directement aux Canadiens et aux Canadiennes, en les définissant en tant que porteurs de droits et en accordant des garanties constitutionnelles précises aux femmes, aux Autochtones, aux groupes des langues officielles minoritaires, aux groupes ethniques - par le biais du multiculturalisme - et aux personnes appartenant aux groupes sociaux énumérés aux dispositions sur les garanties d'égalité de la Charte. La Charte a ainsi amoindri la position relative des gouvernements pour renforcer celle des citoyens et des citoyennes, que la Constitution encourage maintenant à prendre part au processus». Ces remarques sont importantes, mais doivent être prises dans un large contexte. En effet, on ne peut réduire les femmes, ou les hommes compris aux a groupes sociaux» de l'article 15, à des Canadiennes ou Canadiens «de Charte» qui n'ont aucun intérêt dans les autres aspects de la Constitution. On ne peut réduire non plus ces femmes, ou ces hommes, à un groupe d'intérêt spécial, dont les revendications en tant que femmes ou, par exemple, en tant que personnes handicapées ne sont que des manifestations naturelles d'intérêt personnel, que l'on peut donc en toute conscience écarter. Dire que les femmes sont des lobbistes est faux, et une telle affirmation a les répercussions suivantes: d'abord, on assimile ainsi à tort les femmes aux vrais lobbistes qui défendent des intérêts spéciaux, comme l'Association des manufacturiers canadiens ou le regroupement des contribuables d'une localité précise; ensuite, on oublie le fait que les femmes composent la majorité de la population; finalement, on accepte a priori les modalités du débat, à savoir que les intérêts des régions sont valables, mais que ceux des personnes définies autrement (par exemple selon leur sexe ou leur statut d'Autochtone) ne le sont pas. L'énonciation des intérêts des femmes peut et doit être vue comme faisant partie intégrante du droit de citoyenne, purement et simplement. Selon la politicologue féministe Iris Young, il n'est pas possible pour tous les citoyens et toutes les citoyennes de partager un même point de vue impartial et général qui transcende les perspectives, expériences et intérêts particuliers. Voici ses propos: «Un point de vue impartial et général ne peut exister. Par la force des choses, les gens voient, comme il se doit, les questions publiques à travers le prisme de leur vécu et de leurs perceptions des rapports sociaux. Des groupes sociaux différents éprouvent des besoins qui leur sont propres, ont des cultures, une histoire et des expériences particulières et voient d'un oeil distinct les rapports sociaux; voilà qui influe sur leur interprétation du sens et des conséquences des propositions politiques, et sur leur façon de raisonner à cet égard. Les interprétations politiques divergentes selon le groupe ne découlent pas simplement ou même essentiellement d'intérêts différents ou conflictuels, car les groupes se distinguent dans leurs interprétations même quand ils tentent de promouvoir la justice plutôt que leurs propres fins. Dans une société où certains groupes sont privilégiés et d'autres, opprimés, si les citoyennes et les citoyens mettaient de côté leurs particularités pour adopter un même point de vue général, les privilèges en seraient consolidés. En effet, les perspectives et les intérêts des groupes privilégiés tendraient à dominer le public unifié, ce qui marginaliserait ou réduirait au silence les groupes opprimés». Voilà qui renforce le fil conducteur du présent texte sur les femmes et la Constitution: les femmes sont gravement sous-représentées au gouvernement, dans l'appareil judiciaire et dans le haut fonctionnariat. Les règles constitutionnelles sont donc élaborées, interprétées et mises en application sans participation appréciable de la part des femmes. Selon les observations de la professeure de droit Beverley Baines, on présume que les hommes peuvent et doivent représenter les intérêts des femmes, politiquement et constitutionnellement. Une telle présomption est appelée, selon nous, à changer. Il faut noter deux choses avant de songer aux moyens d'accroître la représentation et donc la participation des femmes dans le processus de modification de la Constitution. D'abord, le mot «politique» évoque ce que font les hommes, dans les structures «mâles» comme les partis politiques et les assemblées législatives, et non ce que font les femmes, dans les organisations communautaires et les groupes de femmes. Par conséquent, le taux de participation des femmes en «politique» est nettement plus élevé que la statistique traditionnelle ne le laisse entendre. Malheureusement, le pouvoir se joue dans les structures des hommes, et non dans celles des femmes. Ensuite, on ne peut se limiter à accroître la participation des femmes dans l'actuel régime politique de partis sans tenter de le modifier. Comme l'explique la politicologue Jill Vickers: «Il faut se poser la question suivante, d'importance capitale: l'État peut-il, selon nous, devenir un organisme neutre oeuvrant pour le bien collectif ou encore un organisme au sein duquel le pouvoir est équilibré entre les intérêts des femmes et ceux des hommes? La réponse à cette question est loin d'être évidente. Mais il nous faut décider si nous voulons participer au régime ou demeurer à l'extérieur, exerçant toute l'influence que nous avons mais refusant carrément de reconnaître des institutions qui ne pourront jamais, selon nous, répondre à nos besoins». En fin de compte, madame Vickers ne répond pas à la question centrale qu'elle pose, préférant demeurer sur la réserve. Sans vouloir contester le bien-fondé de cette attitude, il faut se demander, dans le contexte constitutionnel, s'il a été profitable aux femmes de ne pas participer au processus. Présumons donc que la participation des femmes est profitable. Dans ce cas, comment faire pour l'améliorer? De nombreuses possibilités existent par exemple en matière de politique, domaine le plus directement lié au processus de modification de la Constitution. Dans son Mémoire à la Commission royale sur la réforme électorale et le financement des partis déposé en juin 1990, le Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme formule de nombreuses recommandations dans le but de faire tomber les obstacles à la participation des femmes, dont les suivantes: - afin de supprimer les barrières financières, obliger les employeurs à accorder à leur personnel des congés non payés pour solliciter une candidature ou se présenter à une élection, ainsi que des congés non payés de six ans si la personne est élue, et modifier le régime électoral de manière qu'il soit entièrement à la charge de l'État et ne dépende pas de sources privées; - afin d'encourager la nomination des femmes, accorder un plus grand remboursement de leurs dépenses d'élection aux candidates, d'une part, et aux partis dont au moins la moitié des personnes qui les représentent aux élections sont des femmes, d'autre part; - afin de supprimer les obstacles à la mise en candidature des femmes, réglementer les campagnes de mise en candidature en vertu de la Loi électorale du Canada, rembourser une partie des dépenses de mise en candidature et accorder un remboursement plus élevé aux femmes qu'aux hommes; - afin d'assurer une représentation égale, étudier la possibilité de la représentation proportionnelle ou du mode de scrutin binominal (femme et homme). Malgré les efforts du Conseil consultatif canadien sur la situation de la femme et d'autres organismes, il est encore rare, dans les débats traditionnels sur le processus politique, d'entendre un homme ou une femme soulever la sous-représentation des femmes. Saisis de propositions pour améliorer la représentation des femmes, comme celles mentionnées ci-dessus ou encore la représentation égale des femmes au Sénat, les décisionnaires estiment être détournés de l'étude des questions vraiment importantes pour le pays. Bien sûr, l'avenir du Québec dans le Canada et l'autodétermination des Autochtones sont des questions d'importance capitale. Mais ne verrions-nous pas une grave lacune dans notre régime politique si un groupe composant 51 pour 100 de la population du pays était concentré dans une région et ne comptait que pour 13,5 pour 100 des personnes élues au Parlement? Voici les propos de la professeure de droit Christine Boyle: «Imaginez un pays où les femmes, mais non les hommes, habitent toutes ou la plupart dans une région donnée, par exemple l'Ontario. Il serait donc possible d'examiner avec impartialité les lois s'appliquant aux «Ontariennes», ainsi que leur situation économique. On constaterait que les Ontariennes ont une situation peu enviable dans la société canadienne. Elles sont victimes de discrimination systématique depuis la nuit des temps: par exemple, on leur a pris leurs biens immobiliers sans les dédommager, on leur a refusé tout droit par rapport à leurs enfants, on a ri de leurs revendications pour obtenir le droit de vote, auxquelles on s'est bien sûr farouchement opposé, et on les voit encore aujourd'hui peu nombreuses au Parlement et dans la magistrature. Elles sont victimes d'agressions physiques et sexuelles de la part des autres Canadiens et elles occupent pour la plupart des emplois subalternes, souvent non rémunérés ou rémunérés à un taux beaucoup plus faible que ceux des autres Canadiens. Qui plus est, elles sont largement représentées dans les médias comme étant sous-humaines, des objets de gratification sexuelle pour les autres Canadiens. Par une telle analogie, on voit immédiatement qu'il existe deux groupes foncièrement différents au Canada, et ailleurs dans le monde. Nous estimons donc que tout régime électoral qui ne représente pas les deux groupes est inadéquat». Les femmes sont dispersées plutôt également partout au pays: la modification de la carte électorale ne réglerait donc pas leur sous-représentation, qui demeure toutefois fort réelle. Il faut tenter d'y trouver une solution. L'un des principes fondamentaux de notre Constitution, nous l'avons vu, c'est la répartition sur une base géographique. Ce principe est lourd de conséquences, et est notamment à l'origine de la place accordée aux relations fédérales-provinciales et à la représentation territoriale dans le processus constitutionnel. Le régime fédéral tient compte de la diversité géographique et de la diversité culturelle, jusqu'à un certain point, mais occulte d'autres différences dans la population, comme celles qui existent entre les sexes. Les femmes du Canada ne s'entendent pas toutes sur les questions constitutionnelles, ce qui est parfaitement normal. Mais d'un point de vue féministe, il importe de mettre en doute le régime territorial, basé à l'origine sur les biens immobiliers, qui exclut tout naturellement les femmes. Dans leurs collectivités ou encore à l'échelle du pays, les femmes peuvent mettre en doute un autre principe fondamental de la Constitution du Canada, soit l'exclusion des différences entre les sexes. Il n'est fait mention ni de ces différences, ni même des femmes, dans les textes constitutionnels qui précèdent la Charte (en fait, l'Acte de l'Amérique du Nord britannique ne fait allusion au peuple canadien que pour le dénombrer, établir ses impôts et déterminer ses qualités requises pour les charges électives). Mais par ses silences, la Constitution du Canada véhicule d'une certaine manière des principes qui définissent les rapports entre hommes et femmes. Par exemple, le principe voulant que l'État ne puisse pas empiéter sur les libertés civiles sans autorité juridique confirme le vieil adage qu'un homme est maître chez lui. Jusqu'à tout récemment, la violence conjugale était vue dans cette perspective: qu'un homme batte sa femme relevait du domaine privé. Il faut également noter qu'en vertu de la common law, la discrimination, quel qu'en soit le motif (la race, la religion, le sexe) était permise dans la plupart des circonstances. Voilà pourquoi il a fallu adopter des lois sur les droits de la personne à chaque instance gouvernementale au Canada pour interdire la discrimination au travail, en matière de logement, et ainsi de suite. Ces lois sont très récentes. Qui plus est, ce n'est que depuis l980 que les tribunaux les reconnaissent en tant que reflet des valeurs fondamentales du pays et les jugent dignes d'interprétation réfléchie. La Charte rompt avec la tradition en élevant les différences entre les sexes au rang des préoccupations sociales et en garantissant l'égalité des femmes. Elle rompt de plus avec la pratique courante dans la société canadienne, car encore aujourd'hui, les questions d'intérêt pour les femmes apparaissent pour disparaître aussitôt de la scène publique et demeurent en marge des intérêts nationaux. Tenter de mettre en oeuvre les garanties d'égalité de la Charte, c'est comme tenter de détourner une rivière de son lit. Elle veut toujours y revenir. Un avantage pour les femmes est que la Constitution du Canada ne s'arrête pas à définir les rapports entre l'État et l'individu, d'une part, et entre les composantes de l'État, d'autre part. En effet, elle définit les relations entre les diverses communautés ou groupes de personnes, notamment entre les peuples autochtones et les peuples arrivés plus tard au Canada, entre les francophones et les anglophones et entre les catholiques romains et les protestants. Voilà en quoi notre Constitution, et notre société, se distinguent le plus de celles des États-Unis. D'emblée, nous comprenons l'importance des intérêts collectifs et inscrivons certains droits collectifs dans notre Constitution. Les répercussions en sont énormes. Ainsi, le mot «égalité» inscrit à l'article 15 de la Charte se précise dans un sens beaucoup moins individualisant que ce n'est le cas de la disposition équivalente dans la constitution des États-Unis. L'affaire Andrews en est un exemple, car on y érige les désavantages vécus par des groupes (comme les minorités raciales ou religieuses, les femmes ou les personnes handicapées) en tant que mesure de l'égalité. Il pourrait donc être souhaitable de considérer les femmes comme un type de groupe à qui il faut accorder les droits visés par les lois internationales, comme le droit à l'autodétermination. Il existe toutefois un obstacle à l'autodétermination des femmes dans l'optique de notre régime basé sur l'appartenance géographique, c'est qu'elles n'ont pas de base territoriale. Et, ironie du sort, le fait que le «groupe» des femmes soit si nombreux crée un autre obstacle à leur autodétermination. En effet, le nombre et la diversité des femmes permet facilement de les diviser et, ainsi, de faire échouer des mesures susceptibles d'améliorer la situation de l'ensemble des femmes. Qui plus est, le principe des droits collectifs n'a pas été élaboré compte tenu des femmes; comme dans les autres cas semblables, il est donc possible que ce principe ne puisse supporter toutes les modifications qu'il faudrait lui apporter pour qu'il reflète la situation des femmes. Il reste que peu importe si les femmes constituent ou non un groupe ayant droit à l'autodétermination, comme un groupe d'hommes et de femmes de même origine ethnique et appartenance géographique, le respect de la diversité qui fait avancer les revendications en matière de droits collectifs ne peut que profiter aux femmes. L'inverse est aussi vrai: toute mesure prise en vue d'identifier et de supprimer la subordination systématique ne profite pas uniquement aux femmes, mais aussi aux groupes de femmes et d'hommes subordonnés en raison de leur race ou d'autres facteurs. La lutte pour l'égalité des femmes devrait porter sur la Constitution, mais sans s'y limiter. D'une certaine manière, la constitution d'un peuple ne crée qu'exceptionnellement ses valeurs, ses buts et ses règles. Une constitution est plutôt le véhicule des valeurs, des buts et des règles d'une société; en les énonçant avec autorité, elle les consolide d'autant. La Constitution du Canada, telle qu'elle est interprétée par les tribunaux, commence à peine à véhiculer l'importance de l'égalité des femmes dans nos lois et dans nos arrangements sociaux. Nous avons voulu, dans le présent ouvrage, jeter les fondements d'une lutte parallèle, celle d'inculquer à la Constitution du Canada ce principe même de l'égalité des femmes, de manière qu'il en devienne le schème.