*{ Caisses populaires Desjardins 1991 } Les enjeux de la décennie. C'est pour moi à la fois un plaisir et un honneur de me retrouver avec vous aujourd'hui, et je veux remercier sincèrement ceux et celles qui ont rendu cette rencontre possible. L'intérêt du thème que j'ai choisi d'aborder avec vous ce soir, «Les enjeux de la décennie», n'a d'égal que l'ampleur des défis qu'il présente. En effet, chacun le réalise, le contexte économique dans lequel nous évoluons change rapidement, et cela d'abord en raison de la mondialisation des échanges. Nous nous retrouvons de plus en plus dans une économie planétaire, une réalité incontournable, conséquence du développement fulgurant des moyens de transport et de communication des dernières décennies. Les changements sont si spectaculaires que notre planète, en apparence, s'est considérablement rétrécie. Des défis inédits. Il en résulte que la somme des échanges de capitaux sur le plan international ne cesse de croître - on parle maintenant de millions de dollars américains et les échanges commerciaux entre pays atteignent des niveaux jusqu'ici inconnus. Ces chiffres sont révélateurs des changements économiques et sociaux dans lesquels nous sommes engagés, et nous avons raison de croire qu'ils continueront d'augmenter au fur et à mesure que se consolideront les blocs économiques et géographiques qui se forment progressivement en divers points de la planète. La nouvelle proximité des pays à laquelle donne lieu ce phénomène est à l'origine de la création de nouvelles communautés économiques ou de la signature de divers traités d'union économique ou de libre-échange. Le Canada n'y a pas échappé et a conclu un traité de libre-échange avec les États-unis, auquel se joindra d'ailleurs bientôt le Mexique. Or ces nouvelles alliances, qui se créent actuellement dans le monde, ne visent pas seulement à assurer une plus grande circulation des biens; elles visent aussi à assurer la meilleure compétitivité des entreprises, de façon à faciliter leur implantation dans des marchés nouveaux. En théorie, un traité de libre-échange permet aux entrepreneurs et aux producteurs de deux ou plusieurs pays d'avoir accès à un marché élargi, soit celui des territoires respectifs des pays signataires du traité. En ce sens, on peut dire que le Canada a fait une bonne affaire, puisqu'il donnait à ses entrepreneurs l'accès un immense marché, le grand marché américain. A l'inverse, pour les États-unis, le nouveau marché ouvert par cet accord était certes moins vaste, d'autant plus que les entrepreneurs américains occupaient déjà, malgré les tarifs douaniers, une part appréciable du marché canadien. En ce sens, le Canada sortait gagnant, du moins en théorie. Mais, en réalité, en annulant les tarifs douaniers, un traité de libre-échange fait apparaître d'une façon un peu brutale la véritable compétitivité des entreprises. Quand aucun accord de libre-échange n'existe, on réussit, par des politiques de subvention ou d'aide, ou par l'imposition de divers tarifs douaniers, à équilibrer la compétitivité des entreprises étrangères. Cependant, lorsque des accords de libre-échange sont effectivement signés, ces moyens de nivellement de la concurrence sont prohibés et ne peuvent plus exister. Or, on le sait - et cela ne découle pas de l'accord de libre-échange - , la compétitivité de plusieurs de nos entreprises canadiennes ou québécoises est actuellement handicapée, non pas tellement à cause de facteurs dont elles sont responsables, mais en raison de facteurs sur lesquels elles n'ont pas de contrôle. Par exemple, le fabricant ou le producteur d'ici doit chercher à concurrencer les entreprises américaines en assumant non seulement les taxes qu'on ajoute au prix de son produit, mais aussi la valeur d'un dollar trop élevé par rapport à la devise américaine. Il doit aussi assumer sa part des coûts de l'éventail important de programmes sociaux, dont nous sommes fiers et que nous voulons maintenir, mais que n'ont pas, en contrepartie, à assumer ses concurrents d'outre-frontières, en même temps qu'il doit assumer sa part des coûts des lourds déficits de nos différents niveaux de gouvernement. Dans les circonstances, le défi de nos producteurs est grand et, en ce sens, la décennie 90 sera véritablement, pour nous, Nord-américains, celle du «test de la concurrence». La compétitivité des entreprises canadiennes a donc diminué à un moment où, par suite de l'ouverture de nouveaux marchés, il aurait été essentiel de l'augmenter. Ce fait est aujourd'hui généralement admis. Et on admet également qu'il est nécessaire de corriger cette situation. Pourquoi? Parce qu'on voudrait que les entrepreneurs empochent de bons profits ou pour qu'ils paient des dividendes intéressants à leurs actionnaires? Non, pas vraiment. Il y a une autre raison, et elle est plus stimulante. Et je dirais que cette raison découle justement de toutes les rencontres et études, de tous les échanges des dernières années sur les enjeux des prochaines décennies et desquels s'est finalement dégagé un large consensus, au Québec, sur l'importance de travailler en premier lieu au maintien et à la création d'emplois. C'est là le grand projet social, à saveur humaine, auquel de plus en plus de gens se rallient. Et ce projet est si généreux et emballant que le consensus dont il est l'objet se fait également sur les moyens à mettre en oeuvre pour le réaliser, dont celui de contribuer à rendre nos entreprises plus compétitives. Je dirais même qu'à ce sujet, il y a aussi consensus sur les solutions: étant donné les difficultés auxquelles ont à faire face les chefs d'entreprise, on prend conscience de la nécessité de contrôler l'inflation, de laisser déprécier la valeur du dollar canadien, de maintenir les augmentations de salaires à un niveau inférieur aux gains de productivité, de réduire les coûts d'opération des entreprises, de freiner la hausse des taxes sur la masse salariale - qui, soit dit en passant, augmente deux fois plus vite ici qu'aux États-unis - et de réduire au plus tôt les dettes beaucoup trop lourdes des différents niveaux de gouvernement. Une seule voie possible: la responsabilisation. Qui doit mettre en application toutes ces solutions? Les gouvernements? Ils peuvent sans doute y contribuer. Mais, de plus en plus, on réalise que les gouvernements, laissés à eux-mêmes, ne peuvent pas grand-chose si les gens qui forment la société qu'ils gouvernent agissent quotidiennement dans le sens contraire des objectifs poursuivis. Nous réalisons, de plus en plus, que nous faisons tous, individuellement, partie de la solution: employeurs, employés, syndiqués, universitaires et politiciens bien sûr, mais aussi vous, intervenants du secteur agricole et du monde rural en général, qui n'êtes pas épargnés par les défis liés à la compétitivité des entreprises auxquels nous soumet le contexte actuel de mondialisation; en fait, chacun et chacune de nous. Il nous faut donc intensifier la concertation de tous les partenaires socio-économiques du Québec, à commencer par celle de tous les citoyens et les citoyennes que nous sommes. Car ce sont les gens - les citoyens et les citoyennes - qui font les pays. Une société est à l'image de ceux qui la font. En ce sens, si on veut vraiment combattre le sous-emploi en assurant, entre autres choses, la compétitivité des entreprises et, ainsi, faire face efficacement aux défis que nous pose la présente décennie, il nous faut, dans nos gestes quotidiens, faire preuve de cohérence, agir de façon à contribuer à l'atteinte des objectifs poursuivis. Pour rendre nos entreprises compétitives et faire en sorte qu'elles contribuent à atteindre notre objectif de faire travailler tout notre monde au Québec, la mobilisation de tous les Québécois et de toutes les Québécoises est indispensable. Tous doivent être informés des enjeux véritables et de la validité du projet, de façon à pouvoir agir en conséquence. Il faut responsabiliser ceux qui n'ont pas eu l'occasion de l'être. Or, sans doute influencé par mon expérience dans le milieu coopératif, j'ai la conviction que la participation directe des gens à l'édification de leur milieu est la façon la plus efficace de les responsabiliser. Le mouvement_des_caisses_desjardins est un bel exemple de responsabilisation des individus par la participation. Si, aujourd'hui, le réseau des caisses_desjardins est devenu une force économique Importante au Québec - en fait, la plus importante - c'est, à mon avis, parce que son fondateur, alphonse_desjardins, a cherché à responsabiliser ses concitoyens de la petite ville de Lévis face aux conditions socio-économiques déplorables dans lesquelles eux-mêmes ainsi qu'une majorité de Québécois et de Québécoises étaient maintenus au début du siècle. Témoin des injustices et des inégalités que subissaient un trop grand nombre de ses concitoyens victimes de la pauvreté, il a résolu de trouver une solution à leur dépendance financière. Or ses efforts ont porté fruit parce qu'il a d'abord invité les gens à se concerter dans la réalisation d'un même projet, fondamentalement humain de nature, un projet noble et généreux, celui qui vise à assurer une certaine dignité aux gens. Or un tel projet est nécessairement mobilisateur. Le projet d'alphonse_desjardins a manifestement réussi parce qu'après y avoir rallié les gens, il les a encouragés à trouver eux-mêmes les solutions à leurs problèmes en regroupant les forces de leur milieu. Malgré l'importance des défis du temps, il n'a pas suggéré aux gens de déménager dans les grands centres ou de revendiquer une aide extérieure, ou encore de se mobiliser pour réclamer l'assistance de l'État. Non. Parce qu'il avait foi en l'inépuisable ressource_naturelle que constituent les humains lorsqu'ils sont mobilisés et motivés, parce qu'il savait qu'en tout être humain sommeille un bâtisseur, ils les a plutôt incités à regrouper leurs ressources - humaines, matérielles et financières, si minimes soient-elles - pour se donner une plus grande force. La concertation de nos forces a d'ailleurs produit les mêmes résultats dans le domaine agricole où, aujourd'hui, les coopératives locales ont eu la sagesse de se regrouper, de façon à occuper une place prépondérante dans leur marché. Et on pourrait citer de nombreux autres exemples dans différents secteurs socio-économiques. De la même façon, le problème du dépérissement actuel de nos réglons exige le même regroupement des forces, la même concertation au sein de laquelle vous, intervenants du monde rural, avez une part déterminante à assumer. Oui, le projet de monsieur Desjardins a de toute évidence réussi. En responsabilisant des générations de gens de milliers de localités du Québec, alphonse_desjardins a jeté la semence d'un développement, d'une prospérité durable: le Mouvement existe depuis plus de 90_ans maintenant et sa présence s'affirme de plus en plus et dans un nombre toujours plus grand ce secteurs. De même par notre concertation saurons-nous, ensemble, gens du milieu agricole en tête, assurer le développement_durable que réclame avec urgence l'état actuel des régions du Québec. Il ne faut pas l'oublier, les gens vivent d'abord et avant tout dans des milieux restreints: une rue, une paroisse, un quartier, qui fait partie d'un village ou d'une ville, puis d'une région. C'est à ce niveau que la vraie vie se vit. Et plus les gens ont leur mot à dire ainsi que la capacité d'influencer leur milieu, plus la démocratie a des chances de s'épanouir, et plus le développement et la prospérité risquent d'être durables. Les gouvernements nationaux ou provinciaux ne sont pas les gouvernements des milieux; ils sont à leur service. Oui, le développement, la prospérité passent par la responsabilisation des gens et par leur concertation, et ils deviennent durables à travers les organisations que les gens se donnent et qu'ils font en sorte d'influencer. Quand une organisation appartient à ceux qui en font usage et que ces derniers ont la possibilité d'agir directement sur elle, cette organisation est assurée de la durée de vie que ses propriétaires-usagers, par leur engagement, font en sorte de lui accorder. En ce sens, elle est définitivement durable. C'est le cas des caisses_desjardins: elles sont permanentes et inaliénables. Mais, je le répète, ceci implique d'abord et avant tout que tous se mobilisent autour dans un projet commun, un projet généreux et humain, et qu'ils adoptent la nécessaire vision à long_terme qui le sous-tend. Or il me semble que nous avons devant nous, au Québec, un tel projet, ce grand projet mobilisateur qu'est la création d'une société faite pour tous, où chacun, chacune trouve toute la place et toute la dignité auxquelles il a droit. Or nous l'accomplirons, ce projet, pour autant qu'il aura mobilisé l'ensemble de la société québécoise, dans un grand effort collectif où chacun, soucieux de la cohérence de ses actes avec ceux des autres, fera, dans sa vie de tous les jours, les gestes qui s'imposent. Comme Québécois, nous devons agir ensemble et, devant les défis nouveaux, nous devons nous rendre à l'évidence qu'il n'y a plus de place pour l'individualisme, pour le repli sur soi, pour les luttes internes, dans le Québec d'aujourd'hui. Je pense que le temps de la lutte des classes - celle qui a opposé traditionnellement employeurs, syndicats et consommateurs - est dépassée. Aujourd'hui, l'adversaire, ce n'est pas le patron, le syndiqué, le voisin. Non, dans une économie planétaire comme celle dans laquelle nous vivons depuis quelques années, l'adversaire celui qui ne pense pas comme nous et qui ne voit pas l'avenir de la même façon que nous - vient d'ailleurs. Il nous faut être réalistes, nous sommes un grand peuple, mais nous sommes peu nombreux: 98 % de la population qui nous entoure se distingue de nous. Dès lors, nous n'avons pas les moyens de diviser nos forces. Nous n'avons qu'un choix, celui de la concertation dans un véritable projet commun, auquel les acteurs socio-économiques, les producteurs agricoles, les gestionnaires que nous sommes contribuent par leurs gestes quotidiens. Ce projet, c'est de participer à la construction d'une société équitable. C'est ainsi, je crois, que nous nous engagerons sur la voie du développement et de la prospérité durables.