*{ Caisses populaires Desjardins 1988 } C'est avec plaisir que j'ai accepté votre invitation à venir vous rencontrer ici aujourd'hui et permettez moi tout d'abord d'en remercier les organisateurs. J'aime à rencontrer des gens, comme vous, qui s'intéressent aux défis de notre société, qui veulent y faire face et oeuvrer en étroite relation avec leur milieu, qui veulent «favoriser le progrès du système économique, politique et social en stimulant l'esprit d'initiative et le sens des responsabilités». J'aime à rencontrer des gens qui savent que ce sont eux qui forment la société et qu'ils peuvent, avec les autres, façonner un milieu à leur image, un milieu qui répond à leurs aspirations. Ce soir, j'ai choisi de vous parler de «L'enjeu économique du Québec». L'environnement dans lequel nous vivons change, les moyens de communication de plus en plus efficaces font que le monde se rétrécit, les distances et les frontières ne sont plus des obstacles et nous assistons à une mondialisation des marchés. C'est particulièrement évident dans le domaine où oeuvre le mouvement_desjardins, où les marchés financiers s'internationalisent d'une façon de plus en plus manifeste. Au cours des dix dernières années, on a assisté à une croissance stupéfiante du volume global de mouvements de capitaux. Par exemple, le volume du marché de Londres des eurodollars est de 75 trillions de dollars US par année, soit 25 fois la valeur des échanges commerciaux mondiaux. Le volume du marché des changes de New-york, Tokyo et Londres totalise quelque 35 trillions de dollars US par année, soit 12 fois la valeur des échanges commerciaux. Ces chiffres prouvent sûrement que les mouvements de capitaux sont devenus une force majeure dans l'économie mondiale (Desjardins, par sa Caisse centrale, emprunte sur les marchés japonais, suisse, allemand et américain). Certes, cet élargissement des marchés est une réalité nouvelle que la nostalgie des temps passés ne réussira pas à faire disparaître. Même si plusieurs le souhaiteraient, il est illusoire de penser que nous pourrons revivre dans une économie fermée. Nous vivrons dans un monde que d'autres ont appelé le «village global» et si ce nouveau contexte donne ouverture, pour plusieurs, à un nombre plus grand d'opportunités de toutes sortes, en revanche, il crée une concurrence accrue et de plus en plus vive. Et dans le domaine des institutions financières, cette concurrence n'est pas seulement plus vive parce qu'elle est plus nombreuse, mais elle est plus vive parce qu'un autre phénomène, celui de décloisonnement, rend les concurrents encore plus forts et plus coriaces. En effet, en permettant maintenant à de grandes institutions financières de sortir de leurs secteurs d'activités dans lesquels elles étaient jusqu'alors cloisonnées et en leur permettant d'ajouter de nouvelles cordes à leurs arcs, ces institutions déjà fortes attaquent nos marchés avec des moyens nouveaux et accrus et acquièrent ainsi une force évidemment plus grande. D'ailleurs, cette réalité nouvelle est tellement présente que sur tous les continents, les pays conviennent, depuis quelques années, d'accords nouveaux sur le plan des échanges commerciaux. Qu'il suffise de se rappeler les accords du Gatt, des ententes actuelles et à venir du marché_commun_européen, des volontés de rapprochement entre l'Australie et la Nouvelle-zélande et, maintenant chez nous, des accords de libre-échange entre le Canada et les États-unis, pour se rendre compte d'une façon indéniable que le monde, sur le plan des activités économiques et financières, évolue dans un contexte de libre-échange. Et j'ajouterais, peut-être pour démontrer que cette évolution est inévitable que, dans tous les cas, ces accords ne sont pas le résultat d'un mariage d'amour ou d'une union qui est basée sur une amitié profonde, mais plutôt le résultat d'un mariage de raison, d'une union inévitable à cause d'un monde ou d'une planète où circulent mieux et plus rapidement les effets du commerce et de la finance. Devant cette réalité, une question cruciale surgit: que sera le Québec de demain face à cet environnement concurrentiel nouveau? Cette question fort pertinente contient cependant une prémisse qui m'apparaît essentielle. C'est une question qui doit prendre pour acquis, - malgré le fait que le monde devient ce que j'appelais tout à l'heure un village global, - que les gens qui vivent ici au Québec ne voudront pas devenir pour autant des citoyens de ce grand village, c'est-à-dire «des citoyens du monde». En d'autres termes, ce thème suggère que l'économie d'un pays doit faire en sorte de permettre aux gens de vivre là où ils veulent vivre et d'être capables de se donner les moyens de le faire convenablement. Et si on y regarde de plus près, ce thème suggère même que l'économie ne doit pas exister pour elle-même, mais que l'économie doit être au service des gens, des hommes et des femmes qui composent cette société, quelle qu'elle soit. Ce qui me fait dire en premier lieu que l'enjeu économique du Québec repose d'abord sur la volonté des gens d'ici, et à tous ceux qui veulent y vivre, de se bâtir une société qui leur ressemble et qui leur convient. Cette volonté m'apparaît essentielle et il faut en premier lieu que tous ceux qui forment cette société contribuent activement à la bâtir dans les balises d'un projet commun. N'est-ce pas ce que font les peuples les plus prospères dans le monde d'aujourd'hui? Ce qui signifie que les activités économiques doivent être animés par des valeurs de collectivité et que tout bon système économique doit chercher à contribuer au mieux-être économique et social de l'ensemble des gens. Le monde coopératif dans lequel j'évolue depuis de nombreuses années poursuit cet objectif sans relâche. Les entreprises coopératives favorisent le regroupement des gens sur une base d'égalité, de façon à ce que chacun puisse, à travers des entreprises qui leur appartiennent, prendre leurs propres affaires en main et se donner des services dont ils ont véritablement besoin. Les gens d'un milieu se créent ainsi des entreprises dont la propriété est largement répartie et qui ont le caractère d'être inaliénables: pour une économie locale, il s'agit d'un réalité fort rassurante. Ici, au Québec, le mouvement_desjardins et nos grandes coopératives agricoles en sont des témoignages éloquents. Quand les gens d'un milieu acceptent de travailler ensemble, les uns pour et avec les autres, pour le bénéfice de chacun et de tous, ils se forment ainsi une force économique qui leur permette de se créer un rempart qui les protège contre ceux qui pourraient nuire à leur projet de vivre dignement dans un milieu donné. C'est d'ailleurs l'objectif que poursuit le mouvement_desjardins: regrouper les gens du Québec dans des institutions financières qui leur appartiennent afin qu'ils puissent être maîtres de leur destinée, c'est-à-dire être maîtres d'entreprises qui créent des emplois d'abord pour les gens d'ici, qui procurent dans toutes les régions du Québec les activités économiques suffisantes au mieux-être de chacun. En résumé, l'enjeu économique du Québec, dans ce monde en mutation, fait appel à une concertation active des agents économiques. Mais cette concertation ne suffira pas L'enjeu économique du Québec fait également appel à l'excellence. En effet, le Québec doit viser à être le meilleur, et ce sans relâchement. Des produits de qualité orientés vers des clientèles cibles et utilisant une technologie de pointe, voilà les grands traits de l'entreprise québécoise de demain. En somme, la qualité avant tout et dans un marché spécifique permettra aux entreprises québécoises d'assurer leur développement. Les atouts du Québec. D'ailleurs, il faut admettre que le Québec a plusieurs atouts. Pour réussir le test de la concurrence, le Québec pourra compter sur une dotation en richesses_naturelles et énergétiques, en ressources financières et humaines ainsi que sur l'accumulation de connaissances et de savoir-faire. La présence de richesses_naturelles. Ainsi, la présence de richesses_naturelles a toujours constitué un facteur de développement très important pour le Québec. Les fourrures et le bois ont pris, à l'époque coloniale, une place prépondérante. De nos jours, même si le secteur primaire a perdu de son importance relative, il n'en demeure pas moins que le développement économique reposant sur l'exploitation des matières_premières est d'une grande importance dans la mesure où il s'accompagne d'effets d'entraînement en amont (infrastructure, approvisionnement en biens et services) et en aval (transformation en produits intermédiaires ou finis). En effet, une dotation abondante en diverses ressources_naturelles ne représente pas en soi un facteur suffisant de développement. L'expérience japonaise en témoigne. Il faut les rendre disponibles en quantités suffisantes et à prix compétitifs. Par exemple, même si globalement les besoins énergétiques du Québec dépendent largement des approvisionnements extérieurs, le Québec possède un atout déterminant en ce qui concerne l' hydro-_électricité. En effet, la sécurité d'approvisionnement à long_terme en énergie, encore plus que les coûts, est devenue un facteur de localisation industrielle de première importance pour un grand nombre d'industries. Les ressources financières et humaines. D'autre part, on a longtemps déploré l'insuffisance de l'épargne au Québec. Mais aujourd'hui l'accumulation annuelle de l'épargne est en mesure de combler les besoins de financement à de nombreux projets. Les succès qu'ont connus et que connaissent toujours les coopératives d'épargne et de crédit de même que les sociétés d'assurance-vie en font foi. De plus, la création d'un régime universel de retraite a permis d'accroître sensiblement l'épargne et, la caisse_de_dépôt_et_placement_du_québec, qui entre autres administre ce régime, arrive maintenant au premier rang des sociétés de placement du Canada quant à la taille et la diversité de son portefeuille. Ainsi règle générale, le manque d'épargne n'apparaît donc plus comme un facteur explicatif et ce sont plutôt les occasions d'investir qui sont en cause. L'esprit créateur et l'élaboration d'un bon projet ont toujours exercé un attrait sur les capitaux en quête de projets productifs et rentables. Au plan des ressources_humaines, même si la situation peut encore être améliorée, de nets progrès ont été accomplis au cours des quinze dernières années. Le niveau moyen de scolarité des travailleurs québécois ne cesse de s'améliorer et la majeure partie du retard constaté au début des années_soixante se comble graduellement (universités_de_montréal et Laval - université_du_québec). C'est devenu par ailleurs un cliché de déplorer le manque d'entrepreneurship des Québécois. Si jadis, pour de multiples raisons (dont le manque de formation, la non-intégration au réseau d'information du monde des affaires, la présence des entreprises étrangères), les entrepreneurs québécois ont toujours été en nombre nettement insuffisant, depuis quelques années cependant, plusieurs indices permettent de croire que la situation est en train de changer. La création de nouvelles entreprises est en nette progression et il apparaît chaque année relativement plus de nouvelles entreprises au Québec qu'en Ontario. Plusieurs entreprises moyennes se sont regroupées pour atteindre une taille susceptible d'influencer l'évolution du secteur d'activités dans lequel elles évoluent. Les coopératives d'épargne et de crédit ont atteint une telle importance qu'elles tentent maintenant d'explorer de nouvelles voies. Les connaissances et le savoir-faire. Dans le domaine des connaissances techniques et scientifiques, le Québec a aussi fait des pas de géant. A titre d'exemple, plusieurs entreprises québécoises d'ingénierie-conseil ont acquis leurs lettres de noblesse sur le plan national et international. Les Québécois ont ainsi prouvé qu'ils pouvaient développer des connaissances et un savoir-faire qui les rendent compétitifs sur les marchés étrangers. Toutefois, malgré l'importance des connaissances accumulées dans de nombreux secteurs - communications, matériel de transport, pâtes_et_papier, production et transport de l'électricité, etc - il nous faudra améliorer la performance du Québec dans le domaine de l'innovation. Nous devrons investir encore davantage dans la recherche. Le dernier sommet sur la technologie tenu à Montréal dernièrement aura d'ailleurs eu l'effet de sensibiliser les agents économiques québécois à cette réalité. Face à la nécessité d'une reconversion industrielle permanente, l'industrie québécoise devra consentir des efforts en recherche industrielle beaucoup plus substantiels que par le passé. Cette voie offre des possibilités presque illimitées, puisqu'il est prévu qu'en l'an_2000, plus de 50% de la production mondiale sera constituée de produits et services qui n'existent pas ou ne sont pas encore des réalités commerciales aujourd'hui. Le succès de demain dépend donc largement de la capacité de percevoir les besoins et de mettre en oeuvre les moyens pour les satisfaire plus rapidement, à meilleur coût et plus adéquatement que les concurrents. Conclusion. Oui, l'enjeu économique du Québec repose sur l'élaboration d'un projet de société québécoise, sur une concertation des agents économiques et sur la recherche de l'excellence. Étant donné que l'économie, avons-nous dit, n'est pas une fin en soi, mais qu'elle n'est qu'un moyen pour contribuer au mieux-être des gens, on ne peut ignorer d'autres grands dossiers qui sont de nature également à faire en sorte que les gens puissent vivre convenablement sur ce territoire québécois. Je pense en particulier au grand problème de la protection de l'environnement, de la dénatalité et de l'immigration, aux nouvelles technologies. Et devant ces grands dossiers, il m'apparaît en fait que la question soulevée est beaucoup plus globale et pourrait s'énoncer ainsi: Face à ces défis nouveaux, le Québec ne risque-t-il pas de perdre son âme? Cette grande question, on peut évidemment se la poser à titre de simple «observateur», ou comme futurologue. On peut s'attarder à analyser ou mesurer les possibilités de disparition éventuelle des francophones d'Amérique ou encore, disserter sur ce cheminement historique d'un peuple qui, après avoir résisté pendant 125 ans à l'assimilation et s'être donné une culture bien à lui, s'est métamorphosé, sous l'effet d'une conjoncture nouvelle, en un groupement de Nord-américains «nouvelle vague» ou plus simplement de «citoyens du monde». Ou, l'autre possibilité qui est fort différente, c'est de poser cette question, non pas comme observateur, mais comme intervenant, comme «agent de résistance ou de changement». Convaincu que le Québec a vraiment une âme et convaincu que toute âme mérite d'être éternelle, nous devons réagir et faire en sorte de la protéger et en assurer sa continuité. Il me semble, dès lors, que vous aurez, face à ces préoccupations, à prendre position. Vous aurez à choisir de faire face à ces défis, soit comme observateur, soit comme intervenant. De notre côté, je puis assurer que les dirigeants du mouvement_desjardins, ce grand regroupement de coopératives québécoises, partagent ces préoccupations. Puisqu'elles interrogent notre avenir même, nous avons choisi de ne pas être de simples observateurs, mais des intervenants actifs, des partenaires déterminés.