*{ Caisses populaires Desjardins 1989 } A la faveur d'un projet durable de société au Québec. En revenant d'un récent voyage aux États-unis, je lisais dans une publication d'une compagnie aérienne un article où l'auteur reprochait à ses compatriotes d'avoir trop longtemps préconisé la théorie économique du «laisser-faire» et la liberté_des_marchés Cela m'étonna beaucoup. En faisant la démonstration que les Américains avaient perdu le contrôle de plusieurs de leurs grandes entreprises (entendre plusieurs de leurs centres de décision), il concluait qu'il fallait s'assurer, pour mieux concurrencer les conglomérats étrangers, une meilleure concertation des principaux intervenants de la société américaine. Il soutenait même qu'il fallait cesser d'écarter à tout prix le gouvernement du monde des affaires, au nom de la libre entreprise, et qu'il fallait maintenant penser autrement. L'auteur rappelait même à ses lecteurs que lorsqu'ils achetaient des biens produits ailleurs ou par des entreprises appartenant à des étrangers, ils se trouvaient à enrichir les autres et à nuire à l'économie américaine. Imaginez! Un pays grand et fort comme les États-unis qui sent maintenant le besoin d'une meilleure concertation et qui rappelle les vertus de «l'achat chez nous»! Cela n'a pu faire autrement que me rappeler bien des propos semblables souvent tenus au Québec et qu'on est malheureusement porté à écarter, sous le prétexte qu'ils énonceraient une vision rétrograde. Certes, le Québec n'a pas la puissance économique des États-unis, mais avec ses propres moyens il a su maintenir en amérique_du_nord une présence remarquée. En fait, le Québec est unique. Nulle part ailleurs, retrouve-t-on, sur un continent à très forte majorité anglophone, un regroupement francophone qui s'est forgé au cours de son histoire une culture aussi riche et qui lui est exclusive. Les Québécois et les Québécoises ont leur langue, leurs traditions et leurs coutumes. Ils ont même leur histoire, une histoire faite de courage et de persévérance puisqu'ils ont résisté à toute forme d'assimilation, eux dont la disparition a si souvent été prédite. Oui, le Québec est unique et il l'est essentiellement grâce aux personnes qui l'habitent, des gens qui parlent une langue différente de la vaste majorité et qui ont leurs particularités, donc leurs richesses culturelles. Le Québec demeurera unique tant qu'il sera habité et animé par des gens d'une culture différente, qu'il sera habité et aimé par des gens qui se savent porteurs d'une culture tellement riche qu'ils ne peuvent en priver le reste de l'univers. Les cultures méritent d'être conservées et protégées: elles constituent des richesses dont l'humanité ne peut se passer. En effet, qui rêve d'une planète habitée par un seul peuple, par des gens d'une culture unique, parlant la même langue, par ce qu'on appellerait des «terriens» ou des «citoyens du monde»? Il me semble que ce serait un monde ennuyeux et terne. Malgré tout, la présence québécoise sur le territoire nord-américain demeure fragile. Je dirais même qu'elle l'est de plus en plus. Dans un monde en pleine mutation, sur une planète qui ne cesse de rétrécir sous l'effet de moyens de communication toujours plus efficaces, les frontières sont de plus en plus perméables. Les capitaux, les biens et les personnes circulent de plus en plus librement entre les pays et nous assistons à la mondialisation des marchés financiers et commerciaux et au choc des cultures. Chacun constate qu'il peut bénéficier de tout ce qu'offre ce vaste monde, en même temps qu'il veut demeurer ce qu'il est au plus profond de lui-même. Cette mutation radicale s'opère alors qu'ici, au Québec, le système de références sûres ou le système de valeurs qui faisait que nos ancêtres formaient un peuple en marche vers une même destinée est fortement ébranlé. Nos frères et nos proches n'ont plus nécessairement les mêmes références. Je résumerais en disant que nous ne savons plus trop bien si nous sommes Québécois, Canadiens, Nord-américains ou citoyens du monde! Et, faute d'un réel projet de société, notre choix variera généralement au rythme de nos intérêts personnels. Comme peuple, en l'absence d'un projet de société, nous nous replions sur l'individualisme. Nous en venons à faire une société où nous croyons que la réussite de chacun assure le progrès du tout ou de l'ensemble, c' est-à- ire une société économique calquée sur la théorie du laisser-faire, qu'il ne tient pas compte des bénéfices de la concertation. Pourtant, si nos voisins du Sud, malgré leur puissance, commencent à comprendre que cette théorie ne leur convient plus, imaginez à quel point nous avons aussi besoin d'une vigoureuse concertation ici au Québec, à quel point s'impose une volonté collective de redevenir un peuple en marche vers la réalisation d'un projet commun. Le Québec ne peut s'isoler dans l'individualisme. Il ne peut même pas se reposer sur des solutions qui viennent d'ailleurs. Le Québec étant unique, il doit se donner des solutions permanentes propres à sa nature et à ses besoins particuliers. Il faut l'admettre, les défis sont de taille: la prise en charge de nos centres de décision, c'est-à-dire de notre économie, la protection et la restauration de notre environnement, le double problème du vieillissement de la population et de la dénatalité, la sauvegarde de la langue française, le chômage chronique, la mutation de la famille et la situation de la jeunesse sont autant de problèmes qui commandent des solutions permanentes parce qu'ils gênent notre continuité et notre développement. Pour protéger le Québec, nous devons redéfinir ensemble les valeurs qui sous-tendent notre collectivité. En cette période d'évaluation des programmes des partis_politiques qui s'offrent pour orienter les destinées de la province, il faut rechercher des propositions claires quant aux valeurs sur lesquelles pourrait se fonder notre future société québécoise. L'embêtement, c'est qu'en période électorale ceux qui cherchent à se faire élire sont contraints de chercher à plaire au plus grand nombre possible et d'élaborer plutôt des compromis entre tous les groupes influents. Les valeurs finales qui aident à trancher les grandes questions sont diluées, de sorte que, par des compromis, on cherche à respecter les valeurs de chacun. Pas étonnant qu'on ne puisse concilier protection de l'environnement et expansion économique; pas étonnant que l'on n'ait pas finalement trouvé des solutions permanentes au développement régional; pas étonnant aussi que les victoires personnelles et l'individualisme soient mis en évidence et privilégiés et que, du même coup, l'on fasse appel souvent à des organismes collectifs comme la caisse_de_dépôt et le mouvement_des_caisses_desjardins pour illustrer des impératifs tels que «protéger le Québec» et «décider en français», puisque c'est dans les moments d'insécurité que se révèle toute la force de nos entreprises inaliénables, véritables instruments permanents de développement socio-économique. Les sociétés les plus harmonieuses et les plus dynamiques sont, à mon sens, celles où la grande majorité partage les mêmes valeurs fondamentales, au profit de l'émergence d'un véritable «projet de société», une vision commune à l'égard des grands problèmes. Chaque individu doit se sentir engagé dans ce projet de société et comprendre que, faisant son bout de chemin, il contribue à l'avancement de toute la collectivité. Lorsqu'on cette une pierre à la mer, c'est toute la mer qui monte, dit la maxime. Un projet de société s'élabore autour de valeurs communes sur la base d'un consensus, par des efforts de concertation, mais ne peut pas réussir si chaque individu ne prend pas part à la solution, n'en fait pas partie intégrante. Chacun fait partie de la solution, mais c'est collectivement que nous donnerons forme à un projet de société, solidaire d'une volonté commune de remettre aux générations futures un Québec encore plus fort, plus dynamique et plus fier.