*{ Caisses populaires Desjardins 1992 } L'éthique des affaires. Je voudrais d'abord remercier le vice-président de votre Corporation, monsieur charles_dorion, de son aimable présentation et vous dire à quel point j'apprécie l'occasion qui m'est donnée de venir échanger quelques idées avec vous. Depuis quelques années, les questions d'éthique retiennent beaucoup l'attention, et notamment celle des administrateurs, des gestionnaires d'entreprises et du monde des affaires en général. De plus en plus de gens d'affaires en effet ont des préoccupations qui dépassent les cadres étroits de la rentabilité et de la santé économique de leur entreprise et portent un intérêt grandissant aux grandes questions qui interpellent notre société. C'est réconfortant, car si de temps à autre, d'une façon cyclique, nous parlons de crise économique, comme c'est le cas présentement, il faut admettre que le problème avec lequel le Québec, et sans doute aussi d'autres sociétés industrialisées, sont aux prises depuis quelques années est bel et bien celui d'une crise plus profonde qui est en fait une crise de valeurs. Une telle crise est, de toute évidence, plus complexe qu'une crise économique et beaucoup plus longue et ardue à surmonter. Car une société qui a perdu contact avec les valeurs qui orientaient son action et qui, donc, n'arrive plus à assurer l'équilibre essentiel entre les deux est une société en perte d'identité, qui risque d'être de plus en plus démunie pour faire face efficacement aux crises économiques qu'elle aura à vivre immanquablement. En effet, la solution de crises économiques requiert l'adhésion de tous les partenaires socio-économiques d'un milieu à un projet commun où chacun est guidé par des valeurs largement partagées. Or autant notre soumission à un état_providence que la tendance moderne à une super spécialisation des fonctions nous ont conduits à un individualisme grandissant où nous nous sommes cloisonnés progressivement dans les limites de nos activités respectives, enfermés à l'intérieur des clôtures dont on a entouré nos petits domaines. Pourtant, une société forte et dynamique ne peut raisonnablement se bâtir par des gens repliés sur eux-mêmes, préoccupés par leurs seuls intérêts personnels et qui n'agissent qu'en fonction de leurs besoins immédiats. Au contraire, une société dynamique est une société animée par un projet d'avenir qui réserve une place à chacun et à chacune, et où chacun travaille, mû par les mêmes valeurs, de façon que ce projet se réalise. La générosité d'un tel projet est certes plus stimulante que la perspective du simple succès individuel. En ce sens, il est heureux que les gens d'affaires s'intéressent aux grandes questions de l'heure et qu'ils acceptent d'en discuter. C'est ainsi que s'opère ce que j'appelle le «décloisonnement des esprits» par lequel chacun, considérant l'être humain non pas comme un simple consommateur ou un simple producteur, mais comme un être complet et global, apporte, selon sa spécialité, sa contribution à l'édification d'une société plus juste et plus humaine. Car l'essentiel, à mon avis, c'est d'abord de savoir ce que nous voulons comme société: est-ce une société du «chacun-pour-soi» ou une société du «chacun-pour-tous»? Personnellement, sans doute influencé par ma carrière dans le monde de la coopération, j'ai toujours cru que le tout était plus important que la partie puisque, lorsque le tout fonctionne bien, il y a plus de chances que ses parties s'en portent mieux. C'est ce que nous enseigne la théorie de la coopération par sa règle du «un pour tous, tous pour un» ou ce qu'alphonse_desjardins appelait «l'union pour la vie au lieu de la lune pour la vie». Malheureusement, je pense que nos sociétés contemporaines ont plutôt cherché à agir dans le sens opposé de cette règle et en sont venues à croire que, si chaque partie du tout fonctionne bien, chacune à sa façon, selon ses propres règles, et non pas nécessairement en vertu d'un même objectif, d'une même éthique ou d'un même système de valeurs, on finirait par créer une société heureuse et dynamique. Chacun, par ses propres moyens, faisant son propre bonheur, finirait par créer une société heureuse. Or, on le sait, il n'en est jamais ainsi. L'humain doit constamment faire face à ce paradoxe qui fait de lui, d'une part, un être foncièrement individualiste, condamné, d'autre part, à vivre en société, c'est-à-dire à être un être social, qui doit vivre avec et par les autres. Il voudrait que tout existe pour lui, mais doit vivre avec d'autres qui espèrent la même chose, ce qui l'oblige au partage. Il voudrait la pleine liberté, mais se heurte à celle des autres, ce qui l'oblige à se restreindre. Il voudrait toujours avoir raison, mais se heurte au raisonnement des autres, ce qui l'oblige au respect des autres. En somme, malgré son individualisme, l'humain réalise que ce n'est que lorsque l'être individualiste qu'il est se transforme en être social que l'ensemble de la société fonctionne mieux et que, finalement, chacun y trouve son compte et sa satisfaction. L'union pour la vie vaut beaucoup mieux que la lune pour la vie. Au jeu de la lune pour la vie, il y a des gagnants, mais surtout des perdants. Mais lorsque les gens se rejoignent dans un projet où prévaut l'union pour la vie, lorsqu'ils choisissent le «chacun-pour-tous», ils cherchent en somme à faire en sorte qu'il n'y ait que des gagnants. C'est en ce sens que l'éthique est essentielle, une éthique de société dans laquelle s'intègrent toutes les éthiques, et notamment celle des affaires. Les préoccupations éthiques sont essentielles parce qu'elles placent l'être humain au coeur de toutes nos réflexions, nous rappelant que nous ne sommes pas faits, nous les humains, pour vivre dans des économies, mais pour vivre dans des sociétés. L'humain devient dès lors la principale et essentielle ressource_naturelle. C'est pour cette ressource que la société existe, et c'est cette ressource qui constitue le centre de toutes nos actions. Les préoccupations éthiques sont essentielles, car ce sont elles qui nous font non seulement nous indigner, mais aussi agir face à l'accroissement de la pauvreté, face à l'analphabétisme, à la malnutrition et à la maladie. Ce sont elles qui nous font non seulement nous indigner, mais aussi agir face à la persistance du chômage et à tous les maux sociaux qui en découlent: désengagement de la jeunesse, dénatalité et crise de l'environnement pour ne citer que ceux-là. Les préoccupations éthiques deviennent alors une occasion de repenser et de réévaluer la grille des valeurs dont s'inspire, à bien des égards, notre monde contemporain et de jeter un oeil critique sur nos comportements et nos attitudes comme êtres sociaux. Ce sont de telles préoccupations qui nous permettent en outre de remettre en question le cloisonnement trop étanche entre l'individuel et le collectif, entre l'économique et le social, et qui nous forcent à repenser le rôle et les responsabilités que doivent assumer les entreprises notamment dans la définition d'un projet de société plus favorable au développement de l'humain. Parler éthique, en somme, surtout à des gens d'affaires, c'est réfléchir sur la forme et la mesure de la responsabilité sociale. Et se donner une éthique des affaires, à mon sens, c'est se donner une identité, c' està-dire assurer une certaine harmonie ou cohérence entre ses valeurs et ses actions, en axant ces valeurs sur la réalisation du généreux projet de société dont je parlais tout à l'heure. On ne peut, par conséquent, déplorer ou dénoncer des choses et simplement demander aux autres de les régler. L'éthique nous commande d'agir nous-mêmes de façon que ce que nous recherchons, dans la société, se réalise. Exemple: nous déplorons tous aujourd'hui la diminution de la compétitivité de nos entreprises, surtout les entreprises manufacturières. Nous savons que cette compétitivité est essentielle à la création d'emploi et à une reprise plus vigoureuse de l'activité économique chez nous. Or nous sommes très habiles pour trouver toutes les explications de cette perte de compétitivité: les prix industriels ont augmenté à cause de diverses taxes (en particulier la TPS), ce qui fait pression sur les coûts unitaires de la main-d'_oeuvre et qui a amené notre balance commerciale à chuter lamentablement, avec pour conséquence que le déficit de celle-ci est passé de 16 milliards qu'il était en 1980 à 28 milliards de dollars en 1990, pendant que les exportations québécoises passaient, pour leur part, de 21 % à 15 % du PIB québécois et devenaient donc déficitaires de 4,2 milliards en 1990. A cela on ajoutera: - que le dollar canadien est trop élevé par rapport à sa valeur réelle, et qu'il est trop élevé à cause des pressions que nous lui taisons subir nous-mêmes pour financer, par des emprunts en dollars canadiens sur les marchés internationaux, le déficit beaucoup trop lourd de nos gouvernements; - que nous devons supporter les coûts de différents programmes sociaux dont nous sommes fiers et que nous ne voulons certainement pas perdre; - que nos coûts unitaires de main-d'_oeuvre augmentent à un rythme deux fois plus élevé que celui des concurrents. Or, si la compétitivité de nos entreprises est essentielle - surtout pour la création d'emplois - il est évident que ni les gouvernements, ni les gens d'affaires, ni les syndicats, et encore moins les consommateurs ne pourront, seuls, parvenir à la rétablir (exemple du forum_pour_l'_emploi). C'est donc ensemble, dans la poursuite d'un objectif commun et connu - et selon une éthique connue -, que nous pourrons réussir à rétablir rapidement la situation. Car, en effet, on ne peut exiger la réduction des dettes publiques et en même temps refuser systématiquement de payer la note ou exiger un accroissement des services gouvernementaux. On ne peut non plus espérer réduire les coûts de main-d'_oeuvre en exigeant le gel du salaire des autres, mais en bonifiant ses propres revenus au nom du rattrapage ou du rendement exceptionnel. Nous sommes faits pour vivre en société, disions-nous, et dès lors, nous ne pouvons nous cloisonner dans les règles étroites de l'économie. En ce sens, l'entreprise d'aujourd'hui est autant une institution sociale qu'une organisation strictement économique que régit la seule loi de la concurrence. Elle est bien davantage un partenaire social, qui se préoccupe de plus en plus des grands enjeux contemporains, qu'un simple agent économique à la recherche du simple profit à court terme. L'éthique des affaires exige une vision globale de la société, une vision à long_terme, une vision de permanence. En tant qu'institution intégrée à son milieu, l'entreprise a donc une obligation implicite de définir des politiques, de prendre des décisions, d'établir une stratégie, d'adopter une ligne de conduite et d'action qui soit en conformité avec l'établissement d'une société qui fait travailler tout son monde et qui donne une juste place à chacun. La démocratie. L'établissement d'une véritable éthique des affaires exige donc une véritable conscience sociale élargie, tant chez nos gens d'affaires que chez les autres groupes de citoyens. Or, pour développer cette conscience, chacun doit rechercher la meilleure information possible, non pas d'une façon passive, mais en s'engageant activement dans son milieu. D'ailleurs, les nouveaux impératifs de la démocratie l'exigent. Si, autrefois, toutes ces grandes questions étaient laissées aux politiciens - des représentants du peuple élus aux quatre ans -, aujourd'hui, la démocratie s'exerce au jour le jour, sous la pression exercée par différents groupes: patronat, syndicats, citoyens, professionnels, etc. Pour exercer une véritable influence aujourd'hui en démocratie, il faut connaître les vrais enjeux et être capable de faire des choix éclairés. Si la liberté repose surtout sur l'obéissance volontaire, la conscience et l'éthique, la démocratie, elle, repose sur le respect mutuel, la responsabilité sociale et s'alimente à la source de l'éducation et de l'information. L'éducation et l'information, en effet, sont l'oxygène de la démocratie. Il en va de même pour les administrateurs et l'ensemble des gens d'affaires. Et c'est pourquoi ils se font de plus en plus nombreux à mettre de côté la pudeur qu'ils ont traditionnellement manifestée à l'égard des grands débats sociaux et politiques pour s'y engager et prendre la parole. Ils ont compris qu'il est non seulement dans leur propre intérêt, mais aussi dans celui de la société démocratique elle-même, de s'exprimer autrement et ailleurs que derrière les portes closes des salies de conseil d'administration. Il y a de nombreux exemples qui témoignent de cet engagement social des gens d'affaires il suffit de penser à ces lieux inédits de concertation que sont le forum_pour_l'_emploi, le Rendez-vous économique du secteur_privé, les nombreux sommets économiques régionaux organisés au cours des dernières années, les États généraux du monde rural et, bientôt, les États généraux de la coopération ainsi que les nouveaux «contrats sociaux d'entreprises» signés récemment entre le patronat et les syndicats. L'engagement social de l'entreprise fait donc partie des exigences nouvelles de la société, qui s'attend à ce qu'elle se comporte en citoyen responsable. Malheureusement, il n'existe aucun mécanisme pour évaluer et mesurer adéquatement la façon dont celle-ci s'acquitte de cette responsabilité. Le PNB sen à mesurer la production marchande, la quantité de biens produits, mais la mesure des aspects qualitatifs de notre vie sociale et économique exige d'autres instruments. Pour une comptabilité sociale. Il me semble qu'il y aurait lieu de concevoir des moyens pour déterminer le rendement social des entreprises, de mettre sur pied une espèce de système comptable grâce auquel les parties intéressées - les gouvernements, les employés, le public en général - pourraient examiner la performance de l'entreprise sur le plan social de la même façon qu'on peut évaluer sa performance économique à partir d'états financiers. Car, en effet, à quoi sert une entreprise qui bat tous les records de profits pour ses quelques actionnaires si elle contamine tout l'environnement des autres, exploite ses clients et enrichit des étrangers? Évidemment, pour que ceci soit bien fait, il faudrait que l'éthique des affaires soit reconnue comme faisant partie du paysage social puisqu'il faudrait d'abord développer un ensemble de critères et d'indicateurs qui permettraient de définir quelles sont les performances de responsabilité sociale des entreprises et comment elles doivent être mesurées et évaluées dans l'ensemble du contexte social. Le but de cette comptabilité sociale serait de permettre de juger dans quelle masure les entreprises remplissent leur responsabilité sociale et jusqu'à quel point elles contribuent à la solution des grands enjeux sociaux et à l'établissement de la société meilleure à laquelle aspirent ses membres. On pourrait imaginer un nouvel indice: le IIS, l'indice de l'impact social, lequel permettrait: - d'abord, d'identifier et de mesurer la contribution sociale nette de chaque entreprise; cette contribution n'inclurait pas seulement les coûts et les bénéfices internes de l'entreprise, mais surtout ceux découlant de ses rapports avec la société; - ensuite, de déterminer si les stratégies et les pratiques des entreprises qui affectent directement les individus, les institutions, les groupes_sociaux et l'environnement sont compatibles avec les priorités sociales largement reconnues et les aspirations légitimes des citoyens; - enfin, de mettre à la disposition de tous les citoyens, groupes et institutions concernés, les informations pertinentes sur les objectifs sociaux de l'entreprise, ses politiques, ses programmes, ses performances et sa contribution aux buts sociaux. L'entreprise idéale serait dès lors celle qui contribuerait à hausser le PIB, permettant ainsi sans doute un meilleur partage de la richesse. Ce serait aussi celle qui aurait de bons indices de rendement, ce qui réjouirait ses actionnaires, mais qui, en même temps, aurait un IIS élevé, ce qui réjouirait les clients de l'entreprise et les citoyens en général. Car les défis actuels sont nombreux et déterminants pour l'économie québécoise et leur solution concerne tous les secteurs sociaux. Pour relever ces défis, il nous faudra une grande capacité de concertation et, surtout, une éthique largement partagée. Une telle lutte pour un plus grand bien commun mettra donc à l'épreuve notre sens de l'éthique et de la responsabilité sociale. Il n'en tient qu'à nous, et notamment aux administrateurs d'entreprises que vous êtes, de relever ce défi au nom d'une société plus juste, plus humaine et plus solidaire.