*{ Caisses populaires Desjardins 1983 } Je suis très heureux de me retrouver, pour la deuxième fois, à cette tribune prestigieuse qu'offre la Chambre_de_commerce_du_district_de_montréal. Je remercie les dirigeants de la Chambre de m'y avoir invité, et de me ménager ce nouveau contact privilégié avec des représentants de la communauté économique de Montréal et du Québec tout entier. Vous vous attendez sans doute à ce que j'ose, comme tant d'autres, émettre un avis personnel sur le climat d'agitation sociale qui secoue aujourd'hui le Québec. Bien sûr, il me serait plus facile de m'en tenir prudemment à des thèmes un peu moins compromettants. Je crois cependant que les quatre millions de membres du Mouvement_des_caisses_populaires_et_d'_économie_desjardins ne m'en voudront pas, si je saisis cette occasion de réfléchir à haute voix sur l'état actuel de la société québécoise et sur les difficultés qui l'accablent. Vous souhaitez probablement aussi que mon propos soit prospectif et que, tout comme un sage, j'indique, avec assurance, ce que sont les solutions à nos problèmes économiques et sociaux. Avant d'en arriver là, je prendrai, si vous le permettez, la précaution élémentaire d'évoquer le passé. Cela aidera à comprendre le présent et à réfléchir plus sûrement sur l'avenir. De fait, et même si elles produisent toujours des inquiétudes profondes, des déceptions amères et de dangereuses frustrations, les périodes de crises économiques et sociales, du genre de celle que nous vivons, offrent aussi, ne serait-ce que par la force des choses, l'avantage incomparable de porter à la réflexion. L'inflation, la faiblesse du dollar, les fluctuations des taux_d'_intérêt, les faillites, les fermetures d'usines, les mises-à-pied, le chômage, les grèves et les autres désordres sociaux sont devenus les objets angoissants de nos préoccupations et de nos conversations quotidiennes. Nous en ressentons tous cruellement les effets. Chacun de son point de vue, nous recherchons les phénomènes qui pourraient en être tenus responsables, et les moyens de corriger la situation. Ainsi, bon nombre de nos concitoyens ont acquis la certitude que l'état délabré du tissu socio-économique québécois n'est attribuable, pour l'essentiel, qu'à la mauvaise conjoncture nord-américaine, et qu'il suffira que soit annoncé un rétablissement des affaires sur le continent, pour que réapparaisse, au Québec, l'espoir d'une prospérité et d'une qualité_de_vie retrouvées. Cette manière de voir les choses est, en effet, bien rassurante. Elle apaisera sans doute les esprits de ceux qui, dans notre société, s'en tiennent encore à la tradition d'une économie québécoise entièrement inspirée et conduite par les autres. Je crois cependant que ce serait commettre une erreur tragique, que de se satisfaire d'une représentation aussi peu complète de la réalité. Ce le serait plus encore d'ignorer ce qui, dans nos comportements collectifs, aurait pu donner à la crise une couleur et des caractéristiques proprement québécoises. Il est, par exemple, une question fondamentale, qu'on n'a pas encore posée, et qui mériterait pourtant une réponse: Est-ce que les «choix de société», que les Québécois ont eux-mêmes opérés, depuis les quinze ou vingt dernières années, ont vraiment préparé le Québec à affronter la crise? Est-ce que la «Révolution_tranquille» aura été profitable? En aura-t-on tiré le meilleur parti possible? Est-ce que les ressources financières gigantesques, qu'on y a engagées, l'auront été judicieusement, au bon moment et, surtout, au bon endroit? Depuis le milieu des années_60, les Québécois, plutôt que d'apporter plus d'efforts, encore, à la promotion d'une économie nationale solide, ont choisi de donner la priorité au développement de la «mission sociale, éducative et culturelle» de l'État. C'est là un choix politique auquel nous avons tous vaillamment concouru. Peut-être, nos concitoyens ont-ils voulu, en cela, combler des besoins dont on peut effectivement reconnaître qu'ils étaient pressants. Il n'empêche, qu'en plus d'inspirer des exigences de moins en moins raisonnables, ce développement est devenu presque monstrueux et que, bon an, mal an, les gouvernements ont été contraints d'y engloutir des proportions de plus en plus importantes de leurs ressources. Ainsi, au début de 1982-83, on prévoyait engager, dans les programmes d'enseignement, de culture, de santé et de services_sociaux, plus de 16 milliards$, ce qui représente 70 du budget de dépenses de l'État québécois. Décomposée, cette donnée laisse paraître des chiffres tout à fait saisissants: A eux seuls, les programmes de sécurité_du_revenu, administrés par le Gouvernement du Québec, coûteront, cette année, près de 2 milliards$, sinon davantage. Les programmes de recouvrement de la santé et de l'adaptation sociale exigeront des crédits de 7 milliards$. De leur côté, les programmes d'éducation accapareront plus de 7 milliards$, ce qui - je sais bien que toutes les comparaisons sont boiteuses - représente un coût, par écolier, de 500$ plus élevé au Québec qu'en Ontario. Enfin, les dépenses, au titre de la culture, des loisirs et des sports, devraient atteindre les 300 millions$. Si on les examine objectivement, pour ce qu'ils sont, ces chiffres paraissent d'abord démesurés, par rapport aux maigres 2,4 milliards$ que l'État veut bien affecter à sa mission économique. Ils donnent aussi une très bonne idée du fardeau fiscal que le maintien de ces programmes fait reposer sur les revenus du contribuable moyen, et sur les finances de la petite et de la moyenne entreprise. Ces chiffres présentent enfin la caractéristique de se rapporter à des dépenses moins directement productives. Certes, je ne voudrais pas porter de jugements fondamentaux, sur la valeur objective des grandes réformes qu'a produites la Révolution_tranquille. Je ne suis surtout pas de ceux qui rêvent, avec nostalgie, à un retour en arrière. Les résultats obtenus sont d'ailleurs, à certains égards, tout à fait remarquables. Je me demande toutefois si notre société ne se laisse pas un peu trop «dorloter» et si ses exigences ne seraient pas devenues un peu trop coûteuses. En tout cas, devant une réalité aussi peu réjouissante que le chômage - celui des jeunes en particulier - n'est pas nécessairement anti-social, celui qui prétendra que les Québécois auraient peut-être été mieux avisés d'inverser, au cours des vingt dernières années, certaines proportions budgétaires, et de mobiliser des portions plus significatives de leurs ressources, aux fins de restauration de leurs structures industrielles, d'exploitation de leurs richesses_naturelles, de promotion de l'initiative et de l'entreprise privées, de recherches, d'éducation économique et de création d'emplois durables et productifs. Le fait est que le visage économique, social et, même culturel du Québec serait aujourd'hui tout autre, et que notre peuple aurait pu résister aux méfaits de la crise, aussi bien que quiconque en Amérique_du_nord. Depuis les quinze ou vingt dernières années, les Québécois ont cru, par ailleurs, qu'il était urgent et indispensable de négocier, avec le reste du pays, le réaménagement de la Confédération canadienne. C'est là un autre choix politique auquel nous avons tous assisté - les uns activement, les autres passivement - et dans lequel nous avons investi des ressources considérables. Cet exercice n'était probablement pas inutile. Et, s'il avait été conduit avec un minimum de bonne foi et d'imagination, il aurait dû produire rapidement des conclusions logiques et évidentes, notamment pour ce qui a trait aux responsabilités particulières que supporte le Québec, à l'égard du Canada français. Malheureusement, après avoir été désespérément académique, le «débat constitutionnel» a dégénéré en ridicules «querelles de tapis rouges», en déchirements internes, en affrontements haineux et violents, dont nous conservons tous le détestable souvenir. Le résultat? C'est que la «Question_nationale» n'a toujours pas trouvé sa solution, et que des énergies précieuses ont été honteusement anéanties en pure perte, sans que le Québec ni les Québécois ne se retrouvent en meilleure posture. Il existe bien aussi, dans nos comportements collectifs, certaines habitudes qui ont pu contribuer douloureusement à la détérioration de la situation économique et sociale. Parmi elles, la plus attristante et la plus dévastatrice est bien la coutume des affrontements dramatiques entre patrons et syndiqués. Bien sur, il faut convenir qu'il est juste et équitable que nos lois ouvrières soient constamment mises à jour et que soit réaffirmé le droit des travailleurs de s'organiser et de veiller collectivement à la promotion de leurs intérêts. On ne peut certainement pas reprocher aux organisations ouvrières d'avoir profité des grandes réformes de la Révolution_tranquille, ni d'en avoir usé pour arracher, une à une, des concessions remarquables, quant à la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, et quant à l'amélioration de leurs conditions de travail et de rémunération. Le Mouvement_des_caisses_populaires_et_d'_économie_desjardins serait bien le dernier à s'en scandaliser, lui qui tient précisément son existence et sa dynamique, du regroupement volontaire de millions de personnes, farouchement déterminées à prendre charge elles-mêmes de la protection et du meilleur usage de leurs épargnes, et à civiliser un peu le recours au crédit. Pourtant, l'état de crise majeure, que nous connaissons aujourd'hui, indique bien cruellement qu'il n'était pas indispensable d'exciter les classes sociales les unes contre les autres, ni de sophistiquer à ce point les interminables guerres de tranchées que se livrent les gouvernements, les syndicats et le patronat. Au fond, une partie du drame vient peut-être de ce que les grandes centrales syndicales se sont mesurées avec succès, au fil des ans, à des gouvernements qui, les uns après les autres, étaient bien heureux d'acheter, à n'importe quel prix, des contrefaçons de paix sociale. Aujourd'hui, le Mouvement syndical insiste, bien sur, pour maintenir les droits que lui ont valus ces victoires peut-être un peu trop faciles, et pour en tirer davantage. Cela est probablement de bonne guerre. Le malheur, c'est que les centrales syndicales choisissent de retourner, contre tous leurs adversaires potentiels, leurs stratégies de «l'affrontement global et final», qu'elles réservaient - autrefois, pour lutter contre le capitalisme puissant et insensible. Ce qui est mis en cause, maintenant, c'est bien davantage. Ce que la stratégie syndicale risque de compromettre, c'est l'existence des petites et des moyennes entreprises et leurs moyens de production. C'est encore l'État des finances_publiques et la capacité de payer des contribuables. C'est aussi la qualité des services offerts a la population. C'est enfin le bien-être et la sécurité de la collectivité tout entière, dont les travailleurs, ne l'oublions pas, sont pourtant parties prenantes. C'est à y réfléchir! Il faut espérer que, dans leur querelle avec l'État, les grandes centrales syndicales auront la sagesse de mesurer la portée de leurs actes. Il faut espérer, aussi, que le Gouvernement, de son côté, ne prendra pas prétexte à la crise, pour priver ses salariés de droits honnêtement acquis et raisonnables. Il ne faudrait pas, en tout cas, et c'est probablement là l'essentiel de mon propos, supporter que tout cela ne se dégrade. La démocratie est une valeur infiniment fragile, qu'on ne peut impunément bousculer ni rudoyer sans arrêt. Tôt ou tard, le seuil de la tolérance, qu'elle peut opposer aux pressions invraisemblables qui l'accablent, sera dramatiquement franchi. Le fait est que, et même quand on prétend les faire servir au nom de la Justice, le désordre et l'anarchie ne sont que rarement des moyens efficaces. Jusqu'à maintenant, ils ont, au contraire , causé des torts incalculables à l'économie québécoise. Et je crains bien, à moins qu'on y prenne garde, qu'ils ne préparent d'autres dangers encore plus grands. La pire catastrophe, en effet, serait bien que nos compatriotes, victimes excédées de tant d'instabilité et de bouleversements, n'en viennent à réclamer des solutions plus radicales, avec le risque d'abandonner inconsciemment des libertés fondamentales auxquelles tiennent tant. Cela s'est déjà vu ailleurs et pourrait bien nous arriver un jour, beaucoup plus rapidement qu'on ne le croit. Voilà pour le passé. Voyons un peu, maintenant, ce à quoi peut ressembler l'avenir et comment nous pourrons tirer notre société des embarras terribles, dans lesquels l'ont poussée nos imprudences, nos excès et nos égoïsmes collectifs. Le meilleur et le plus sûr moyen de rétablir la situation et de préparer l'après-crise est celui de la concertation. La preuve de son efficacité est toute récente. Elle tient, par exemple, dans les résultats étonnants qu'a produits la réalisation du projet de Corvée-habitation. Ce succès, vous en conviendrez, n'aurait certainement pas été possible, si les principaux agents de l'économie québécoise avaient refusé, le printemps dernier, de se mettre courageusement à la recherche d'un consensus minimal. C'est la stratégie des petits pas. Avant de poursuivre dans cette voie, et pour être certains d'y trouver des motifs de plus en plus grands de satisfaction, nos compatriotes devront d'abord oublier «leurs petites vérités» et faire taire les préjugés tenaces qui les opposent et qui ont déjà, hélas, causé tant de dommages. Ainsi, les dirigeants d'entreprises et des milieux d'affaires devront vaincre leurs répugnances. Ils devront accepter loyalement l'existence du Mouvement syndical, et lui reconnaître le mérite d'avoir inspiré, par son action des vingt dernières années, des progrès sociaux remarquables. De leur coté, les syndiqués et leurs leaders devront se faire à l'idée que l'initiative et l'entreprise privées sont au coeur même du fonctionnement de l'économie québécoise. Ils devront aussi reconnaître que la notion de profit est loin d'être immorale, qu'elle est fondamentalement légitime et qu'elle peut-être éminemment stimulante. Le Mouvement syndical devra aussi souffrir le fait que l'appareil de l'État est un bien public, que le Fonds consolidé du revenu n'est ni une corne d'abondance, ni un bar ouvert, et que personne ne peut moralement prétendre s'enfuir avec la caisse. Par ailleurs, l'effort de concertation ne produira de bons résultats qu'à la condition expresse d'y associer résolument la jeunesse. Dans notre société, comme dans bien d'autres, ce sont les jeunes qui sont les plus cruellement touchés par les effets de la crise. Ils sont aussi ceux dont les voix réussissent le moins à se faire entendre. Cette société nouvelle, que nous prétendons construire, ce sont les jeunes qui la vivront. Le moins qu'on puisse faire, c'est de permettre qu'ils nous indiquent clairement comment ils l'espèrent. A cet égard, je suis heureux d'apporter ma contribution personnelle, et celle du Mouvement, à la préparation du Sommet québécois de la Jeunesse, prévu pour le mois d'août prochain. J'attends, de ce rassemblement de jeunes, qu'ils soit singulièrement productif et qu'il prépare de grands espoirs. Un autre pré-requis à une volonté sérieuse de concertation est bien de rétablir, dans la gestion de nos affaires, l'équilibre indispensable entre «l'économique» et «le social». Les difficultés que notre société doit résoudre sont entières et globales. Elles ne sont, ni purement économiques, ni strictement sociales. Aussi devra-t-on gérer l'après-crise, de manière à ce que le développement l'économie s'opère en harmonie avec les nécessités sociales et à ce que celles-ci soient satisfaites, sans compromettre l'économie nationale. Enfin, si nos concitoyens prétendent vraiment au rétablissement de la société, ils feraient bien de revenir à certaines valeurs fondamentales - telles, par exemple, la solidarité, le sens de la corvée, le respect de leur propre travail et de celui des autres - qui sont des gages de productivité, de progrès économiques, de prospérité et de paix sociale. Entre autres choses, nos compatriotes devront oublier le modèle de «l'État-providence». Dans la meilleure des hypothèses, les gouvernements, en effet, ne devraient être ni des entrepreneurs, ni des bailleurs, ni des pourvoyeurs. Ils le deviennent souvent par la force des choses. Fondamentalement, cependant, ils sont établis, par la volonté populaire, pour arbitrer les conflits, redistribuer la richesse et harmoniser les énergies, en vue d'atteindre au bien commun à tous les citoyens. Ce n'est d'ailleurs pas seulement à l'État que revient le devoir d'engager le Mouvement vers la restauration nationale. Cette entreprise devra être le fait des citoyens eux-mêmes, et de leurs groupes d'intérêts, qui devront la poursuivre, jour après jour, et la mener à son terme. A cet égard, le Mouvement_des_caisses_populaires_et_d'_économie_desjardins est tout fin prêt, si cela peut paraître à propos, à prendre toutes les initiatives utiles à encourager le dialogue.